lundi 18 février 2019

Sexualité – la grande enquête 1/5. Pourquoi les jeunes font si peu l’amour

THE ATLANTIC - WASHINGTON   Publié le 


Malgré la fin des tabous et la montée en puissance des applis de rencontre, la récession sexuelle s’installe chez les plus jeunes, s’alarme le magazine The Atlantic dans une enquête fleuve dont nous publions ici le premier volet.


Par les temps qui courent, le sexe devrait avoir le vent en poupe.
Un pourcentage record d’Américains estime que le sexe entre adultes non mariés n’est “pas du tout condamnable”. Le nombre de nouveaux cas de contamination par le VIH n’a jamais été si bas. La plupart des femmes ont – enfin – accès à une contraception gratuite et à la pilule du lendemain sans ordonnance.
Si vous aimez les coups d’un soir, les applications Grindr et Tinder permettent de trouver un partenaire dans l’heure. La phrase “Si quelque chose existe, il y en a forcément une version porno” est aujourd’hui un lieu commun. Les pratiques BDSMs’affichent au cinéma du coin. Mais pourquoi sortir puisqu’on peut voir des scènes de sexe, souvent très crues, en première partie de soirée sur les chaines du câble. Envoyer des sextos est, d’un point de vue statistique, normal.

Tolérance totale

Polyamour est un mot courant. Les termes un peu honteux comme perversion ont été abandonnés au profit de mots plus enjoués comme coquin. Les rapports anaux ne sont plus l’ultime tabou mais la “cinquième base” [selon la métaphore américaine du baseball, la première étant de s’embrasser avec la langue et la troisième les rapports bucco-génitaux]. Le magazine pour ados Teen Vogue a même publié un dossier sur la question. À l’exception peut-être de l’inceste et de la zoophilie – et bien sûr des relations non consenties – notre culture n’a jamais été si tolérante envers le sexe sous toutes ses formes.

Au grand soulagement de nombreux parents, éducateurs et ecclésiastiques, les adolescents commencent leur vie sexuelle plus tardivement. Entre 1991 et 2017, d’après l’enquête sur les comportements à risque des jeunes réalisée par les Centres américains de prévention et de lutte contre les maladies (CDC), le pourcentage d’adolescents âgés de 14 à 18 ans ayant eu des rapports sexuels est passé de 54 % à 40 %. Autrement dit, en l’espace d’une génération, ce n’est plus une majorité mais une minorité de lycéens qui a des rapports sexuels. (Et non ils ne sont pas plus nombreux à avoir des rapports bucco-génitaux.)
Pendant ce temps, le taux de grossesses adolescentes aux États-Unis a chuté de 30 %. Quand la baisse s’est amorcée, au début des années 1990, tout le monde s’en est félicité (à juste titre). Mais aujourd’hui, certains observateurs se demandent si ce phénomène, positif à tous égards, ne serait pas lié à des évolutions moins saines. Plusieurs facteurs portent à croire que le commencement plus tardif de la vie sexuelle chez les ados est en réalité le premier indice d’un évitement plus global de l’intimité physique qui se prolonge à l’âge adulte.
Depuis quelques années, Jean M. Twenge, professeure de psychologie à l’Université d’Etat de San Diego, publie des recherches visant à expliquer pourquoi la vie sexuelle des Américains est en déclin. Dans une série d’articles scientifiques et dans son dernier livre, Génération Internet [traduction française parue en septembre 2018, Éd. Mardaga], elle note que les jeunes adultes d’aujourd’hui sont bien partis pour avoir moins de partenaires sexuels que les membres des deux générations précédentes.
Les Américains nés à la toute fin des années 1990 ont 2,5 fois plus de chance de pratiquer l’abstinence sexuelle que les membres de la Génération X [nés entre les années 1960 et le début des années 1980] au même âge ; 15 % déclarent n’avoir jamais eu de rapport sexuel depuis l’entrée dans l’âge adulte.
Il est aussi possible que la Génération X et celle du Baby-Boom aient moins de rapports sexuels que les générations précédentes au même âge. Entre la fin des années 1990 et 2014, selon Jean Twenge, le nombre de rapports par an chez l’adulte moyen est passé de 62 à 54. À l’échelle individuelle, on ne se rend peut-être compte de rien, mais au niveau national, ça finit par s’accumuler.
Parmi tous les spécialistes que j’ai interrogés pour cet article, aucun n’a réellement contesté l’idée que le jeune adulte moyen, en 2018, a moins de rapports sexuels que ses homologues des générations précédentes. Et personne ne nie qu’il y a un décalage avec la perception publique – la plupart d’entre nous pense encore que les autres font beaucoup plus souvent l’amour que ce n’est le cas en réalité.

Récession sexuelle

De nombreux experts associent ce déclin à une baisse du nombre de couples chez les jeunes. Depuis 25 ans, moins de personnes se marient et ceux qui le font sautent le pas plus tardivement. Au départ, beaucoup d’observateurs ont pensé que la baisse du nombre de mariages était liée à une hausse du concubinage.
Mais le pourcentage de couples en union libre n’a pas suffisamment augmenté pour compenser le recul des mariages : environ 60 % des adultes de moins de 35 ans vivent actuellement sans conjoint ou partenaire. Et un adulte sur trois dans cette catégorie d’âge vit chez ses parents. Ceux qui vivent en couple ont souvent plus de rapports sexuels que ceux dont ce n’est pas le cas – et évidemment, vivre chez ses parents n’est pas bon pour la vie sexuelle. Mais ça n’explique pas pourquoi les jeunes sont moins nombreux à se mettre en couple.
Au fil de nombreuses conversations avec des sexologues, des psychologues, des économistes, des sociologues, des thérapeutes, des intervenants chargés de l’éducation sexuelle, mais aussi avec de jeunes adultes, j’ai entendu de nombreuses théories sur ce que j’ai fini par appeler la récession sexuelle.
On m’a dit que c’était peut-être une conséquence de la culture dite “des coups d’un soir”, d’une pression économique écrasante, de la forte hausse du pourcentage de personnes souffrant d’anxiété, de la fragilité psychologique, du recours généralisé aux antidépresseurs, du streaming, des œstrogènes présents dans l’environnement à cause des plastiques, des taux de testostérone en chute, du porno sur Internet, de la popularité des vibromasseurs, des applis de rencontres, de la paralysie provoquée par le nombre excessif d’options, des parents trop présents, du carriérisme, des smartphones, de l’info en continu, de la surabondance d’informations en général, du manque de sommeil, de l’obésité.

Fléau moderne

On peut citer n’importe quel fléau moderne et quelqu’un, quelque part, sera prêt à y voir la cause des problèmes modernes de libido.
Certains spécialistes justifient même le déclin du sexe par des arguments optimistes. Par exemple, le taux d’abus sexuels sur les enfants baisse ces dernières décennies, et ce type de traumatisme entraîne parfois une sexualité précoce et la multiplication des partenaires. Et aujourd’hui, certains se sentent peut-être moins contraints d’avoir des rapports sexuels, grâce à l’évolution des relations hommes-femmes et à la prise de conscience sur la diversité des orientations sexuelles, dont l’asexualité. Peut-être que plus de gens donnent priorité à l’école et au travail par opposition à l’amour et au sexe, du moins pendant un temps, ou peut-être qu’ils choisissent leur conjoint avec beaucoup de soin – auquel cas, tant mieux pour eux.
Nombre de ces facteurs, peut-être tous, sont susceptibles d’être justes. Malgré tout, lors de mes interviews et dans les travaux de recherche que j’ai compulsés, quelques-uns étaient récurrents et chacun d’entre eux a des incidences profondes sur notre bonheur.
DESSIN FALCO

I. Sexe en solo

La récession sexuelle n’est pas un phénomène exclusivement américain. Dans la plupart des pays, la vie sexuelle de la population ne fait pas l’objet d’un suivi précis, mais les États qui se penchent sur la question (tous riches) signalent aussi une diminution du nombre de rapports et un début plus tardif de la vie sexuelle. 
L’une des études les plus réputées dans ce domaine, l’Enquête britannique sur les comportements et habitudes sexuelles (NATSAL), a conclu en 2001 que les personnes âgées de 16 à 44 ans avaient des rapports plus de six fois par mois en moyenne. En 2012, ce chiffre était inférieur à cinq fois. Au cours de la même période, les Australiens en couple sont passés d’1,8 rapport par semaine à 1,4. En Finlande, l’étude appelée “Finsex” a observé une diminution de la fréquence des rapports sexuels, ainsi qu’une hausse de la masturbation.
Aux Pays-Bas, l’âge médian auquel les personnes ont leur premier rapport sexuel est passé de 17,1 en 2012 à 18,6 en 2017, et les autres formes de contact physique ont aussi été retardées, y compris s’embrasser. Ces informations n’ont pas suscité un soulagement général, comme aux États-Unis, mais des inquiétudes. Les Néerlandais se félicitent d’avoir des adolescents et des jeunes adultes bien dans leur peau. Si ces populations zappent une phase cruciale de leur développement, une étape qui comprend non seulement le flirt et les baisers, mais aussi les chagrins d’amour et les déceptions, ne risquent-elles pas d’être mal préparées aux défis de l’âge adulte ?
Et la Suède, qui n’avait pas réalisé d’étude sur le sexe depuis 20 ans, en a récemment lancé une. Les pouvoirs publics s’inquiètent des sondages selon lesquels les Suédois auraient eux aussi moins de rapports. Ce pays, qui compte l’un des taux de natalité les plus élevés d’Europe, ne veut pas risquer de le voir chuter. “Si les conditions sociales d’une vie sexuelle saine se sont détériorées, notamment à cause du stress ou d’autres facteurs défavorables”, a écrit en 2016 le ministre suédois de la Santé dans une tribune, alors c’est un “problème politique”.

Les “herbivores” du Japon

Nous en venons ainsi au Japon. Le pays est en pleine crise démographique et incarne les dangers de l’absence de sexe. En 2005, un tiers des célibataires japonais âgés de 18 à 34 ans étaient vierges ; en 2015, ce chiffre était de 43 % et le pourcentage de personnes déclarant qu’elles n’avaient pas l’intention de se marier avait aussi augmenté. (Non pas que le mariage soit une garantie de la fréquence des rapports sexuels : selon une autre étude connexe, 47 % des personnes mariées n’avaient pas eu de rapport depuis au moins un mois.)
Depuis près de dix ans, la presse occidentale associe la déprime sexuelle japonaise à l’avènement d’une génération de soushoku danshi, soit littéralement de “garçons qui mangent de l’herbe”. Ces “herbivores” se désintéressent des femmes et d’une carrière professionnelle classique. La nouvelle taxonomie de la vie platonique japonaise compte aussi des termes comme hikikomori (ermites), parasaito shinguru (“célibataires parasites” qui vivent chez leurs parents au-delà de la vingtaine) et otaku (“fans obsessionnels”, notamment de manga et d’anime), autant de pans de la population qui contribueraient au sekkusu shinai shokogun(“syndrome du célibat”).
Au départ, la plupart des analyses occidentales sous-entendaient sans grande subtilité que le Japon était un pays farfelu. Mais le ton a changé quand l’Occident s’est rendu compte que le cas japonais n’était peut-être pas tant une curiosité qu’une mise en garde. Des perspectives professionnelles catastrophiques ont d’abord poussé de nombreux hommes à rester célibataires, puis la culture s’est adaptée et elle encourage même ces pratiques solitaires. Roland Kelts, auteur américano-japonais qui vit à Tokyo, y voit “une génération qui préfère la libido virtuelle aux exigences imparfaites ou inattendues des relations avec des femmes”.
Attardons-nous un moment sur ce point. Le Japon fait partie des principaux producteurs et consommateurs de porno au monde, et crée aussi des genres de porno à part entière, comme le bukkake (ne cherchez même pas à savoir). C’est aussi un leader mondial en matière de conception de poupées sexuelles réalistes et haut de gamme. Mais il est peut-être encore plus révélateur que le Japon invente des modes de stimulation génitale qui ne cherchent plus à imiter le sexe à l’ancienne, c’est-à-dire le sexe concernant plus d’une personne à la fois. Dans The Economist, un article récent intitulé “Au Japon, l’industrie du sexe est de moins en moins sexuelle” décrivait le concept des onakura, des lieux où des hommes paient des employées pour qu’elles les regardent se masturber, et expliquait que “les services qui rendent la masturbation plus agréable sont en pleine croissance” car beaucoup de jeunes jugent “fatigante” l’idée même des rapports sexuels.

Procrasturbation

De 1992 à 2014, le pourcentage d’hommes américains déclarant s’être masturbé au cours d’une semaine a doublé (pour atteindre 54 %), un chiffre qui a triplé chez les femmes (pour atteindre 26 %). L’accès aisé au porno est un élément à prendre en compte, évidemment, ainsi qu’au vibromasseur : une étude de grande ampleur de 2008 a conclu qu’environ 50 % des femmes en avaient déjà utilisé un, et tout semble indiquer que sa popularité n’a fait qu’augmenter depuis. Les marques, les modèles et les fonctionnalités ont sans aucun doute proliféré.
Cette évolution est d’autant plus frappante que la civilisation occidentale a des complexes sur la masturbation depuis Onan, au moins. Comme l’écrivent Robert T. Michael et ses coauteurs dans l’ouvrage Sex in America, le fabricant de céréales J. H. Kellogg exhortait les parents américains à la fin du XIXe siècle à prendre des mesures radicales pour empêcher leurs enfants de se procurer du plaisir, au moyen de la circoncision sans anesthésie ou de l’application de phénol sur le clitoris. En raison de ce type de discours, entre autres facteurs, la masturbation est restée taboue jusqu’au XXe siècle. Dans les années 1990, quand le livre de Robert T. Michael est sorti, les passages sur la masturbation ont été accueillis avec “des gloussements nerveux, choc et dégoût”, alors même que cette activité était courante.
Aujourd’hui, la masturbation est encore plus répandue mais les craintes liées à ses effets (auxquelles s’ajoutent des inquiétudes sur l’omniprésence du porno sur Internet) sont invoquées par toutes sortes de gens, dont le psychologue Philip Zimbardo ( responsable de la célèbre expérience de Stanford sur l’incarcération). Sa carrière a pris un nouvel élan depuis qu’il milite contre le porno. Dans son livre Man, Interrupted [l’homme inachevé], il avertit que la “procrasturbation” (mot-valise peu élégant qu’il a créé en associant procrastination et masturbation) risque de pousser les jeunes hommes à l’échec universitaire, social et sexuel. Gary Wilson, qui gère le site Internet Your Brain on Porn [ton cerveau sous l’emprise du porno], est du même avis. Dans un TED Talk, il fait valoir que se masturber devant du porno sur Internet crée une dépendance, des transformations cérébrales structurelles, et une épidémie des troubles de l’érection.
Ces hypothèses sont reprises et amplifiées par un organisation basée à Salt Lake City et baptisée Fight the New Drug (“combattons la nouvelle drogue”, c’est-à-dire le porno), qui fait des centaines d’interventions dans des écoles. Le site NoFap [non à la branlette], rejeton d’un forum populaire sur Reddit créé par un prestataire de Google à la retraite, propose à ses membres un programme pour arrêter de se masturber. En marge, le groupe d’extrême-droite Proud Boys [fiers garçons] interdit à ses membres de se masturber plus d’une fois par mois. Le fondateur de ce club, Gavin McInnes – un des cofondateurs de Vice Media – a déclaré que la pornographie et la masturbation ôtaient à la Génération Y “l’envie d’être en couple”.

L’empire du porno

La vérité semble plus complexe. Rares sont les éléments de preuve qui indiquent une épidémie de troubles de l’érection chez les hommes jeunes. Et je n’ai pas trouvé de chercheur capable de démontrer que le porno était addictif.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe aucune corrélation entre le visionnage de porno et le désir d’avoir une véritable vie sexuelle. Ian Kerner, sexothérapeute réputé, m’affirme qu’il ne juge pas le porno malsain (il recommande certains types de porno à certains patients), mais qu’il travaille avec de nombreux hommes qui, inspirés par le porno, “se masturbent comme à 17 ans”, au détriment de leur vie sexuelle. “Ça émousse leur désir”, précise-t-il. Selon lui, c’est pour cette raison qu’un nombre croissant de patientes signalent qu’elles sont plus demandeuses de sexe que leur partenaire.
Dans le cadre de cet article, j’ai contacté des dizaines de personnes âgées de 20 à 40 ans, dans l’espoir de mieux comprendre la récession sexuelle. J’ignore si elles sont représentatives de la population, mais j’ai cherché des personnes ayant des expériences variées. Certaines n’avaient jamais eu de relation amoureuse ou sexuelle, d’autres étaient follement amoureuses, avaient une vie sexuelle débridée, ou les deux. Même s’il y a un déclin du sexe, la plupart des gens continuent à avoir des rapports – lors d’une récession économique, la majorité de la population active conserve un emploi.
Mais la métaphore de la récession reste imparfaite, bien sûr. La plupart des gens ont besoin de travailler, ce qui n’est pas le cas des relations amoureuses et du sexe. J’ai discuté avec un grand nombre de personnes qui étaient célibataires et abstinentes par choix. J’ai aussi été fascinée par le nombre de jeunes dans la vingtaine qui étaient loin d’être satisfaits par la situation actuelle en matière de rencontres et de sexe. Tous m’ont demandé si ça avait toujours été si difficile. Malgré la variété de leurs histoires, plusieurs tendances sont apparues.
L’un des thèmes récurrents, sans surprise, est le porno. Pourtant, je ne m’attendais pas à trouver autant de personnes qui séparent complètement leur consommation de porno et leur vie sexuelle. La frontière reste toutefois poreuse : par exemple, de nombreuses femmes hétérosexuelles m’ont raconté que se familiariser avec le sexe en regardant du porno semblait avoir donné à certains hommes des habitudes sexuelles consternantes. Mais dans l’ensemble, les deux activités – le sexe avec un partenaire et le visionnage de porno en solitaire – étaient indépendantes. “Mes préférences en ce qui concerne le porno et mes partenaires sont très différentes”, m’a affirmé un homme dans la trentaine, avant de préciser qu’il regarde du porno environ une fois par semaine. Selon lui, ça n’a pas vraiment d’effet sur sa vie sexuelle. “J’en regarde en sachant que c’est de la fiction”, explique une femme de 22 ans, qui ajoute qu’elle ne l’“intériorise” pas.

La vie numérique

J’ai repensé à ces remarques quand Pornhub, premier site de pornographie, a publié sa liste des requêtes les plus populaires en 2017. En première place, pour la troisième année exécutive, se trouvait “lesbienne” (une catégorie chère aux hommes comme aux femmes). La deuxième place était “hentai” – animes, mangas et autres formes de porno animé. Bien sûr, le porno n’a jamais ressemblé au sexe dans la vie réelle, mais le hentai n’appartient même pas à notre monde – et c’est justement l’absence de réalité qui plaît.
Dans un article du New York Magazine sur les préférences en matière de porno, Maureen O’Connor décrit les façons dont le hentai transforme les parties du corps (“les yeux sont plus gros que les pieds, les seins sont aussi gros que la tête, les pénis sont plus larges que la taille”) et érotise le surnaturel (les “formes humaines sexy” côtoient des “fourrures pastel et des cornes, des oreilles et des queues d’animaux”). Autrement dit, la catégorie la plus populaire porte sur du sexe qui ne concerne que la moitié de la population et la deuxième n’est pas tant charnelle qu’hallucinatoire.
Nombre des jeunes avec qui j’ai discuté voient le porno comme une activité numérique parmi d’autres, une façon de déstresser, un divertissement. C’est autant lié à leur vie sexuelle (ou à son absence) que les réseaux sociaux ou le visionnage de tous les épisodes d’une série en une fois. Un homme de 24 ans me l’a expliqué par courriel :
“Avec Internet, il est si facile de satisfaire nos besoins fondamentaux sociaux et sexuels qu’on n’est beaucoup moins encouragés à sortir dans le ‘monde réel’ pour les combler. Ce n’est pas qu’Internet donne plus de satisfaction que le sexe ou les relations amoureuses, car ce n’est pas le cas… [Mais ça peut] fournir juste assez de satisfaction pour calmer ces besoins… Je pense qu’il est sain de se demander : ‘Si je n’avais pas tout ça, est-ce que je sortirais plus ? Est-ce que j’aurais plus de rapports sexuels ?’ Pour beaucoup de gens de ma génération, je crois que la réponse est oui.”

Panne de libido

Même des personnes en couple m’ont affirmé que leur vie numérique semblait rivaliser avec leur vie sexuelle. “On ferait sûrement l’amour beaucoup plus souvent, a noté une femme, si on n’allumait pas la télé et si on ne jouait pas sur nos téléphones en rentrant à la maison.” Ce point paraît paradoxal ; notre désir de sexe est censé être primaire. Qui préfère folâtrer sur Internet plutôt qu’en vrai ?
Les ados, par exemple. Dans le cadre d’une curieuse étude parue en 2017 dans le Journal of Population Economics, des chercheurs ont déterminé, en s’intéressant à la date d’arrivée du haut débit dans chaque pays, que l’accès à cette technologie expliquait 7 à 13 % de la baisse des grossesses adolescentes entre 1999 et 2007.
Peut-être que les ados ne sont pas des créatures aussi hormonales que nous le pensons parfois. Peut-être que la libido humaine est plus fragile qu’on ne le croyait, et qu’elle tombe facilement en panne.

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