vendredi 26 avril 2019

Genre : y a une couille dans le potage

Par Marlène Thomas, Photos Amandine Kuhlmann — 
Genre : y a une couille dans le potage
Genre : y a une couille dans le potage Photo Amandine Kuhlmann


Soupes et poissons pour madame, viandes rouges et alcool pour monsieur. Et si ce que l’on mangeait était inconsciemment dicté par notre sexe ? De l’apéritif au dessert, «Libé» a étudié comment nos préjugés atterrissent dans l’assiette.

Il est midi. Pieds sous la table, vous salivez devant une entrecôte saignante, un saumon en papillote ou une farandole de légumes braisés. Et si votre choix s’était fixé sur ce plat pour une raison inconsciente ? Car le contenu de nos verres et assiettes peine à échapper au prisme genré de notre société. Des stéréotypes sexués confirmés par l’étude individuelle sur les consommations alimentaires de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) de 2017. Les femmes privilégient yaourts, volaille, soupes, jus de fruits et boissons chaudes. Quant aux hommes, ils sont plutôt amateurs des autres viandes, fromages, crèmes-desserts, charcuterie, sandwichs, mais aussi des boissons sucrées et alcoolisées.
Jean-Pierre Poulain, sociologue spécialiste de l’alimentation, note : «Des stéréotypes de genres, y compris dans l’éducation des enfants, font que les goûts sont censés être plus masculins ou plus féminins. C’est un des facteurs sociaux qui prédéterminent notre rapport à l’alimentation. Ces choses bougent avec les époques. Mais si on le critique, c’est que ça existe.» Et ce mal prend racine dès les fourneaux. Céline de Sousa, membre du collectif «Les Filles à côtelettes» - dont l’un des enjeux est de déconstruire ce sexisme alimentaire -, l’a remarqué en tant que cheffe. Avant d’officier à domicile, elle a œuvré dans les brigades d’Anne-Sophie Pic, Eric Briffard et Cyril Lignac. «On m’a toujours positionnée aux poissons. C’est souvent le cas pour les femmes dans les restaurants gastronomiques car c’est plus délicat. C’est dommage, j’adore manger et travailler la viande.» Prenez place à table et reprenons par le menu.

Apéro

Si les chips semblent consensuelles, les breuvages - notamment alcoolisés - divisent. A commencer par la bière. Bien que les Françaises soient de plus en plus nombreuses à en boire, elles sont toujours minoritaires (68 % de femmes contre 84 % d’hommes selon une étude Ifop de 2017). Stella Cadente, responsable d’un studio de design, a fondé en 2009 le «Club des buveuses de bières à talons aiguilles». «Quand on allait au bar, mon conjoint et moi, lui prenait un thé et moi une bière. 100 % du temps, on me collait le thé devant moi. Ces petits détails du quotidien montrent bien qu’il y a des terrains consacrés aux hommes.»
Elle liste plusieurs explications :«Contrairement au champagne, on boit la bière dans des grosses chopes pas très adaptées à la gestuelle féminine.» La bière ferait aussi grossir, roter. Bref, une image de boisson pas assez raffinée, renforcée par les clichés largement véhiculés des hommes-foot-bières-canapé. A l’inverse, Alexis, 24 ans, n’aime pas du tout la bière. Et le regard des autres n’est pas plus facile à assumer. «A chaque fois, on me dit : "Comment ça se fait ? C’est pas normal." C’est lourd.» Par pression sociale, il lui est arrivé de se forcer. «J’avais peur que ça change la perception que les gens ont de moi.» Le vin, surtout rouge, a lui aussi l’étiquette de boisson d’hommes. Plus encore que leur goût pour cet alcool, ce sont leurs connaissances qui sont supposées plus fines. Jean-Pierre Poulain :«On va souvent faire goûter le vin au monsieur. Les femmes œnologues, apparues dans les années 90, sont toujours perçues comme une exception.»

Entrée

Sans surprise, les salades trouvent davantage grâce aux yeux des femmes, comme le montre l’Anses. Par goût ? Ce n’est pas si simple. «Le tout est lié à des stéréotypes assez anciens, mais c’est aussi la conséquence de la pression de la nutritionnalisation à laquelle les femmes sont plus sensibles», avance le sociologue. Les diktats de minceur assaillant les femmes y sont pour beaucoup. «Le contrôle du poids est souvent considéré par les adolescentes comme une valeur positive pour "devenir grande". Les garçons, eux, veulent prendre du muscle.»Les modèles esthétiques orientent donc l’alimentation. Une étude de l’université du Manitoba, au Canada, publiée dans Social Psychology en 2015, montrait bien que les clichés hommes-femmes influencent la perception des aliments. Tous les participants ont jugé la nourriture saine comme féminine, les aliments plus gras étant rangés côté masculin. Une perception influencée par «le discours des magazines féminins qui instaure une tension dans le rapport à l’alimentation», souligne Jean-Pierre Poulain.
Les légumes sont eux aussi rangés dans la case féminine. Le magazine culinaire Grand Seigneur a, en réponse à ce cliché, créé le club des «Mecs à légumes». Le rédacteur en chef, Olivier Malnuit, décrypte : «Dans certains milieux sportifs et culturels, on a vite tendance à vous faire passer pour la shampouineuse de service si vous commandez une soupe de cresson le midi au lieu d’un cheeseburger. C’est comme si, tout d’un coup, vous perdiez toute virilité et donc toute crédibilité auprès de ceux qui ont besoin de vous ranger dans la case chipolata-purée.»
Des préjugés particulièrement prégnants dans le milieu de l’entreprise. Olivier Malnuit se souvient d’un rédacteur en chef lors de ses débuts qui le faisait «passer pour un navet parce qu’[il se contentait] généralement d’une salade verte».Aujourd’hui, ce même rédac chef est végétarien. Olivier Malnuit : «Comme quoi, toute cette psychologie sexiste de l’assiette n’est au fond qu’une forme de vaudeville inversé où chacun fait croire aux autres le contraire de ce qu’il est.»
Paris, le 16 avril 2019. Illustration "l&squot;assiette a t elle un genre?"
Photos Amandine Kuhlmann

Plat

Point cuisant de ce sexisme alimentaire : la viande. Selon l’enquête réalisée par Kantar Worldpanel en janvier pour Charal, côté protéines, les femmes s’orientent légèrement plus vers le jambon blanc, le veau, le poisson, l’œuf et la volaille fraîche. Un constat qui conforte les stéréotypes selon lesquels les hommes, eux, mangent davantage de viande rouge.
Céline de Sousa : «Quand je prends un tartare de bœuf au resto, si ce n’est pas la personne qui a pris la commande qui nous sert, je me retrouve avec le poisson ou le filet de poulet de mon mari.» Vérification de l’aura virile de la barbaque alimentée par le cliché du gars dégoulinant de chaleur derrière le barbeuc. Une étude publiée en 2012 dans le Journal of Consumer Research soulignait que les hommes occidentaux seraient en général plus réticents à goûter des produits végétariens car influencés par une forte association entre viande et virilité.
Jean-Pierre Poulain avance plusieurs explications historiques à ces rapports différenciés face à la viande. A commencer par l’aristocratie médiévale. «Jusqu’aux XVe-XVIe siècles, à table, les hommes découpent à l’épée des pièces de viande, une manière de mettre en scène ce par quoi on obtient le pouvoir», expliquait-il lors du Meatlab par Charal «L’assiette a-t-elle un genre?» en janvier. Dans la paysannerie, toute une organisation s’opère aussi autour de la viande : «Tuer le cochon, amener les bêtes à l’abattoir, est une affaire d’hommes alors que nourrir et tuer le lapin ou la volaille est une affaire de femmes, rapporte le sociologue. Après la Seconde Guerre mondiale, la viande devient un marqueur de progrès social, de repas d’exception.» L’alimentation carnée prend alors une place centrale dans la société et s’inscrit dans une problématique de partage, de découpage, considéré comme une «tâche» masculine.
L’anthropologue Priscille Touraille suggérait d’ailleurs, en 2017, dans le sillage des travaux de Françoise Héritier, que la différence de taille entre les hommes et les femmes est aussi liée à une ségrégation alimentaire. Les protéines, et notamment les meilleurs morceaux, étant en majorité consommés par les hommes. Sylvie Avallone, professeure de nutrition et sciences des aliments à Montpellier SupAgro, rappelle pourtant que «le Programme national nutrition santé ne fait pas de différence dans ses recommandations alimentaires entre les hommes et les femmes.» A taille et corpulence égales, les deux ont les mêmes besoins en protéines. En outre, «les femmes ont des besoins en micronutriments (fer, zinc, vitamines A, B9, B12) supérieurs à ceux des hommes lorsqu’elles sont en âge de procréer, et bien plus encore lors de la grossesse et de l’allaitement.»
Malgré tout, demeure dans les familles l’idée qu’un garçon doit manger plus, et surtout plus de protéines. Julie Bargeton, actrice et ambassadrice du groupe «Mounia et ses filles à fromages», se souvient : «Ma grand-mère servait d’abord les hommes, leur gardait les bonnes parties bien grasses. On nous rationne, pourquoi ?» Mêmes échos chez Céline de Sousa : «Ma mère disait à mes sœurs et moi que ce n’était pas grave si on ne mangeait pas de viande. Alors qu’elle insistait auprès de mes frères pour qu’ils en mangent et "deviennent forts".»
Un discours aujourd’hui resservi par son mari à leurs deux enfants. «Mon fils marche complètement dedans et mange beaucoup de viande, alors que ma fille est du coup plus sur la réserve.» Catherine Vidal (1), neurobiologiste, explique que les goûts alimentaires ne sont pas fixés dans le cerveau des enfants à la naissance : «La façon dont se développent les goûts est forgée par la culture. Dans toutes les sociétés humaines, il y a un certain nombre de normes, prescriptions et interdits alimentaires qui ne sont pas les mêmes pour les hommes et les femmes.»Notre cerveau, et donc nos goûts, se façonnent en fonction des normes sociales, du fait des capacités de plasticité cérébrale.

Dessert

Alors qu’aux Etats-Unis, le lait, boisson à l’image très féminine, s’est virilisé à coups de pubs dans les années 30-40, ce prisme genré colle toujours en France aux yaourts et fromages. «Le yaourt, délicat, est considéré comme féminin et enfantin. Le lait est un aliment d’enfant, la femme le produit. Lorsqu’il est très fermenté, il bascule dans l’univers d’adulte et plutôt masculin», explique Jean-Pierre Poulain. Le yaourt a aussi tenté de bomber le torse. En 1983, les Kremly, «les yaourts au goût bulgare», s’affichent dans une pub ubuesque où des hommes sont en pleine chevauchée sauvage dans ce qui doit représenter l’Europe de l’Est. Un peu plus tard, ce sont les Sveltesse qui tentent de renverser la tendance avec Richard Berry en tête de gondole et ce slogan : «Ça vous étonne Richard Berry qui mange un Sveltesse ?»
A l’inverse, les femmes revendiquent de pouvoir aussi aimer les fromages forts. C’est l’un des combats de «Mounia et ses filles à fromages». Mounia Briya, fondatrice de ce dernier et ex-restauratrice : «Les femmes aiment aussi les fromages consistants, le maroilles, pas seulement le chèvre. Ces clichés genrés peuvent influencer ce qu’on mange. Exemple : certaines n’osent pas prendre du fromage durant un "date" par peur de l’odeur ou de passer pour une gloutonne.» Le repas terminé, reste à s’entendre sur un point sensible : qui paye l’addition ?
(1) Auteure de Nos cerveaux, tous pareils, tous différents ! (Belin, 2015).


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