vendredi 12 avril 2019

Entretien Marlène Schiappa : « Savoir quoi dire à une victime de violences, cela s’apprend »

Camille RouxAmandine Le Blanc
| 12.04.2019


Prise en charge des victimes de maltraitance, inégalités de genre en santé, violences obstétricales, sexisme dans le corps médical, etc. Dans un entretien accordé au Généraliste, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations prône un système de santé plus soucieux des femmes. Marlène Schiappa souhaite notamment que les médecins de famille soient mieux formés aux violences dont elles font l’objet.

  • Marlene Schiappa
GARO/PHANIE
Le généraliste : La question des inégalités de santé spécifiques aux femmes est-elle une préoccupation de votre secrétariat d’État ?
Marlène Schiappa : Tout à fait. Le constat d’inégalité de traitement entre les femmes et les hommes est assez récent. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est d'ordre sociétal. On habitue davantage les femmes à la souffrance. On leur explique depuis la Bible qu'accoucher dans la douleur est normal. Dès leur plus jeune âge, elles entendent l’injonction « Il faut souffrir pour être belle. »
Un réel travail d’éducation doit être mené auprès des jeunes filles pour leur expliquer que souffrir n’est pas normal afin qu’en matière de santé, elles s’autorisent à exprimer leur douleur auprès de leur médecin. On blâme parfois les praticiens, mais si les patientes ne parlent pas, ils ne peuvent pas deviner leurs souffrances.
La seconde raison à ces inégalités est que la recherche médicale s'est construite autour du masculin. Un patient neutre est un patient mâle. Cela a des conséquences par exemple sur la prise en charge des maladies cardiovasculaires. Étudier les symptômes spécifiques aux femmes est récent. Heureusement, la fédération de cardiologie fait un gros travail pour expliquer la différence de symptômes pour une même maladie.


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Les femmes doivent s'autoriser à exprimer leur douleur à leur médecinimage
 
Les généralistes sont en première ligne pour repérer et prendre en charge les victimes de violences, mais beaucoup ne s’estiment pas assez préparés. Comment mieux les accompagner ?

M. S. : La prise en charge des femmes victimes de violences ne se résume pas aux cases d’un questionnaire comme « Avez-vous déjà été oui ou non victime de violences sexuelles ? ». En effet, la plupart des femmes sous-déclarent ou ne veulent pas entrer dans les détails. Le questionnement systématique est un outil de dépistage intéressant lorsqu'il combine le professionnalisme des médecins et un protocole précis : mettre en confiance la patiente, instaurer une discussion avec elle puis lui poser la question des violences. Je suis consciente que c'est chronophage pour le praticien, mais cela a quand même des avantages réels pour mieux repérer les violences. C’est pourquoi, avec Agnès Buzyn, nous avons saisi la Haute autorité de santé afin qu’elle élabore un protocole sur le sujet cette année.
 
Sur quels autres outils le généraliste peut-il s'appuyer ?

M. S. : Pour accompagner les médecins, nous travaillons à la création d’un lieu unique de prise en charge des femmes victimes de violences. C’est l'une des remontées du Grand débat. Nous venons de lancer avec Agnès Buzyn 10 unités à cet effet, incluant des soins psychosomatiques post-violences sexuelles dans les hôpitaux. Un protocole de conservation des preuves avant ou sans dépôt de plainte est également expérimenté dans le Sud-Ouest. Par exemple, lorsqu'une femme victime de viol se présente aux urgences, un kit de conservation d'ADN est utilisé avant tout soin ou opération nécessitant une stérilisation. Cela lui permet de se laver et d’être soignée tout en conservant ce qui pourra permettre d'identifier l'agresseur. Nous lançons une mission avec Nicole Belloubet et Christophe Castaner afin de développer ce dispositif sur le territoire.
Enfin, des contrats locaux de lutte contre les violences sexistes et sexuelles sont en cours de signature dans les départements. Médecins, urgentistes, travailleurs sociaux, policiers, magistrats, etc. devront pouvoir partager des informations et identifier les victimes. Si quelqu’un se présente plusieurs fois aux urgences dans le mois pour une chute dans l'escalier, tous les acteurs du protocole en seront informés.
 
Partagez-vous le combat d’Osez le féminisme qui estime dans sa dernière campagne que la santé des femmes et des filles doit être féministe ?

M. S. : Complètement. C’est pour cela que j’ai lancé il y a un an et demi une étude puis un groupe de travail pour lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales. Lorsque j’étais présidente d’un réseau de mères, j’ai constaté à quel point ce sujet revenait fréquemment. Par exemple, les douleurs post-partum sont assez peu exprimées et prises en charge. Elles restent taboues : on considère trop souvent qu'après l’accouchement, il ne peut plus y avoir de douleur. C’est un sujet dont on doit parler. Mais de plus en plus de médecins sont engagés sur ce sujet et font avancer les choses. Je pense à la gynécologue Ghada Hatem et sa Maison des femmes dans le 93, à Willy Belhassen, vice-président de l’organisation syndicale nationale des sages-femmes, ou encore au Dr Denis Mukwege qui co-préside le conseil consultatif pour l’égalité femmes-hommes mis en place par le président de la République.
 
En quoi consiste le groupe de travail mis en place sur les violences obstétricales et gynécologiques ?

M. S. : Le rapport publié il y a un an et demi a démontré une prise en charge psychologique variable des femmes et a pointé dans certains cas un problème sur le consentement avant certains actes médicaux. Par exemple, les touchers vaginaux réalisés sous anesthésie générale sans consentement sont préoccupants. Ce groupe de travail vise à objectiver davantage la situation puis à dégager des actions concrètes et des bonnes pratiques. De nombreux praticiens ont déjà mis en place des actions très positives et certains hôpitaux se sont engagés à des démarches pour prendre en compte le bien-être des femmes, basées sur le consentement et la pédagogie. En revanche, les médecins sont parfois dans l’urgence pour sauver la vie des femmes et n’ont pas le temps d’expliquer comment ils vont procéder. Dans ces situations où le consensement est impossible en amont, les actes délicats seront mieux tolérés si le contexte général a été explicité. Ce travail ne se fait bien entendu pas contre les médecins mais avec eux. Dans un premier temps, nous voulons généraliser les bonnes pratiques déjà mises en place. De nombreux gynécologues ou médecins bienveillants ne vont pas avoir de jugement de valeur vis-à-vis de leurs patientes. Les associations évaluant les praticiens ou les sites comme Doctolib qui affichent les appréciations vont aussi dans le bon sens.
 
Le syndicat des gynécologues obstétriciens (Syngof) a récemment utilisé l’accès à l’IVG comme moyen de pression pour faire entendre ses revendications. Quelle a été votre réaction ?

M. S. : C’est honteux. J’étais à l’Onu pour la convention annuelle de la condition des femmes et nous avions justement un évènement international sur le droit à l’IVG. J’ai expliqué à mes homologues et aux associations que dans certains pays, ce sont les états qui sont engagés contre l’IVG mais que dans d’autres, malgré des gouvernements pro-IVG, des lobbies d’intérêts luttent contre l’accès des femmes à l’avortement, frontalement ou comme ici à travers le chantage. C’est indigne et à mon sens, cette menace n'est pas représentative de la profession des gynécologues.
 
Au-delà de cet épisode, l’accès à l’IVG est-il un sujet d’inquiétude aujourd’hui en France ?

M. S. : Non, car avec la ministre des Solidarités et de la Santé, nous sommes vraiment mobilisées sur ce sujet. Dès lors qu’il y a une menace, nous intervenons. Lors du débat autour de l’hôpital du Bailleul dans la Sarthe, qui ne pratiquait plus d’IVG car tous les professionnels usaient de leur clause de conscience, nous sommes intervenues avec l’ARS. Nous avons soutenu l’établissement pour recruter du personnel pouvant pratiquer des IVG. Dans ce département où je suis élue, ces interventions connaissent une recrudescence. Cela s’explique. En zone de désertification médicale, les gynécologues partent en retraite sans être remplacés et faute de professionnels pour prescrire des moyens de contraception, les femmes et les hommes prennent des risques et font face à une IVG. Ce lien de cause à effet, bien qu’avéré, reste tabou. La loi santé d’Agnès Buzyn apporte d’ailleurs des solutions très concrètes pour lutter contre ces déserts.
 
Êtes-vous pour la suppression de la clause de conscience ?

M. S. : Pas du tout. Je ne pense pas que ce soit un service à rendre aux femmes que de les mettre face à un médecin opposé à l’avortement. Je suis farouchement favorable à un accès des femmes à l’IVG partout, quand elles le veulent et autant de fois qu’elles le souhaitent. Je ne défends pas comme Marine Le Pen l’idée d’un quota d’IVG remboursées. On ne choisit pas ce qu’il nous arrive. Personne ne doit se mêler des motivations qui conduisent à avorter. Mais pour sécuriser et protéger les femmes, il importe d’avoir en face de soi un praticien bienveillant qui ne porte pas de jugement de valeur sur cet acte.
 

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Personne ne doit se mêler des motivations à avorter, mais il importe d'avoir en face de soi un praticien bienveillantimage
 
La féminisation du corps médical va-t-elle faire évoluer la prise en charge des femmes ?

M. S. : Oui et non. D'un côté, les professionnelles peuvent être personnellement concernées par l’endométriose, le dépistage du cancer du sein… Mais je ne crois pas que les femmes soient par nature plus bienveillantes, plus douces, plus empathiques. Il y a des femmes et des hommes médecins qui se comportent bien, comme il peut y en avoir qui se comportent mal.
Malgré la quasi-parité chez les généralistes, les femmes sont encore largement minoritaires dans les instances représentatives. Comment faire bouger les lignes ?
M. S. : Hélas, c’est le cas dans beaucoup de professions, même les plus féminisées. Dès qu'il y a un peu de pouvoir, ce sont principalement les hommes qui prennent les postes à responsabilité. Il faut encourager les femmes à prendre leur place dans les instances représentatives et leur offrir une meilleure visibilité. Je conçois que cela soit parfois difficile. Par exemple, si on demande la parité dans les instances des sages-femmes, c'est le biais inverse, il serait difficile de trouver des hommes. Que le ministère de la Santé soit tenu par des femmes depuis quelque temps peut contribuer à une évolution.
 
Une enquête des internes en médecine a montré que près de 9 étudiantes sur 10 avaient été victimes de sexisme pendant leurs études et une sur 10 évoquait un harcèlement sexuel. Que répondez-vous à ceux qui s’abritent derrière une forme d’humour carabin ?

M. S. : Je réponds que ce n’est pas drôle. Le prétendu humour toujours au détriment des mêmes personnes, les femmes, les personnes LGBT ou d’origine étrangère, bref ceux qui ne correspondent pas aux prétendus standards, relève davantage de l’oppression. On ne peut plus justifier ça en 2019. Que faisons-nous ? On lutte contre le sexisme, sauf dans la médecine parce que c’est la tradition, sauf dans le sport parce que c’est le folklore, sauf dans l’armée parce que cela fait partie des codes, sauf en politique parce que c’est un milieu difficile ? Où a-t-on le droit de lutter contre la misogynie sans que quelqu'un nous dise que cela heurte ces représentations ? Nous avons lancé avec Frédérique Vidal une grande campagne contre les violences sexistes et sexuelles à la rentrée dernière, comprenant le bizutage. Le fait que Mesdames Vidal et Buzyn se soient exprimées publiquement pour condamner ces pratiques est un message fort du plus haut niveau de l’État.
 
Votre secrétariat d’État reçoit-il beaucoup de remontées de discriminations dans la santé, de la part de soignants ou de patients ? Quels actes sont le plus souvent signalés ?

M. S. : Les femmes qui exercent dans les métiers de la santé, souvent, n’en parlent pas. Elles ne veulent pas mettre en cause des personnes susceptibles de les évaluer ensuite, de les embaucher et de les recommander. En revanche, du côté des patientes, oui, nous avons beaucoup de remontées, de surcroît depuis le lancement du groupe de travail sur les violences gynécologiques et obstétricales. Sur la grossophobie par exemple, des remarques de médecins stigmatisants nous ont été rapportées. Des praticiens remettent en cause des projets de grossesse eu égard au poids de la patiente. Des remarques blessantes peuvent aussi porter sur l’orientation sexuelle du patient. De tels événements ne doivent plus être tolérés.
 

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La formation doit faire prendre conscience des violences sexistes et sexuelles, et de leur continuumimage
 
Certains patients renoncent aux soins à cause de discriminations ou de maladresses de la part des professionnels de santé. Estimez-vous comme Agnès Buzyn que les médecins devraient être mieux formés à l'empathie ?

M. S. : Je ne leur ferai pas la leçon, parce que les médecins sauvent des vies avant tout. Seulement ils se heurtent à des contraintes, liées au temps mais aussi psychologiques. Confrontés à la maladie, à la mort, des situations difficiles à encaisser toute la journée, les soignants élaborent des mécanismes de protection, c'est humain. Néanmoins, il faut faire en sorte que chacun prenne conscience du phénomène des violences sexistes et sexuelles, et de leur continuum. Et il y a là un enjeu global d’adaptation de la formation, que le gouvernement appelle de ses souhaits. Savoir quoi dire à une personne victime de violences pour ne pas rajouter à son traumatisme, cela s'apprend, ce n'est pas inné.

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