vendredi 22 mars 2019

Troubles des conduites alimentaires et comorbidités somatiques : intrications, interactions, impacts et prise en charge

Publié le 19/03/2019

C. Blanchet-Collet
Maison de Solenn, Maison des Adolescents, Hôpital Cochin, Paris
CESP, INSERM 1178, Université Paris-Descartes, USPC, Paris

Les troubles des conduites alimentaires peuvent être associés au cours de leur évolution à d’autres pathologies/situations somatiques nommées comorbidités ou pathologies intriquées. La coexistence de ces pathologies est liée à de multiples facteurs intervenant dans le déclenchement, le maintien voire l’aggravation de ces troubles. Le niveau d’intrication et de causalité réciproque ainsi que la temporalité d’apparition de ces comorbidités reste le plus souvent difficile à évaluer. Dans tous les cas, la gravité de ces situations somato-psychiatriques complexes justifie un repérage et un diagnostic précoces permettant une prise en charge pluriprofessionnelle spécialisée et coordonnée.

Les troubles des conduites alimentaires(TCA) sont des pathologies psychiatriques complexes survenant sur un terrain de vulnérabilité polyfactorielle, définies comme des « perturbations persistantes de l’alimentation ou du comportement alimentaire entraînant un mode de consommation pathologique ou une absorption de nourriture délétère pour la santé physique ou le fonctionnement social »(1,2). Ces troubles, qui concernent majoritairement des sujets de sexe féminin en période adolescente ou en début d’âge adulte, se répartissent sur un continuum entre troubles alimentaires restrictifs avec dénutrition de degré variable (anorexie mentale, troubles d’évitement alimentaires de l’enfant) et troubles hyperphagiques (boulimie à poids [sub-]normal avec conduites compensatoires ou hyperphagie boulimique à poids initialement normal) avec risque évolutif vers le surpoids ou l’obésité. Ces pathologies chroniques soumises à une forte instabilité d’expression symptomatique sont associées à une importante comorbidité somatique et psychosociale. Il convient de distinguer les comorbidités qui sont des symptômes « secondaires » au TCA, autrement nommées complications ou retentissement du TCA, des comorbidités n’ayant pas de lien direct ou « évident » avec le TCA, parfois désignées comme diagnostic différentiel. Ces dernières sont des pathologies somatiques associées ou intriquées pouvant survenir dans une temporalité variable par rapport au trouble alimentaire : soit avant le diagnostic, soit pendant, voire au décours de l’évolution du TCA (encadré 1).


Interactions, intrications et mécanismes impliqués

Dans l’absolu, toutes les pathologies somatiques aiguës ou chroniques et les traitements associés venant perturber l’homéostasie psychique et physiologique du sujet et par là-même fragiliser la régulation de la prise alimentaire, peuvent être un facteur favorisant la survenue d’un TCA, ou un facteur de maintien d’un TCA préexistant, ou encore faciliter le passage d’un type de TCA à un autre (migration catégorielle). Ainsi, le constat d’associations fréquentes entre les TCA et des maladies somatiques pose de nombreuses questions qui concernent la survenue fortuite et indépendante des deux pathologies et/ou la nature du lien qui en favorise la coexistence. À titre d’exemples, nous citerons les fluctuations pondérales associées à certaines pathologies (expérimentation d’une perte de poids initiale puis reprise de poids rapide sous insulinothérapie dans le diabète de type 1, prise de poids sous corticothérapie dans les maladies inflammatoires, modification de la prise alimentaire sous neuroleptiques, etc.),les régimes (auto-)prescrits (sans lactose, sans gluten, sans sucre, etc.), les pertes de poids massives(post-chirurgie bariatrique) qui peuvent favoriser la survenue de cognitions anorexiques et/ou de conduites boulimiques(3). Par ailleurs, certaines situations « physiologiques » de la vie gynécologique de la femme, parles modifications hormonales, métaboliques, psychiques et corporelles associées, peuvent induire transitoirement des conduites alimentaires troublées pouvant évoluer vers un authentique TCA en fonction du terrain de vulnérabilité sous-jacent : la puberté, la prise d’un contraceptif oral, la grossesse ou le post-partum, en particulier chez les femmes ayant eu un épisode de TCA à l’adolescence, les traitements de procréation médicalement assistée (PMA), la ménopause. Au-delà des modifications des circuits de la prise alimentaire et des cognitions et comportements induits par les conditions précédemment décrites, la survenue d’une pathologie aiguë ou chronique a des répercussions psychiques pouvant, là aussi, être de potentiels facteurs déclenchants chez un sujet ayant un terrain de vulnérabilité psycho-génétique. L’annonce diagnostique d’une pathologie sévère génère un effet traumatique, constant mais d’intensité variable selon les individus, venant bouleverser l’identité du sujet, générant une désorganisation du schéma corporel, un sentiment de perte de contrôle, de fragilité et la réactivation d’angoisses internes. Par ailleurs, la survenue ou la décompensation de troubles anxio-dépressifs, ou d’une autre pathologie psychiatrique dans ce contexte de maladie chronique, sont des comorbidités pouvant favoriser l’émergence d’un TCA. À l’inverse, la perte de poids et la dénutrition, les carences vitaminiques et en micronutriments, les modifications du microbiote intestinal, les altérations immunitaires, la dérégulation des neuromédiateurs et neuropeptides, associées aux TCA, pourraient avoir un impact non négligeable sur la survenue/l’aggravation ou le maintien de pathologies somatiques, notamment les pathologies auto-immunes (MICI, diabète, maladie cœliaque). Une modélisation de ces interactions est proposée dans la figure.


Impacts réciproques

La coexistence d’un TCA et d’une pathologie somatique a des impacts multiples en termes de détection précoce et de diagnostic, d’évolution et de pronostic.

• En termes de diagnostic, nous savons par exemple que certains troubles digestifs comme les MICI peuvent se manifester chez l’adolescent ou l’adulte par des troubles d’allure fonctionnelle (plaintes digestives, nausées, etc.) avec modification secondaire des conduites alimentaires (exclusions alimentaires, sélectivité, réduction des quantités). L’enjeu diagnostique est double, puisqu’il s’agit de ne pas poser de façon abusive un diagnostic de TCA en occultant la réalité d’une maladie inflammatoire de l’intestin (en particulier chez un sujet de sexe féminin, où le diagnostic de TCA est plus intuitif) et à l’inverse de ne pas occulter la possibilité d’un authentique TCA induit par la maladie intestinale (en particulier chez le sujet de sexe masculin où le diagnostic de TCA reste moins fréquent)(4).

• En termes d’évolution et de pronostic, l’existence d’un TCA peut aggraver le pronostic de certaines pathologies comme le diabète, en favorisant le déséquilibre métabolique, avec des tauxd’HbA1c plus élevés : sauts de repas, diabulimia, fluctuations pondérales dans le diabète de type 1, hyperphagie boulimique et surpoids dans le diabète de type 2, augmentant ainsi le risque de complications aiguës et chroniques (rétinopathie, néphropathie, neuropathie) et de mortalité(5). À l’inverse, la maladie diabétique, en agissant comme un facteur de maintien, aggrave le pronostic du TCA. Par ailleurs, comme cela est décrit dans le diabète de type 1, la coexistence d’un TCA et d’une comorbidité somatique majore le taux de dépression chez l’adolescent. Ainsi, quel que soit le type de TCA et la nature de la comorbidité somatique, on constate que l’un et l’autre agissent réciproquement comme des facteurs favorisants, mais également auto-entretenant/maintenant le trouble, en influençant son évolutivité et son pronostic à court et plus long terme. Finalement, on peut également s’interroger sur la comorbidité induite par le couple « TCA-maladie somatique » ; malgré l’insuffisance des données scientifiques sur le sujet, on peut raisonnablement suggérer que la coexistence de ces pathologies somato-psychiatriques a un impact non négligeable sur le plan somatique, nutritionnel et psychosocial et plus largement sur la qualité de vie chez l’enfant ou l’adolescent sur le processus développemental et pubertaire.

Repérage, prévention et prise en charge

La fréquence de ces intrications diagnostiques, la complexité des interactions, les impacts réciproques sur l’évolutivité des troubles et la comorbidité induite/surajoutée par le couple « TCA-pathologie somatique »,justifie un repérage précoce du TCA chez les patients porteurs de maladie chronique ; mais également une vigilance accrue quant à l’apparition de maladies somatiques chez un patient suivi pour un TCA, où la difficulté est de faire la part de ce qui revient aux complications multi-organiques du TCA (troubles métaboliques, digestifs, osseux, cardiaques, endocriniens, etc.), de la possible émergence ou décompensation d’une pathologie somatique sous-jacente. Le repérage précoce nécessite en premier lieu d’y penser... et de disposer d’outils de repérage d’utilisation simple et reproductible ; certaines situations à risque doivent particulièrement alerter le clinicien(encadré 2). Les entretiens avec le patient et sa famille, la reprise de l’anamnèse, la recherche d’antécédents de TCA ou de pathologie psychiatrique et l’étude attentive de l’évolution staturopondérale(courbes poids/taille/corpulence)pour les adolescents et les jeunes adultes peuvent être complétés par un questionnaire simple (le SCOFF ou sa version adaptée au diabète mSCOFF [validé par la HAS pour le repérage des TCA],accessible aux professionnels de premier recours)(6).La prévention chez les sujets repérés « à risque » nécessite d’accompagner le patient souffrant de maladie chronique et son entourage sur le plan hygiéno-diététique, en évitant des prescriptions trop drastiques (exclusions alimentaires, régimes trop restrictifs),en le préparant à d’éventuelles fluctuations pondérales (reprise de poids sous insuline, sous corticothérapie, etc.), en proposant un accompagnement diététique adapté et en favorisant une activité physique ou sportive régulière adaptée. La charge psychique liée à la maladie chronique ou l’apparition de troubles psychiatriques avérés (dé -pression, trouble anxieux) qui peuvent désorganiser la prise alimentaire et favoriser l’émergence d’un TCA doit être accompagnée et bénéficier d’une prise en charge spécialisée. L’approche thérapeutique des patients souffrant d’un TCA et d’une pathologie somatique chronique inclut des soins pluri/transdisciplinaires coordonnés entre l’équipe prenant en charge la comorbidité somatique et un service spécialisé en TCA en lien avec le médecin traitant. La prise en charge des comorbidités psychiatriques et des possibles co-addictions fait appel à une thérapie bifocales avec psychiatre référent et psychothérapie individuelle(approches TCC, motivationnelle, analytique) et/ou familiale. Les groupes de paroles ou de psychoéducation, l’éducation Thérapeutique (ETP) dans le cadre de suivis ambulatoires, l’hôpital de jour voire l’hospitalisation en service spécialisé TCA pour cibler le symptôme (renutrition, sevrage boulimique, nutrition entérale, etc.) sont autant d’options qui doivent être envisagées dans le cadre d’un projet de soin pluri-professionnel et idéalement transdisciplinaire avec le patient et son entourage.
Conclusion

Les TCA sont une comorbidité psychiatrique fréquente des maladies somatiques, mais on constate également que les maladies somatiques, mais on constate également que les maladies somatiques sont, dans certains cas, des comorbidités des TCA. La coexistence de ces pathologies intriquées en complexifie le diagnostic précoce, la prise en charge, et en aggrave le pronostic. L’existence de vulnérabilités psychogénétiques communes, la dimension psycho-somatique de ces troubles chroniques, la modification des circuits de la prise alimentaire, les éléments de souffrance psychique, la perte de l’intégrité physique et les questionnements identitaires induits expliquent la co-occurrence et les impacts réciproques de ces pathologies chroniques qui nécessitent des projets de soins transdisciplinaires, individualisés, adaptés et évolutifs.
RÉFÉRENCES
1. American Psychiatric Association.Diagnostic and Statistical Manual ofMental Disorders, 5thed. 2013. Traduction française Elsevier-Masson 2015.
2. Gorwood P et al.New Insights inAnorexia Nervosa. Frontiers inNeuroscience 2016 ; 10 : 256.
3. Conceição E et al.Eating disordersafter bariatric surgery: a case series.Int J Eat Disord 2013 ; 46 : 274-9.
4. Zerwas S et al.Eating Disorders,Autoimmune, and AutoinflammatoryDisease. Pediatrics 2017 ; 140. pii:e20162089. doi: 10.1542/peds.2016-2089
5. Scheuing N et al.Clinical charac-teristics and outcome of 467 patientswith a clinically recognized eatingdisorder identified among 52,215patients with type 1 diabetes: amulticenter German/Austrian study.Diabetes Care2014 ; 37 : 1581-9.
6. Garcia FD et al.Detection of eatingdisorders in patients: validity andreliability of the French version ofthe SCOFF questionnaire. Clin Nutr2011 ; 30 : 178-81.
Copyright Copyright © Len medical, Gynécologie obstétrique pratique, novembre 2018

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