mercredi 6 mars 2019

Yvette Roudy : «Il faut d’abord atteindre l’égalité professionnelle»

Par Catherine Calvet et Léa Mormin-Chauvac — 
Yvette Roudy, alors ministre déléguée chargée des Droits de la femme, le 6 avril 1984.
Yvette Roudy, alors ministre déléguée chargée des Droits de la femme, le 6 avril 1984. Photo Julien Cassagne. AFP


Entretien avec Yvette Roudy, première ministre des Droits des femmes, à l’occasion de la reparution de «la Femme mystifiée», classique féministe de l’Américaine Betty Friedan durant les années 60, qu’elle avait alors traduit et préfacé.

La féministe américaine Betty Friedan a déclenché en 1963 la «deuxième vague féministe» en publiant The Feminine Mystique. Elle y décrivait l’étrange «problème sans nom» dont souffrent les femmes au foyer américaines, les «desperate housewives»des années 60. Le retentissement du livre aux Etats-Unis sera tel que Betty Friedan créera par la suite la National Organization for Women (NOW, ce qui signifie aussi «maintenant»). NOW jouera un rôle essentiel sur la scène politique et culturelle américaine dans les années 60 et 70. L’ouvrage est encore un best-seller aujourd’hui outre-Atlantique.
Les éditions Belfond profitent du lancement du mois féministe (dont le mot d’ordre est «Féministe n’est pas une insulte») pour rééditer pour la première fois la Femme mystifiée depuis sa traduction de l’américain par Yvette Roudy en 1964. Aujourd’hui âgée de 89 ans, première ministre des Droits des femmes nommée en France en 1981 par François Mitterrand, elle en a écrit la préface dans laquelle elle raconte sa formation et son parcours. Issue d’un milieu ouvrier, elle passe son bac par correspondance et entre très jeune dans la vie active. Pour elle, tous les apprentissages se font dans l’action. C’est elle qui fera voter en 1982 le remboursement de l’IVG, ainsi qu’une loi sur l’égalité professionnelle en 1983 dont elle regrette qu’elle ne soit toujours pas appliquée aujourd’hui.

 Qu’est-ce qui vous a amenée, en 1963, à traduire le livre de Betty Friedan, la Femme mystifiée ?
Je revenais d’Ecosse où j’avais séjourné trois ans avec mon mari, professeur en poste à Glasgow. Je voulais mettre à profit ma connaissance de la langue anglaise. J’avais contacté l’écrivaine engagée Colette Audry qui dirigeait la collection «Femme» aux éditions Denoël, qui m’a confié la traduction de ce livre qui faisait débat aux Etats-Unis. Betty Friedan a décelé un point majeur mais ignoré : elle est arrivée à comprendre pourquoi les femmes, en réalisant ce qu’elles croyaient être leurs rêves, n’étaient pas heureuses, au point même d’en tomber malades. Ces femmes avaient souvent fait des études et avaient, selon les magazines de l’époque, une vie rêvée, une belle maison tout équipée dans une banlieue résidentielle, et pourtant elles étaient insatisfaites. Betty Friedan révélait ainsi que celles qui vivent en dessous de leurs capacités peuvent finir en dépression. Diplômée en psychologie, elle remettait également en question certaines théories freudiennes, comme le concept non prouvé «d’envie du pénis» utilisé pour étiqueter «névrotiques» des femmes qui voulaient faire carrière, analyse plus polémique en France qu’aux Etats-Unis. Le titre est devenu la Femme mystifiéeplutôt que «la Mystique féminine» pour mieux insister sur la tromperie (mystification) et donc sur la désillusion des femmes qui pourtant s’appliquaient à correspondre à cette image imposée. J’étais déjà féministe à l’époque, par intuition, mais cette traduction m’a permis de mettre des mots sur ce que je ressentais profondément. Cela m’a permis de théoriser mon féminisme. Puis grâce à ma rencontre avec Marie-Thérèse Eyquem, qui dirigeait le MDF, le Mouvement démocratique féminin, mon féminisme s’est politisé.
Quelle serait, selon vous, la principale mystification dont seraient encore victimes les femmes aujourd’hui ?
Elles ont plus d’autonomie, elles votent et elles travaillent, elles sont représentées dans la plupart des assemblées, mais je pense qu’elles ne sont pas encore complètement libérées intérieurement. Elles font encore souvent une double journée, le partage des tâches domestiques n’est pas encore total, sauf chez les jeunes. Et surtout, il subsiste encore une inégalité professionnelle entre les hommes et les femmes. J’avais pourtant fait voter une excellente loi qui n’est toujours pas appliquée. Les écarts de salaires subsistent. Le patronat s’arrange très bien de cette masse salariale plus docile, plus précaire, que l’on renvoie quand on n’en a plus besoin. D’où le temps partiel qui est souvent réservé aux femmes, ainsi que tous les emplois précaires, CDD, intérims…
Vous soulignez que le problème est politique.
C’est pour cette raison qu’il faut des lois. Mais les partis français sont très en retard. Le Parti socialiste se prétend féministe mais je trouve qu’il est également touché par la misogynie. Il n’est pas féministe en fait, peut-être est-il juste un peu moins misogyne que les autres, et encore. Le jour où la gauche deviendra vraiment féministe, peut-être que de vrais progrès seront possibles. Mais enfin pour l’instant, elle ne l’est pas. On semble découvrir qu’il y a des femmes en gilets jaunes sur les ronds-points !
Vous avez traduit une des principales auteures féministes américaines. Subsiste-t-il, selon vous, des différences entre les féminismes français et américain ?
Il y a une spécificité française. On l’a vu lors de l’affaire Strauss-Kahn ou lors du mouvement #MeToo : la misogynie française est très particulière. Même à gauche. Je pense qu’il y a à cela des raisons historiques. Il faut remonter à Proudhon. L’Internationale socialiste avait favorisé l’expression du féminisme, sauf en France. Proudhon prétendait représenter lui-même le féminisme français et n’avoir pas besoin de femmes pour cela. Il n’avait donc pas soutenu la candidature de la féministe Jeanne Deroin, qui plus tard dut s’exiler en Grande-Bretagne. Par la suite, les socialistes français ont longtemps pensé que les femmes pouvaient voler le travail des ouvriers. Les syndicats ouvriers furent ainsi très hostiles au travail des femmes. Et même les femmes, malheureusement, ne sont pas toutes féministes. Certaines ont complètement intériorisé cette misogynie française.
Quels conseils adresseriez-vous aux féministes d’aujourd’hui ?
J’ai fait ma part, enfin j’ai fait ce que j’ai pu. C’est aux jeunes de décider de ce qu’elles vont faire. Mais je crois qu’il ne faut pas trop se disperser. Sinon on n’avance sur rien. Je pense qu’il faut d’abord atteindre l’égalité professionnelle. Se fixer un objectif, l’obtenir et ensuite passer au suivant. Par exemple, pourquoi les femmes ne débrayeraient pas toutes quelques heures le 8 mars ? Elles pourraient paralyser le pays et obtenir enfin des résultats. L’autre sujet sur lequel nous devons toujours rester vigilantes est le droit à l’avortement, aucun acquis n’est jamais définitif. Et l’IVG est toujours menacée, ne serait-ce que parce que le pape s’y oppose encore avec une grande virulence.



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