vendredi 5 avril 2019

Par Alex Alber, Sociologue à l'université de Tours, chercheur associé au CETT-CNAM — 


A La Défense (Hauts-de-Seine). Plus on monte dans la hiérarchie, plus on se tutoie.
A La Défense (Hauts-de-Seine). Plus on monte dans la hiérarchie, plus on se tutoie. Photo Pascal Aimar. Tendance floue

Signe extérieur d’une certaine volonté égalitariste, le tutoiement des supérieurs hiérarchiques ne fait que masquer des rapports de domination toujours bien présents.

Au travail, faut-il tutoyer ou vouvoyer notre supérieur hiérarchique direct ? Cette question, tout le monde se l’est posée un jour et, s’il est encore bienvenu de commencer par le «vous», le tutoiement semble aujourd’hui s’imposer dans une majorité de situations. Près des deux tiers des salariés du secteur privé tutoyaient leur n + 1 d’après les données d’une enquête de 2006 (1), et il y a fort à parier que ce chiffre est maintenant plus élevé.
Plus égalitaire, plus moderne, plus simple, le tutoiement n’a apparemment que des avantages face à un vouvoiement qui semble de plus en plus guindé, formel, distant ; un héritage d’Ancien Régime qui sépare les conditions sociales, une frontière linguistique qui souligne autant qu’elle produit les inégalités statutaires. A l’inverse, le «tu» signifie autant qu’il revendique l’égalité. Puisqu’on se tutoie entre égaux, il faut parfois franchir délibérément cette frontière pour espérer le devenir réellement. La large diffusion du tutoiement au travail peut donc apparaître comme le signe d’une modernisation des organisations productives, enfin affranchies des frontières statutaires d’inspiration militaire qui les caractérisaient au XXe siècle. En abandonnant peu à peu l’usage du vous, les entreprises sont-elles pour autant devenues plus égalitaires ? Rien n’est moins sûr. Une analyse détaillée montre que la situation est plus contrastée. Non seulement le vouvoiement résiste chez les plus dominés, mais le tutoiement est porteur de logiques managériales qui le rendent très ambigu.
L’enquête montre d’abord que tous les salariés n’ont pas les mêmes chances de tutoyer leur chef. Certains groupes sociaux accèdent moins facilement que d’autres à la revendication d’égalité que contient cette pratique. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on se tutoie : les cadres tutoient plus leur chef que les agents de maîtrise, qui le font plus que les employés et les ouvriers. Les hommes également tutoient plus souvent leur chef que les femmes : ils sont 71 % à leur faire, contre 49 % des femmes. Cet écart très significatif a sa part de mystère. L’explication la plus évidente est que les femmes ont souvent des chefs hommes, et qu’elles évitent par prudence un registre trop familier avec eux. Le fait est qu’il est moins fréquent de tutoyer un(e) n + 1 qui n’est pas de notre sexe. Cette règle vaut d’ailleurs pour les hommes comme pour les femmes mais ces dernières tutoient toujours moins leur chef, même lorsqu’il s’agit d’une autre femme. Dans tous les cas, elles  «se le permettent» donc moins que les hommes. Au plafond de verre qui limite leur progression, il faut peut-être ajouter un «plafond de verbe» qui traduirait leur plus grande difficulté à s’identifier aux détenteurs du pouvoir. L’âge joue aussi un rôle : d’une manière générale, il est plus rare de tutoyer un chef plus âgé que nous, même si les jeunes semblent avoir moins de mal à franchir les frontières générationnelles que leurs aînés. Bref, le tutoiement n’est pas encore pour tout le monde. Loin d’être un feeling entre deux personnes, il répond toujours à des codifications sociales assez stables et les frontières sociales qu’il signale sont toujours agissantes.
On peut ensuite se demander dans quels contextes de travail le tutoiement s’impose le plus facilement, s’il répond à une demande des salariés eux-mêmes et s’il s’accompagne effectivement de rapports hiérarchiques plus égalitaires. Est-il vecteur de changement réel au travail ou s’agit-il d’une simple mode inspirée du pronom unique des anglophones (le vous en l’occurrence) ? Certains signes laissent à penser qu’il n’arrive pas forcément de lui-même dans les organisations et qu’il peut être un outil de management à part entière. D’après les données de l’enquête, il va de pair avec des contextes professionnels changeants : l’introduction de nouvelles méthodes de travail, les changements de direction, les rachats ou les restructurations. Il caractérise également les organisations où le contrôle du travail est à la fois plus distant et plus espacé : celles dans lesquelles les salariés sont libres d’organiser leur activité comme ils l’entendent, de proposer des améliorations, de monter des groupes de projet, etc. C’est aussi dans ces mêmes secteurs que les objectifs chiffrés et les parts salariales variables sont les plus répandus. Autant de méthodes qui «responsabilisent» les salariés en individualisant leurs conditions d’emploi, quitte à faire peser sur eux une pression accrue. Tels sont les paradoxes du travail soumis au néomanagement : plus d’autonomie, d’initiatives, mais un contrôle plus étroit des résultats.
Dans un tel contexte, le pouvoir change de visage, et avec lui la manière d’exercer la responsabilité hiérarchique. Le tutoiement peut s’imposer et devenir anodin puisque l’organisation euphémise les dimensions conflictuelles du travail et masque les rapports de domination. Au petit chef tatillon, qui contrôlait le travail par-dessus l’épaule et tenait sans doute à faire valoir sa supériorité, a peu à peu succédé un manager ayant renoncé à certains attributs visibles du pouvoir pour mieux se parer de tous les attributs de la proximité. Sous le règne du néomanagement, ce sont les normes, les procédures, les chiffres, les «tableaux de bord» et autres «reportings» qui exercent le contrôle effectif du travail. Dans un tel univers, les n + 1 peuvent bien desserrer leur cravate et se présenter en simples rouages d’une pyramide évaluative dans laquelle ils sont eux-mêmes pris. Il y a toujours quelqu’un au-dessus d’eux pour incarner l’implacable exigence de productivité qu’ils ne feraient que transmettre à leurs subordonnés. Dans ces conditions, que reste-t-il à contester pour leurs subordonnés ? A qui s’en prendre ? Le pouvoir est ailleurs, plus distant que jamais. Allez… on peut bien se tutoyer.
(1) Enquête Changements Organisationnels et Informatisation. Pour plus de détails, voir A. Alber, «Tutoyer son chef, entre rapports sociaux et logiques managériales, Sociologie du travail», vol. 61 - n°1, Janvier-Mars 2019.

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