mercredi 6 mars 2019

Aux Etats-Unis, le cannabis a un goût de luxe chez Barneys

THE ATLANTIC (WASHINGTON)

Le prestigieux grand magasin Barneys ouvre un rayon consacré à l’herbe, signe de la respectabilité croissante de ce produit de l’autre côté de l’Atlantique.

Il n’y a pas si longtemps aux États-Unis, les Américains n’avaient pas intérêt à publier une photo de marijuana sur Internet. Leur employeur risquait de la voir. La police risquait de leur rendre visite. Le jeu n’en valait pas la chandelle si le seul objectif était d’avoir un compte Instagram un peu rebelle.

Pour la plupart des gens, rien n’a changé. Même dans les États où le cannabis est légal, fumer [au travail] peut vous coûter votre emploi. Si la police pense que vous avez de l’herbe à la maison ou dans votre poche, elle s’en servira de prétexte pour mener un nombre incalculable de fouilles, dont les conséquences touchent avant tout les minorités.

Mais grâce à l’apparition de biens et services haut de gamme autour du cannabis, publier sa came sur Twitter ou Instagram devient un peu plus courant. Et dans le secteur du luxe, un poids lourd vient de faire son entrée sur le ring : le grand magasin Barneys a annoncé en février le lancement d’un nouveau rayon consacré au cannabis, dont le décor sera “instagrammable”, appelé The High End [au sens premier “haut de gamme”, avec une référence à l’expression to be high, “planer”]. Étant donné le profil type des clients – riches et blancs –, cette annonce rappelle sans détour que tout le monde ne prend pas les mêmes risques en fumant un petit joint. On voit aussi à qui profite la légalisation.

Vapoteuses dorées et hachoirs en argent

Barneys est le premier grand magasin américain à se lancer, mais il est tout naturel que les commerces (les grandes chaînes comme les boutiques de luxe) s’intéressent au marché florissant des produits dérivés de la marijuana à mesure que les autorités assouplissent les lois au niveau local et des États. Mais en invitant sa clientèle à se faire livrer du cannabis et à acheter des vapoteuses dorées ou des bongs aux formes artistiques, Barneys se joint aux enseignes comme les boulangeries véganes et les magazines sur papier glacé qui vantent de nombreux produits à la légalité variable et dont la vente ou la consommation a encore des conséquences indéniables pour la plupart des Américains.
The High End, qui, d’après le dossier de presse de Barneys, est “un espace luxueux dédié à l’univers du cannabis et au bien-être”, doit ouvrir en mars au magasin de Beverly Hills. Le lieu promet d’être enchanteur : les plans montrent des surfaces en marbre et des touches de vert (vous voyez ?), des vitrines en verre, des comptoirs en métal et un coin où s’asseoir. Ce décor conviendra aux comptes Instagram les plus chics et c’est en tout cas ce qu’espère Barneys.
Le grand magasin a dû persuader ses fournisseurs de se lancer dans cette voie afin de pouvoir vendre de véritables produits de luxe. “Au lieu de faire une sélection de produits existants, nous avons mis en place des partenariats, personnalisé des objets et conçu des nouveautés”, explique le directeur artistique de l’entreprise, Matthew Mazzucca. Le résultat ? Un hachoir en argent à 1 475 dollars, du papier à rouler fabriqué en France en chanvre bio et des pipes en verre soufflées à la main.
En revanche, vous ne trouverez pas de tétrahydrocannabinol (THC), c’est-à-dire le composé psychoactif du cannabis. Sa consommation à des fins récréatives est peut-être légale en Californie, mais sa vente nécessite une autorisation de l’État, que Barneys n’a pas. Pour contourner cet obstacle, le magasin s’est allié à la société Beboe, dite “Hermès de la marijuana”. Beboe servira d’intermédiaire entre Barneys et le marché légal du cannabis en Californie : ce partenaire informera la clientèle en magasin et prendra ses commandes, qui seront traitées ailleurs et livrées par un service appelé Emjay.
Selon le cofondateur de Beboe, Scott Campbell, ce partenariat avec Barneys est la suite logique des choses, au vu de la popularité croissante de la plante. “J’ai toujours aimé la culture liée au cannabis et ses boutiques spécialisées, mais elles sont souvent crasseuses, remplies de pipes et de bazar, explique-t-il.
J’attendais un endroit qui fasse plus adulte, car moi aussi j’ai grandi, je ne suis plus un fumeur de 15 ans.”
Ensemble, Barneys et Beboe innovent sur le marché américain. Mais si leur initiative est inédite, c’est parce qu’il y a quelques années encore, avant que la légalisation ne progresse réellement, le marché du cannabis était risqué, illégal et en marge de la bonne société.

Cannabis responsable

Les entrepreneurs comme Beboe tentent de s’adapter aux nouvelles lois et de se faire une place dans la culture actuelle du cannabis. “Au début, notre objectif était de travailler dans ce secteur et de le faire légalement, sans risquer de finir nous-mêmes en prison, raconte Scott Campbell. Maintenant que la fumée se dissipe et que le marché prend forme, on se demande comment s’en emparer de façon responsable.”
Beboe a aidé l’unité de recherche d’Ucla consacrée au cannabis, afin de collecter des fonds et de remédier à ce que Campbell qualifie de problèmes financiers et bureaucratiques constants. Il ajoute que lui et son associé, Clement Kwan, cherchent comment utiliser les ressources de la marque pour défendre la réforme pénitentiaire et lutter contre la mauvaise image du cannabis. De son côté, Mazzucca m’a précisé que Barneys ne prévoyait pas pour l’instant de se lancer dans ce genre de projet philanthropique, mais pourrait l’envisager à l’avenir.
Pourtant, même l’entrepreneur prenant le plus au sérieux sa responsabilité sociale ne peut avoir une influence directe sur la situation. En revanche, les investissements de grandes entreprises respectables comme Barneys vont forcément désavantager les détracteurs les plus intransigeants du cannabis, qui auront de plus en plus de mal à présenter cette drogue comme un fléau pour la santé, auquel s’adonnent de dangereux désaxés. Les élus sont peut-être insensibles aux plaidoyers en faveur du cannabis, mais ils sont rarement insensibles à l’argent. C’est d’ailleurs l’avis de Scott Campbell : “La boîte de Pandore est ouverte, on ne la refermera pas.”

Amanda Mull

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