mercredi 13 février 2019

Nosographie psychiatrique : un peu de yin dans le yang et vice versa

Publié le 01/02/2019



Commentant un article publié dans la revue World Psychiatry[1], un psychiatre exerçant à Perth (en Australie) évoque certaines critiques à l’encontre du célèbre DSM. On reproche notamment à ce manuel sa volonté de « faire autorité », de refléter uniquement la vision des psychiatres et de « ne pas être immunisé contre des considérations sociopolitiques » dans la présentation des maladies, considérées comme des « entités discrètes », analogues aux nombres entiers ou aux boules sur un boulier, alors qu’une autre approche de la psychopathologie serait possible.

Dans cette « alternative » à la nosographie dominante (présumée « officielle »), il n’existe plus de telles entités discrètes, mais tout un continuum entre les maladies, avec une variation progressive pour passer d’une affection à une autre, contrairement à la conception discrète (comme dans le classique DSM) où ce passage « inter-morbide » se fait sans transition. Au milieu du XIXème siècle, cette conception d’un chevauchement continu entre les maladies s’épanouit dans la « théorie de la psychose unitaire[2] » prédominant alors chez les psychiatres européens (comme le Belge Joseph Guislain et les Allemands Ernst Albrecht von Zeller et Heinrich Neumann), avant d’être combattue à partir de 1860 par d’autres psychiatres (comme les Allemands Karl Ludwig Kahlbaum et Emil Kraepelin), puis réhabilitée au milieu du XXème siècle par le psychiatre allemand Klaus Conrad (mais l’influence de ce dernier souffre sans doute de son passé nazi).

Entités discrètes ou continuum

Contre cette conception unitaire, Kraepelin propose en 1896 « la dichotomie d’un spectre morbide unitaire en entités discrètes » : la démence précoce et la folie maniaco-dépressive. La « démence précoce » est renommée « schizophrénie » en 1908 par le Suisse Eugen Bleuler (qui crée aussi le terme « autisme »), puis démembrée en plusieurs catégories (renfermant elles-mêmes plusieurs sous-types) par le psychiatre allemand Karl Leonhard[3].

Pour le psychiatre australien qui nous invite ainsi à reconsidérer l’histoire de la classification des maladies mentales, le modèle du continuum des troubles psychotiques soulève la critique d’être à la fois « scientifiquement incertain et cliniquement impraticable. » Mais ce survol historique rappelle que la nosographie oscille depuis longtemps entre une approche qualitative (ou taxinomique) où les maladies sont perçues de façon discrète, comme des entités distinctes, et une approche quantitative (ou dimensionnelle) où une maladie unique apparaîtrait sous divers avatars cliniques en fonction d’une balance entre l’intensité respective de ses différents troubles. Notre confrère australien estime que ces approches (complémentaires ?) demeureront sans doute toujours « dialectiquement reliées, comme le yin et le yang » : de même qu’il existe un peu de yin dans le yang et vice-versa, un reliquat de chaque conception subsiste au sein de la conception opposée…

[1] RF Krueger & coll.: Progress in achieving quantitative classification of psychopathology. World Psychiatry, 2018 (17-3): 282–293.

Dr Alain Cohen
RÉFÉRENCE
Jablensky A : The dialectic of quantity and quality in psychopathology. World Psychiatry, 2018; 17: 300–301.

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