samedi 6 avril 2019

Romain Bertrand : «La quête des mots justes pour décrire la nature implique de l’attention au monde»

Par Sonya Faure et Catherine Calvet — 

Dessin CHRISTELLE ENAULT

A court de mots, nous sommes bien incapables aujourd’hui de détailler un scarabée, un papillon, l’orée d’une forêt… Dans son dernier livre, l’historien fait revivre la pensée des naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles. Un éclairage sur un savoir disparu révélateur de notre éloignement du monde naturel.

Par quelle malédiction avons-nous perdu ces mots ? Dans le Détail du monde, l’art perdu de la description de la nature (Seuil), l’historien Romain Bertrand retrace la quête de naturalistes, savants ou poètes, qui, jusqu’au début du XXe siècle encore, s’était donné pour mission de trouver le mot juste pour décrire les spores de la fougère ou la carapace du scarabée. Du géographe Alfred Wallace à Francis Ponge ou à l’incroyable Tom Harrisson, l’un des pères de la sociologie, aujourd’hui presque oublié, ils parlaient sur le même ton de la plante, de l’animal ou de l’homme. «Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment», écrit Romain Bertrand, directeur de recherche au Centre de recherches internationales. L’historien était jusqu’ici connu pour son travail sur les conquêtes espagnoles ou hollandaises à Manille ou à Java, ou pour avoir théorisé «l’histoire à parts égales» (1), qui cherche à confronter les récits européens dominants à ceux des mondes non-occidentaux. Cette fois, c’est entre l’homme et la nature qu’il veut renouer le dialogue. Son livre tient davantage de «l’évocation poétique» que des règles ordinaires de la démonstration.
A la fin du Détail du monde, vous notez que ce livre est le «fruit d’une rêverie». Pourquoi cet ouvrage, qui semble différent de vos précédents travaux ?
Lors d’un de mes voyages à Bornéo, au Sabah [Malaisie, ndrl], sur les traces d’un des personnages de mon prochain livre, j’ai pris conscience que je n’avais pas les mots pour décrire de tels paysages. Si je sais faire la description d’un palais, je manquais de mots pour dire un lagon ou une jungle. Or, au moment même où je cherchais à désigner ces êtres naturels, ils étaient en train de disparaître. J’ai vu à Bornéo une dévastation à l’état pur. Je me rends en Asie du Sud-Est depuis vingt-cinq ans. Des lieux que j’avais découverts déjà abîmés sont aujourd’hui littéralement pulvérisés par la culture du palmier à huile. Par milliers d’hectares, la jungle est rasée pour y planter ces arbres sous lesquels rien ne pousse ou presque.
Y a-t-il un lien entre l’incapacité contemporaine de nommer les animaux et les plantes, et leur disparition bien réelle ?
Le lien est indirect. Les choses n’ont heureusement pas besoin de nos mots pour exister. Mais le travail de dénomination, la quête des mots justes pour décrire la nature, implique de circonscrire un temps de l’attention au monde. J’ai grandi dans un village de campagne, en Auvergne. J’ai pêché à la main, j’ai chassé avec mon père… C’était certes une attention destructrice à la nature, mais du moins y avait-il encore un peu de temps passé avec elle. Si l’on ne sait plus ce qu’est un élytre, c’est parce que plus personne aujourd’hui ne se préoccupe de regarder un scarabée de près. Quand la question a surgi en moi, ont resurgi aussi tout un ensemble de lectures. Le grand naturaliste du XIXesiècle Alfred Russel Wallace - dont les carnets d’observation prouvent que mille mots existaient pour décrire les êtres naturels ! -, mais aussi Goethe, Humboldt, Bernardin de Saint-Pierre [l’auteur de Paul et Virginie, ndlr], D. H. Lawrence, Francis Ponge et le Parti pris des choses…
Vous montrez justement que la description du monde a longtemps mêlé art et sciences.
Le grand partage entre sciences naturelles et poésie, peinture ou littérature est relativement récent : c’est à la fin du XIXe siècle que divergent vraiment les savoirs de la description. Les plus grands naturalistes sont des portraitistes formidables de la nature. Goethe a écrit un traité des couleurs, et se passionnait pour les minéraux… Quant aux dessins de méduses du biologiste allemand Ernst Haeckel [qui inventa le mot «écologie», ndlr], ils seront des modèles pour l’art nouveau. Mais tout cela éclate dans les premières décennies du XXe siècle. On ne peut plus être savant et poète.
Qu’est-ce que ça change ?
Lorsque la séparation n’était pas installée entre art et science, entre savoirs littéraire et naturaliste du monde, le rêve d’une description en surface des choses primait : leur éclat, leur texture, leur couleur. Elles étaient saisies une à une, dans l’instant de leur apparition. Darwin, par exemple, se servait d’un nuancier établi par un minéralogiste allemand, qu’il avait en permanence avec lui. Il tenait impérativement à ce que la couleur des flots -indigo ou bleu de Berlin - soit consignée dans ses carnets. L’art de la description du monde était une pratique très équipée : Humboldt partait en expédition avec ses boussoles, ses pendules, ses eudiomètres à phosphore (pour mesurer les variations de volume des mélanges gazeux), ses cyanomètres (qui graduaient le bleu du ciel)… Cette quête magnifique et impossible de la mesure exacte du monde se lit aussi dans une anecdote rapportée à propos du peintre Louis Tinayre, qui accompagnait le prince Albert Ier de Monaco dans ses expéditions océanographiques. Pour ne pas avoir de rupture de ton du monde à la toile, Tinayre trempe son pinceau directement dans la bile d’une tortue marine à l’agonie. Quelle est la couleur parfaite des êtres, sinon celle de leur sang ?
Car tous les personnages qu’on croise dans votre récit ne se contentent pas de rester en surface des choses…
Tous ces naturalistes massacraient par brassées les êtres qu’ils observaient - papillons, scarabées, grands singes… Leur rêve de complétude a aussi donné naissance à la biologie de l’incision. Il fallait aller voir à l’intérieur des êtres pour les connaître. Cette dualité entre la contemplation et la mort est fascinante. Prenez le peintre John James Audubon, dont les toiles représentant les flamants roses du Mississippi «croqués sur le vif» ornent tant de salons américains. En réalité, Audubon, «pionnier de l’environnementalisme américain», était un fou du carnage. Et peignait d’après des cadavres d’oiseaux épinglés sur des petites planchettes en bois. A partir du XIXe siècle surtout, le souci des surfaces se mêle à une pulsion de l’incision qui va finalement prendre le dessus. On s’est convaincu que la biologie relevait avant tout de l’art de l’entaille. Or, quand on ouvre un être, quand on le ramène à ses constituants génériques, il s’évanouit en tant qu’existence individuelle. Les intestins ne disent tout de même pas exactement la même chose qu’un visage. Dès qu’on ouvre les êtres, on bascule dans la loi des séries. Et l’empathie s’évanouit. On sacrifie l’individu aux ensembles, aux cheptels, animaux ou humains. Quelque chose de terrible, déjà, s’annonce. Ernst Haeckel, que la nature éblouissait tant, était aussi l’un des théoriciens racialistes et pangermanistes du début du XXe siècle.
Il existait pourtant en Europe une longue tradition d’observation.
La pensée analogique de la Renaissance a donné les bestiaires, les premières descriptions d’espèces en fonction de leur surface, de leur teinte et de leur texture. Mais il y a eu une bifurcation, au sortir du XVIIIe siècle, et cette tradition s’est trouvée délégitimée. Nous payons cher aujourd’hui le ricanement de Foucault, dans les Mots et les Choses, à l’encontre de ces savoirs-là. Evidemment, on peut sourire quand on lit les théologiens naturels de la fin du XVIIIe siècle, qui persistent à classer dans la même catégorie tout ce qui a une corne, le toucan comme le rhinocéros, parce que «Dieu l’a voulu ainsi». Sauf que ce classement en surface des choses impliquait de s’en émerveiller - et donc d’en prendre souci. Voyez à quel point le langage commun a disqualifié cette connaissance par assonances : «les apparences sont trompeuses», dit-on ; «il faut aller au fond des choses»… Au point où nous en sommes aujourd’hui, quand tout ce qui pouvait être foré sur la planète l’a été, il faut peut-être se dire que rester à la surface des choses avait du bon aussi.
Vous rappelez que la simple observation a permis de réelles découvertes scientifiques.
Wallace est le co-inventeur de la théorie de l’évolution avec Darwin, mais c’est aussi un grand explorateur, qui a passé quatre ans en Amazonie et huit en Indonésie. Dans ses textes, il décrit la viscosité des mangroves, la sensualité des racines. Il observe aussi les orangs-outans, qui ont des canines formidables, faites en théorie pour mastiquer la viande… Or, ils ne sont pas carnivores. Les naturalistes du temps affirment que ces canines leur servent à se battre. Mais Wallace les observe en pleine nature et note qu’ils ne se mordent jamais, et jouent plutôt de leur force musculaire. A quoi servent donc ces dents ? Wallace répond : peut-être à rien. Toute la théologie naturelle, toute la lecture fonctionnaliste de la création s’effondrent. A partir d’une observation d’êtres vivants - il y a peut-être dans la nature des choses qui n’ont pas d’utilité -, Wallace pressent la loi de l’évolution, qui laisse des traces de stades antérieurs. La nature a une histoire, et Wallace n’a pas eu besoin de tuer pour le comprendre.
On découvre aussi qu’il existait, dès le XVIIIe siècle, une résistance à l’anthropocentrisme. Pourquoi ?
Le grand rêve d’Alexandre de Humboldt, un naturaliste de génie qui fit l’inventaire de plusieurs milliers d’espèces de plantes et d’insectes et fonda la Société de géographie, était de décrire tous les êtres sur le même ton, à même hauteur de casse : l’homme, le chimpanzé, le gypse ou le palmier. L’homme est une chose parmi les choses. Dans la première moitié du XXe siècle, on trouve les derniers feux de cette ambition chez l’ornithologue Eliot Howard, qui voulait penser avec les foulques, ou dans les travaux de Tom Harrisson. Il ne s’agit pas seulement pour eux de donner une égale dignité aux hommes et aux animaux. Il existe à leurs yeux un monde et des valeurs vus depuis chaque être.
Qui est Tom Harrisson, ce personnage incroyable à la fois ornithologue, sociologue, agent colonial ?
En France, il est quasiment inconnu. Mais la Grande-Bretagne le redécouvre depuis une quinzaine d’années. Ses archives sont une mine sur les cultures populaires des années 30. C’est un passionné d’ornithologie - et c’est une clé très puissante de son projet. En 1937, il fonde le Mass Observation Project, qui veut décrire les classes populaires britanniques comme lui-même décrivait les oiseaux : avec une précision qui confine à l’obsession. Ses enquêteurs doivent - discrètement - tout consigner : à quelle heure les gens sortent de chez eux, à qui ils parlent, de quelles couleurs sont leurs souliers. Harrisson envisage d’enquêter aussi bien sur l’antisémitisme que sur les plantes d’intérieur ou les paris sportifs. De tous les points de vue, il est précurseur : c’est l’enquête immersive bien avant la sociologie de l’Ecole de Chicago. C’est aussi une pensée antispéciste, car Harrisson parle des hommes des faubourgs et des indigènes de Bornéo comme des oiseaux qu’il a observés. Lors d’un entretien, dans les années 60 à la BBC, au journaliste qui lui oppose que son projet n’était pas bien sérieux puisqu’il ne sondait ni n’interrogeait les gens, Harrisson répond : «Mais pose-t-on des questions aux oiseaux ?»
Vous dites être parti à la recherche d’un langage aujourd’hui perdu. Mais les mots justes pour dire la nature ont-ils jamais existé ?
Tel Goethe qui reste muet au sommet du Saint-Gothard, faute de pouvoir rendre la tempête qui s’y déchaîne, aucun savant, aucun poète n’a jamais eu les mots pour dire parfaitement la nature. Ce n’est pas un aveu d’échec : c’est une reddition, certes, mais au sens amoureux du terme. C’est le moment où l’on accepte de se laisser envahir par le bruit du monde, où l’on convient que c’est lui qui écrit le mieux. Toutefois, il a existé beaucoup plus de mots pour dire le monde naturel qu’il n’en existe aujourd’hui, c’est évident. Elytre. Tarse. Ocelle. Qui sait aujourd’hui ce que cela veut dire ? Il est pourtant impossible de décrire le moindre scarabée ou le moindre papillon sans ces trois mots. L’éditrice de mon livre m’a demandé un jour si je voulais y ajouter un glossaire. Non ! Je veux que le lecteur éprouve lui-même la perte de tous ces mots.
(1) L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, Seuil (2011).

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