jeudi 7 février 2019

Moi JEune : «J’ai été élevée par ma mère… et par Twitter»

Dessin James Albon

Filtres Instagram, hashtags pour s’éduquer, harcèlement sur Facebook… Cinq étudiants racontent à «Libération» leur relation, leur addiction ou leurs mésaventures avec les réseaux sociaux.

En publiant ces témoignages, Libération poursuit l’aventure éditoriale entamée depuis quatre ans avec la Zone d’expression prioritaire. Ce média participatif donne à entendre la parole des jeunes dans toute leur diversité et sur tous les sujets qui les concernent. Ces récits, à découvrir aussi sur La-zep.fr, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France. Retrouvez nos précédentes publications.

Fatoumata, 18 ans, étudiante, Sarcelles (Val-d’oise) : «J’abuse quand je reste dans ma chambre scotchée à mon écran»

«J’utilise mon téléphone en moyenne sept heures par jour. Quand je me réveille, la première chose à laquelle je pense, c’est d’aller sur mon téléphone pour regarder si j’ai des messages et y répondre. Le soir, c’est la dernière chose que je fais : j’envoie des messages, et si je n’arrive pas à dormir, je vais sur Instagram pour regarder des vidéos. Je ne sais pas réellement où passent ces sept heures. En fait, à chaque fois que j’ai du temps, je suis dessus…
«Je suis aussi sur mon téléphone quand j’ai quelque chose d’important à faire, en mode zapping. Quand je fais mes devoirs, la vaisselle, à manger, quand je range ma chambre, je m’arrête toutes les cinq-dix minutes pour le consulter. Quand je n’ai pas prévu de sortir, je fais des allers-retours entre les applis. Sur mon écran, je regarde des vidéos sur YouTube, des séries sur Netflix. Surtout les séries de superhéros. Je vais sur les réseaux sociaux, j’envoie des messages à mes amies sur Snapchat et Instagram. Même à mes sœurs qui sont dans le même appart que moi !
«Je passe aussi énormément de temps à suivre l’actualité et les influenceuses et youtubeuses du moment : Miss_serbiaa, Jazztvshow, YanissaXoxo, Sananas… Mes rappeurs préférés aussi : Ninho, MHD. Je suis leurs vies et je regarde ce qu’ils font, juste parce que j’aime bien leurs personnalités.
«Ça soûle ma mère. Elle est persuadée que ce n’est pas une bonne chose pour moi. Elle dit que sur Internet on peut tomber sur tout et n’importe quoi, que ce n’est pas sécurisé, et ça l’inquiète. Elle dit aussi que ça m’empêche d’être attentive dans la vie en général. Mais j’ai besoin qu’elle comprenne que je suis une adulte responsable et que je sais faire la part des choses : je sais ce que j’ai envie de regarder, ce que j’y fais et je suis assez mature pour pas me faire influencer par des contenus choquants.
«Ma mère n’a pas complètement tort non plus ! Quand elle me parle, je ne réponds pas parce que je suis sur mon téléphone. J’abuse quand je reste toute la journée enfermée dans ma chambre scotchée à mon écran. Je préférerais sortir ou faire du sport, mais j’ai la flemme et peu de motivation. Après avoir passé une journée comme ça, j’ai parfois l’impression d’être partie dans un autre monde, sans avoir eu à bouger de chez moi.»

Norah, 20 ans, étudiante, Angers : «Mon profil Instagram, c’est moi en mieux» 

«J’utilise les réseaux sociaux tous les jours. Quand je me lève, c’est le premier truc que je regarde. Et c’est la dernière chose que je fais quand je me couche. J’y poste des selfies, je suis un peu égocentrique mais je ne suis pas vraiment excessive. Quand je pense à cette tendance qu’on a de s’afficher, je me trouve un peu ridicule. On en vient à se juger uniquement sur le physique, moi la première, sur des photos, au nombre de "like" qu’on a.
«Instagram, c’est le nouveau Tinder, tu te vends. Ça m’est déjà arrivé de me faire belle juste pour faire la photo Insta. Je ne le fais pas tout le temps, parce que ce serait vraiment pathétique. Mais le selfie, c’est prenant… Tu en prends un, puis dix, puis cinquante, et puis aucun ne te va et tu te trouves moche sur toutes les photos ! C’est ridicule d’en arriver là. Tout doit être modifié pour se trouver potable, "postable". Cet afflux de photos peut provoquer des complexes.
«C’est rassurant de pouvoir maîtriser la situation dans laquelle tu es prise en photo. Même sans faire de mise en scène, juste avec des filtres. Je les utilise tout le temps ! C’est trop addictif. Je me verrai mal ne plus en utiliser. Mais subtilement. On voit la différence entre le moi d’avant et le moi d’après, mais on dirait toujours moi… en mieux. C’est juste ce qu’on voudrait être. Quand on parle du culte de l’image, on y voit beaucoup de négatif, et je sais qu’il y en a. Mais pour moi, quand tout va bien dans ma vie, je prends tout l’aspect cool, on échange, on partage, et, oui, ça peut booster la confiance en soi.»

Charlotte, 21 ans, étudiante, Paris : «Mes harceleurs avaient les pleins pouvoirs»

«En seconde, je suis sortie avec un des garçons les plus "populaires" du lycée. Moi qui n’étais d’habitude pas une fille que l’on remarque, j’étais sous les projecteurs. A 16 ans, c’était la folie. Je me sentais enfin intéressante, enfin exister. Sauf que tout ne s’est pas passé comme prévu. Au bout de deux ou trois mois, le grand gaillard a voulu aller plus loin. Je n’étais pas du tout prête et je le lui faisais savoir. Et il a commencé à s’éloigner de moi à cause de ça.
«Alors qu’est-ce que la gamine un peu perdue que je suis a décidé de faire pour prouver à son "bien-aimé" qu’elle valait quand même le coup ? Eh bien elle a envoyé une photo d’elle dénudée. Et bingo, le garçon était super content ! Tellement fier d’avoir une copine qui ose faire ce genre de choses qu’il a envoyé la photo à tous ses supers copains. Là, le cauchemar a débuté. J’ai reçu sur Facebook plusieurs demandes d’ajout de garçons que j’ai acceptées sans savoir ce que ça engendrerait par la suite.
«Quelques jours plus tard, j’étais devenue la risée de tout l’établissement. Mon harcèlement quotidien prenait la forme de moqueries sur Facebook ou Twitter : "Envoie tes seins pour voir !" "Bah quoi, tu veux plus montrer ta chatte ?" Au lycée, c’était juste des regards insistants, ils n’osaient pas vraiment m’approcher. Mais sur les réseaux, c’est comme s’ils avaient les pleins pouvoirs. De vrais dictateurs qui exerçaient leur emprise sur moi, sans aucune pitié. Oui, c’est bien Internet qui m’a rendu complètement folle, honteuse, paranoïaque.»

Yasmine, 21 ans, étudiante, Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) : «Twitter m’aide vraiment à grandir»

«Sans Twitter, je ne serais pas aussi ouverte d’esprit. Adolescente, j’étais introvertie, avec un esprit rempli d’idées et de choses à dire, mais j’étais trop timide pour l’ouvrir. Dans ma famille et dans mon cercle d’amis, je me suis toujours sentie comme un poisson qui nageait à contre-courant, une "misfit". Twitter était un peu mon petit monde parallèle où je pouvais dire ce que je voulais sur qui je voulais sans avoir à me justifier car personne de la "vraie vie" ne me suivait.
«En grandissant, j’ai commencé à comprendre les étiquettes que je représentais pour la société : une femme, noire, musulmane, élevée par une mère célibataire et vivant dans une "zone sensible". Au moment où je voulais simplement être moi, Yasmine, j’ai réalisé qu’un combat devait être mené. L’une des nombreuses choses qui me l’ont fait réaliser a été le mouvement #BlackLivesMatter aux Etats-Unis, qui a fleuri sur Twitter en 2013. Je ressentais leur colère et leur soif de combat. Ce hashtag m’a révélé une nouvelle ère de conscience sociale.
«D’autres hashtags tels que #BlackGirlsMagic ou #BlackExcellence m’ont aidée à prendre confiance en moi et à aimer encore plus ma couleur de peau, mes cheveux crépus et mes traits. Twitter a aussi impulsé mon éducation sur le féminisme et la nécessité d’égalité des droits pour les LGBTQ+. J’ai également réalisé grâce aux hashtags #MeToo ou #Balancetonporc que nous vivons dans une société où la culture du viol est banalisée, et que cela doit impérativement changer. La liste des hashtags qui ont ouvert les portes de mon esprit pourrait s’allonger encore et encore. Alors oui, de simples hashtags peuvent conduire à de réelles révolutions, qu’elles soient personnelles, sociales ou politiques. Lire les expériences réelles des gens sur Twitter m’a vraiment donné un troisième œil, m’aide vraiment à grandir. C’est une fenêtre sur le monde et j’en suis très reconnaissante. #StayWoke.»

Gustave, 21 ans, étudiant, Paris : «J’ai eu la maladie d’Instagram»

«Facebook depuis sept ans, Instagram et Snapchat depuis quatre ans… J’utilise beaucoup les réseaux sociaux. Mon préféré est de loin Instagram. J’y poste surtout des photos de moi, de ce que je fais, mes activités, mes visites, mes voyages. C’est important pour moi de partager mon train de vie. Il y a un an, j’étais atteint d’une maladie d’Instagram. Tous les jours, à 19 heures, je publiais une photo. Puis j’ai tout supprimé. Cela ne correspondait plus à mon image et à ma définition des réseaux sociaux. Sur les réseaux sociaux, on cherche tous à fixer une image un peu plus polie de soi-même. On embellit et on arrondit les angles. C’est la vérité, mais elle est montrée comme on veut la montrer au monde. Je ne pense pas que cette mise en scène de moi travestisse la réalité, parce que finalement cette réalité existe. Il faut faire une différence entre le personnage Instagram et le personnage de la vraie vie. Cela n’a rien à voir.
«J’adore faire des petites mises en scènes qui sont pour moi la perfection de l’instant : aligner des objets, des fruits, des légumes, des plats, pour que ce soit parfait à l’image. Mais ça correspond aussi à ce que j’aime. Depuis mon plus jeune âge, de toutes mes photos, je me suis exercé à garder uniquement la meilleure. Inconsciemment maintenant, je sélectionne la photo qui pour moi est la meilleure, niveau lumière, position des objets, etc. Ce sont plein de facteurs qui doivent être combinés pour créer la photo que je veux poster à un moment donné.
«Sur Instagram, le regard est devenu un quotidien, on s’est habitué à ce que sa vie soit regardée. Mes photos préférées sont celles que j’ai faites avec les "instagrameuses" qui, elles, sont vraiment enfermées dans un profil Instagram. Elles sont soumises à une pression d’homogénéité par rapport à leur contenu. C’est-à-dire qu’en voulant rester fidèles à l’image qu’elles représentent d’elles-mêmes, elles ne peuvent pas être libres. J’ai compris que ce réseau de liberté d’expression et d’image devient un carcan.»

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