dimanche 17 mars 2019

LES RÉPROUVÉES DE L’ART BRUT DÉFERLENT À VIENNE

Par Clémentine Mercier Envoyée spéciale à Vienne (Autriche)— 

Rassemblant plus de 300 œuvres venues de 21 pays, le Kunstforum réhabilite les créations surprenantes de femmes internées, célèbres ou méconnues.

«Sans titre», vers 2016, de Misleidys Castillo Pedroso.
«Sans titre», vers 2016, de Misleidys Castillo Pedroso. Photo Misleidys Castillo Pedroso

Dans le sillage du mouvement #MeToo, les expositions consacrées aux femmes artistes fleurissent un peu partout. C’est ainsi que le Kunstforum de Vienne, en Autriche, rassemble 93 femmes de l’art brut, une initiative inattendue et bienvenue, imaginée pourtant (nous assure-t-on là-bas) avant l’apparition de la déferlante. Vingt ans après l’expo «Kunst und Wahn» qui explorait les liens entre art et maladie mentale, le Kunstforum réitère la thématique, mais cette fois-ci avec des femmes artistes. «A l’époque, nous n’avions montré que des hommes. Il était temps de compléter cette première expo par un deuxième volet consacré aux femmes»,affirme Veronika Rudorfer, commissaire de «Flying High» qui a réuni plus de 300 œuvres venues de 21 pays. Le titre, que l’on peut traduire par «voler haut», s’inspire d’une magnifique aile d’oiseau de la Tchèque Anna Zemankova (1908-1986). Dessiné aux crayons de couleur, composé de papiers découpés et de broderies, l’ouvrage de patience très coloré semble puiser sa délicatesse dans une force souterraine.
Sucettes.
Artiste contrariée par ses parents qui l’exhortent à devenir prothésiste dentaire, Anna Zemankova, qui a dû arrêter de travailler pour élever ses enfants, entre en dépression après la mort d’un de ses fils. Amputée de ses deux jambes à cause d’un diabète, elle se met à dessiner à l’âge de 50 ans, de 4 à 7 heures du matin et dans une sorte de transe. Ses œuvres élégantes - un herbier fantastique poussant dans un jardin merveilleux -, font désormais partie des classiques de l’art brut, cet art des marginaux et des autodidactes défini par Jean Dubuffet. Venues justement de la collection de Lausanne initiée par Dubuffet - où sont conservées les œuvres de patients psychiatriques, de prisonniers et d’artistes réprouvés - les sensibles réalisations d’Anna Zemankova s’insèrent parfaitement dans le parcours du Kunstforum.

Puisant dans quatre collections (celle de Lausanne, celle du musée de la Psychiatrie de Berne, où le médecin Walther Morgenthaler a constitué un fonds de 1913 à 1920, celle de la collection l’Aracine du Lam, à Villeneuve-d’Ascq, celle du docteur Hans Prinzhorn de l’université de Heidelberg, qui compte plus de 5 000 œuvres), «Flying High» déploie des œuvres textiles, des dessins, des tableaux, des petites sculptures, des collages et même deux dinosaures en sucettes et papiers de bonbons (Nanotyrannus de Julia Krause-Harder).
Mais comment expliquer que seulement 20% de femmes artistes figurent dans ces collections ? «C’est une question délicate, car cela ne peut pas être vrai qu’il y avait moins de femmes artistes dans les hôpitaux psychiatriques, avance Veronika Rudorfer. On peut peut-être expliquer ce faible pourcentage par le fait que les médecins, des hommes en l’occurrence, s’intéressaient moins à l’art des femmes. Et par conséquent, ils ne conservaient que les œuvres faites par des hommes, qui eux avaient le droit de dessiner ou de peindre. Quant aux femmes, on ne leur donnait pas systématiquement le matériel nécessaire. On leur fournissait plus volontiers des textiles et du nécessaire à coudre. Et le textile est plus difficile à conserver, ce qui peut expliquer pourquoi, au final, moins d’œuvres de femmes que d’hommes ont été gardées.»
On le voit bien avec les morceaux de tissu découpés que Marie Lieb agençait au sol à Heidelberg. Heureusement, elle photographiait ces signes cabalistiques qui témoignent aujourd’hui de sa virtuosité. Il reste aussi les ouvrages au crochet de Jeanne Tripier, mystérieux nuages de fils aux airs de cellules malades. Et c’est effectivement sur sa table à repasser qu’avait commencé à dessiner Aloïse, internée pour schizophrénie à la Rosière, en Suisse. Elle crayonne d’abord avec ce qu’elle a sous la main, puis grâce au matériel fourni par les médecins et infirmières. Aujourd’hui reconnue, Aloïse Corbaz (1886-1964) inaugure «Flying High» avec le Cloisonné de théâtre, un immense dessin cousu par pans et montré à plat sous vitrine. Sur cette gigantesque bande dessinée, se déploient les étreintes amoureuses de mystérieuses femmes aux yeux bleus qui font la signature de l’artiste. Juste au-dessus flottent les étranges cocons en fil de Judith Scott, atteinte de trisomie 21, autre star de l’art brut.
Dettes.
Pour expliquer la faible proportion de femmes, l’équipe du Kunstforum parle volontiers de discrimination en évoquant cette anecdote : quand le médecin Hans Prinzhorn publie Expressions de la folie en 1922, l’ouvrage qui inspira tant les surréalistes, il écarte Else Blankenhorn. Et les drôles de billets de banque qu’elle dessinait à la chaîne pour s’acquitter de ses dettes - on les voit sous vitrine - passent à la trappe. Est-ce à dire qu’il se dégage à Vienne un art brut féminin ? Armes et voitures sont quasiment absentes des dessins. Et quand la violence surgit, elle couve sous des dessins saturés. Elle est domestique, aussi, comme dans les touchantes saynètes d’Adelheid Duvanel (1936-1996), où l’on voit une mère menacée par des êtres grimaçants, serrant dans ses bras un bébé. Ecrivaine suisse, elle avait dû renoncer à l’art pour laisser la place à son mari. En retour, ce dernier la trompait et avait imposé sa maîtresse dans le foyer. Souvent internée, inconsolable après le décès de sa fille, atteinte du sida, Adelheid Duvanel a mis fin à ses jours dans la forêt de son enfance où on l’a retrouvée frigorifiée après une dose mortelle de somnifères. L’humour pointe parfois, dans les corps bodybuildés et scotchés de la Cubaine Misleidys Castillo Pedroso. Un dénominateur commun tout de même : le corps féminin, très souvent, revient au centre. «Je dessine parce que je ne sais pas, je dessine pour savoir», disait Guo Fengyi (1942-2010), Chinoise en proie à des visions, dont les princesses dansent sous des traits fluides comme des plumes. A Vienne, l’«art des folles» semble faire des rondes et met au cœur de la danse les marginales, même celle du bout du monde.

Flying High - Femmes artistes de l’art brut Kunstforum, Vienne (Autriche). Jusqu’au 23 juin.


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