mardi 5 février 2019

Les neurosciences peuvent-elles devenir des auxiliaires de la justice ?

Par Florence Rosier  Publié le 4 février 2019



Pour mieux cerner la responsabilité d’un accusé, la justice fait désormais appel à l’imagerie cérébrale. Pour autant, cet outil n’est pas assez mûr pour cet usage, alertent les neurologues, les psychiatres, les magistrats et le Comité d’éthique.
En juin 2007, à Lyon, une bagarre éclate entre deux hommes résidant dans un foyer pour personnes en grande difficulté. L’un d’eux, Sébastien, frappe violemment l’autre qui, pour lui échapper, se défenestre du deuxième étage. Lors de l’instruction, « alors que l’expertise psychiatrique ne décèle aucun trouble mental, deux neuropsychiatres diagnostiquent un syndrome frontal lié à l’ablation, subie à l’âge de 12 ans, d’une tumeur au cerveau qui aurait laissé Sébastien épileptique », relatent Laura Pignatel et Olivier Oullier, respectivement chercheuse en droit privé et professeur de neurosciences, tous deux à l’université Aix-Marseille, dans la revue Cités (2014).

Pour les neuropsychiatres, Sébastien n’est pas responsable de ses actes. Mais, dans une contre-expertise, des psychiatres réfutent cette analyse : l’acte commis par Sébastien viendrait de sa personnalité antisociale. « Psychiatres et neuropsychiatres ont ainsi débattu pendant une semaine au sein de la cour d’assises du Rhône. Finalement jugé pour coups mortels, Sébastien est déclaré pénalement responsable, non pas de meurtre, mais du délit de coups et blessures. Il est condamné à une peine d’amende. »
« Ce n’est pas moi, c’est mon cerveau ! » Depuis quelques années, ce plaidoyer inattendu résonne dans les prétoires. Mais son bien-fondé fait débat. Quelle peut être, quelle doit être la place des neurosciences au tribunal ? Dans quelle mesure peut-on atténuer la peine, voire déresponsabiliser un criminel du seul fait de l’observation, par l’imagerie médicale, dans son cerveau, d’une anatomie ou d’un profil d’activation différents de la « norme » : des « anomalies » qui pourraient entraîner une vulnérabilité accrue à des comportements déviants ou violents ? Que signifie d’ailleurs la « norme », en matière de psyché humaine ? Le 24 janvier, près de 150 psychiatres étaient réunis à Paris pour débattre de ces questions brûlantes, lors du grand congrès annuel de psychiatrie francophone, L’Encéphale.
« Minority Report », tel était le titre de ce débat. Un hommage au film de Steven Spielberg (2002), dont le scénario s’inspirait d’une nouvelle de Philip K. Dick (1956), maître de la science-fiction. L’écrivain racontait un futur envahi par l’obsession sécuritaire : en 2054, des êtres humains mutants, les « précogs » (« précognitifs »), pouvaient prédire les crimes à venir grâce à leur don de prescience.

Les robes noires se tournent vers les blouses blanches

« Nous avons déjà un pied dans le monde de Philip K. Dick ! »,s’est exclamé, lors du congrès, Mathieu Lacambre, psychiatre au CHU de Montpellier. Car les neurosciences sont en voie de remplacer les « précogs », dans l’espoir de mieux cerner la culpabilité d’un accusé ou de prédire un risque de récidive criminelle.
Quand les robes noires se tournent vers les blouses blanches, pour scruter le cerveau d’un accusé, la couleur des verdicts peut-elle changer ? La réponse est oui. Surtout aux Etats-Unis, où, depuis 1992, des accusés ont été acquittés ou condamnés sur la base de données d’imagerie. En Europe aussi, dans un nombre très limité de cas. Mais quel est le degré de fiabilité de ce nouvel outil ?
« L’imagerie cérébrale, principalement l’IRM anatomique, est de plus en plus utilisée en justice », assure Sonia Desmoulin-Canselier, docteure en droit privé, chargée de recherche au CNRS (universités de Nantes et de Paris-I). Depuis longtemps déjà, la justice sollicite l’avis des neurologues. Expert auprès des tribunaux, le professeur Laurent Cohen est l’un d’eux. « Le plus souvent, nous sommes consultés dans des procédures civiles, pour évaluer les préjudices chez un blessé. Mais il nous arrive d’examiner aussi des questions de responsabilité »,explique ce clinicien chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) à Paris.
Par exemple, dans l’affaire de cet homme qui, ayant percuté une foule en voiture, plaide aujourd’hui l’irresponsabilité : une maladie neurologique lui aurait, littéralement, fait perdre les pédales. Ou cet autre, sans antécédent judiciaire, qui a massacré toute sa famille sans aucune raison apparente. « On lui a trouvé une petite anomalie cérébrale, raconte Laurent Cohen. Et l’on s’est interrogé : cette anomalie aurait-elle pu provoquer une crise d’épilepsie qui aurait elle-même entraîné ce passage à l’acte ? » Non, avait conclu une première expertise psychiatrique. L’expertise neurologique a été plus nuancée. Au final, cet homme a été interné dans un service spécialisé.

« Un délit de sale gueule »

Jusqu’ici, il s’agissait surtout de faire appel aux images de l’anatomie du cerveau (IRM structurelle). L’irruption des images du fonctionnement du cerveau (IRM fonctionnelle) dans des affaires de justice est plus récente. Seul exemple connu en France : l’affaire Vincent Lambert. Dans ce drame familial, il ne s’agissait pas d’établir une éventuelle culpabilité, mais de déterminer si ce père de famille de 42 ans, dans un état dit « pauci-relationnel » depuis dix ans à la suite d’un accident de la route, conservait une part de conscience.
Faire appel à l’étude du cerveau pour éclairer la justice : une tentation qui remonte à la fin du XVIIIe siècle. Franz Joseph Gall (1758-1828), un médecin allemand, invente alors la « phrénologie », cette pseudoscience visant à déceler les facultés et les penchants humains en palpant le crâne. La théorie sera reprise par le professeur de médecine légale italien Cesare Lombroso (1835-1909), qui « va s’engouffrer dans cette voie pour développer sa théorie du criminel né », raconte Mathieu Lacambre. Examinant 35 crânes de criminels décapités, il croira pouvoir en déduire qu’on peut identifier les individus qui vont commettre un crime d’après la forme de leur crâne et leur faciès. « Un délit de sale gueule », en somme.
Revenons à l’actuelle irruption des neurosciences dans le monde de la justice. En droit français, « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » (article 122-1, alinéa 1 du code pénal). Mais quelle valeur de preuve peut avoir l’imagerie médicale pour déterminer le discernement d’un accusé au moment des faits ?
Rappelons d’abord qu’en 2011, la France est le premier pays au monde à admettre, dans sa loi de bioéthique, le recours aux techniques d’imagerie cérébrale lors de procédures judiciaires. Pourquoi ? L’expertise judiciaire est alors jugée trop subjective. Il s’agirait donc « d’objectiver l’existence d’un préjudice (en matière civile principalement) ou d’un trouble psychique ou neuropsychique (en matière pénale surtout) »,écrivent Laura Pignatel et Victor Geneves, doctorants en droit, dans leur rapport « Etat de l’art “droit et neurosciences“ » (2016). Mais les auteurs y lisent une autre raison, moins avouable : il s’agirait aussi d’évaluer la dangerosité d’un individu de manière plus objective.
Ici, l’on peut s’étonner. Depuis 2011, le législateur juge donc les techniques de l’imagerie cérébrale (sans préciser s’il s’agit d’IRM anatomique ou fonctionnelle) assez fiables pour éclairer l’expertise judiciaire. La surprise est que la loi va ainsi à rebours de l’opinion de toutes les parties prenantes – du moins pour l’IRM fonctionnelle ! Neuroscientifiques, psychiatres, magistrats et même le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) : tous s’affirment contre cette approche.

« Il existe un consensus de la communauté scientifique pour dire que les données de l’IRM fonctionnelle ne sont pas aujourd’hui assez fiables pour être utilisées dans le domaine légal », résume Stephane De Brito, chercheur en psychologie à l’université de Birmingham (Royaume-Uni). Les magistrats, de leur côté, « sont unanimes pour dire leur opposition totale à l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans les tribunaux en France », renchérit Nidal Nabhan Abou, experte auprès la cour d’appel de Rennes. Quant au CCNE, il « demeure très défavorable, en l’état actuel des connaissances, à l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans le domaine judiciaire », résume-t-il dans son avis 129 du 25 septembre 2018.

Valeur de preuve objective

Il arrive, pourtant, que l’imagerie anatomique du cerveau ait valeur de preuve objective. En témoigne ce cas saisissant. En 2003, un enseignant américain de 40 ans, Michaël, s’est mis soudain à développer des comportements pédophiles, pour lesquels il a été condamné. La veille de son incarcération, il se plaint de violents maux de tête. L’IRM révèle une grosse tumeur dans une région du cortex liée aux facultés de jugement, au contrôle des impulsions et au comportement social. Une fois la tumeur extraite, les tendances pédophiles ont disparu, avant de resurgir lors d’une récidive cancéreuse. « Ici, l’imagerie montre un lien de cause à effet entre la tumeur et ces comportements déviants »,commente Stephane De Brito.
Les mécanismes cérébraux de l’attirance pédophile ont été passés au crible de l’imagerie cérébrale. « Dans une petite minorité de cas, [les] agresseurs présentent une lésion évidente, tumorale par exemple, dans une région cérébrale inhibitrice du désir sexuel. L’inhibition ne fonctionnant plus, le désir et le passage à l’acte sont libérés », explique Serge Stoléru, chercheur à l’Inserm-hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne), dans son livre Un cerveau nommé désir (Odile Jacob, 2016).
Mais en dehors de ces cas rares ? « Le volume du noyau amygdalien droit est, en moyenne, plus petit chez les hommes présentant une pédophilie que chez des hommes sans problème clinique », décrit le psychiatre. L’IRM fonctionnelle, de son côté, montre que « les régions qui s’activent chez les pédophiles face à des images d’enfants sont analogues à celles qui s’activent chez les hommes sans problème clinique face à des images d’adultes ».
Ces observations suffiraient-elles à déresponsabiliser les pédophiles ? Non. Mais, pour Serge Stoléru, elles interpellent : « La société est-elle confrontée à des auteurs de délits ou de crimes ? Ou bien à des malades ? » Dans quelle mesure les pédophiles disposent-ils de leur libre arbitre ? Pourrait-on, chez ces personnes, favoriser la prise de conscience de ce désir et des conséquences d’un passage à l’acte ? Et surtout, pourrait-on ainsi « augmenter leurs degrés de liberté face à l’emprise de leurs désirs sexuels » ? Une stratégie qui serait à intégrer dans l’approche psychothérapique, selon le psychiatre – en sus des autres thérapies.

Les troubles des conduites chez l’enfant

Autre sujet ultrasensible : les enfants qui présentent des troubles des conduites. En 2016, un bilan des études du cerveau de ces enfants a été publié dans JAMA Psychiatry (Rogers & De Brito). Résultat : ces enfants présentent un volume réduit de la matière grise, dans des régions du cerveau impliquées dans le contrôle des émotions et la prise de décision. Or, ces changements sont également observés à la suite de maltraitances dans l’enfance, d’un excès de consommation d’alcool de la mère durant la grossesse…
« Ces enfants ont-ils choisi d’être soumis à ces environnements toxiques, qui ont pu produire ces différences dans leur cerveau ? », s’interroge Stephane De Brito. On se souvient de l’âpre polémique suscitée par l’expertise collective sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent de l’Inserm, en 2005. Il faut dire qu’à l’époque, un projet de loi sur la prévention de la délinquance était annoncé par Nicolas Sarkozy : le ministre de l’intérieur envisageait de dépister ces troubles dès la maternelle.
Examinons maintenant le cas des psychopathes, tueurs en série ou escrocs de haut vol dont la liste des crimes sème l’effroi. Un nombre impressionnant de travaux montrent des anomalies anatomiques et fonctionnelles dans leur cerveau, comme l’a confirmé une méta-analyse à l’été 2018. Chez ces personnes, le striatum (le centre de la motivation) est plus large. Le volume de l’amygdale (une structure du cerveau notamment impliquée dans la détection et l’évaluation des émotions) est diminué. Le câblage qui relie le cortex temporal à l’amygdale et au cortex préfrontal ventromédian est affaibli. Et ce dernier fonctionne au ralenti. Or, cette région du cerveau est impliquée dans les décisions morales et l’attachement aux autres. Jean Decety, de l’université de Chicago, a aussi montré que les psychopathes activent le réseau de la douleur lorsqu’ils s’imaginent dans des situations douloureuses, mais pas lorsqu’ils imaginent autrui souffrant.
Aussi, un groupe de chercheurs a posé cette question provocante en 2011 : est-il juste de criminaliser et de punir les psychopathes ? « Pour moi, les anomalies détectées dans leur cerveau ne les exonèrent pas. Ils conservent un libre arbitre », estimait Jean Decety dans le supplément « Science & Médecine » du Monde du 3 mai 2017.

Fantasme du détecteur de mensonges

Venons-en maintenant à la détection du mensonge. Sur ce fascinant sujet, l’imagerie cérébrale a aussi été consultée. Sans résultat probant : « Deux méta-analyses récentes, examinant plus de 40 études, montrent des résultats très variables d’une étude à l’autre. » On est loin du fantasme du détecteur de mensonges, imaginé par la CIA dans les années 1950.
L’imagerie cérébrale a également été interrogée sur le risque de récidive criminelle après la libération d’un prisonnier. Par exemple, une étude a été menée à Pittsburgh (Etats-Unis) sur 56 hommes ayant commis des actes violents. A l’âge de 26 ans, ils ont passé une IRM structurelle et ils ont été suivis pendant trois ans. Résultat : chez ceux qui récidivaient de façon violente, le volume de l’amygdale était réduit (Biological Psychiatry, 2014).
Quant aux crimes commis sous l’emprise d’une addiction, ils illustrent une discordance, selon Alexandre Salvador. Pour ce psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne (Paris), coordinateur du DU de psychiatrie légale à l’université Paris-Descartes, « il existe des arguments solides pour dire que certains facteurs génétiques ou environnementaux peuvent rendre vulnérable à l’addiction, tout comme le dysfonctionnement de certains circuits cérébraux ». Mais les experts psychiatres ou addictologues responsabilisent presque toujours les personnes qui ont commis un crime sous la dépendance d’une addiction. Pour autant, « la notion d’altération du discernement est fréquemment invoquée, en cas d’addiction », nuance Nidal Nabhan Abou.
Alors ? Peut-on, à partir de ces études, en déduire des éléments pertinents pour juger du discernement d’un accusé, au moment de son crime ? Pas vraiment. « Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile, voire impossible, chez une personne donnée, de déterminer avec certitude les processus psychologiques en jeu sur la base de la seule activation de son cerveau », indique Stanislas Dehaene, directeur de l’unité de neuro-imagerie cognitive à NeuroSpin (CEA de Saclay dans l’Essonne), titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale du Collège de France. Il regrette le « passage souvent hâtif de l’imagerie à l’interprétation psychologique ».

La résolution de l’IRM fonctionnelle reste insuffisante

De fait, les limites de cet outil restent nombreuses. Pour connaître le fonctionnement mental d’un individu, « on s’imagine souvent qu’il suffit de pointer nos télescopes [les appareils d’IRM] vers le cerveau, raconte le professeur Dehaene, dans son cours du 14 janvier au Collège de France. Mais ça ne marche pas du tout comme ça ! » L’approche classique consiste à demander à une personne d’exécuter une tâche précise (motrice, sensorielle, cognitive…), puis à observer les variations d’activité correspondantes dans son cerveau. Mais le cheminement inverse est des plus périlleux.
Pourquoi ? D’abord, parce que l’activité d’une aire cérébrale est rarement spécifique d’une tâche donnée. En outre, « la résolution de l’IRM fonctionnelle reste insuffisante. Par ailleurs, ces études sont en général réalisées sur quinze à vingt individus différents : on fait ensuite une moyenne de leurs activités cérébrales, ce qui lisse les variations interindividuelles », précise Stanislas Dehaene. Sur un groupe d’individus, vous observez un lien statistique entre telle activation cérébrale et tel comportement. Mais ce n’est pas pour autant un lien de cause à effet chez une personne donnée.
« Il n’existe pas de fonction cérébrale qui sous-tendrait de façon univoque la responsabilité », note de son côté Alexandre Salvador. Ni de marqueurs IRM spécifiques d’un trouble psychiatrique donné. Autre faiblesse : le cerveau d’un accusé est souvent examiné plusieurs mois ou plusieurs années après les faits. Enfin, glisse Stanislas Dehaene, « il serait sans doute très facile à une personne mal intentionnée de ruiner l’examen d’IRM en pensant à autre chose, en fermant les yeux ». Les techniques progressent, cependant. Par exemple, « il existe une méthode, nommée hyperalignement, qui entraîne un décodeur chez un premier groupe de sujets, puis qui généralise à un sujet de plusAvec de bons résultats ».
Pour autant, « l’IRM fonctionnelle du cerveau n’est pas assez mûre pour servir de preuve à charge ou à décharge dans les tribunaux », conclut Stephane De Brito. D’autant qu’aux Etats-Unis, le recours croissant à ces images pose un problème de conflits d’intérêts. Un grand nombre de compagnies privées se sont développées autour de ce business. « Mais des scientifiques, qui ont publié des études sur le sujet, ont aussi des parts dans ces compagnies », révèle le chercheur en psychologie.
« Est-ce de ma faute, ou celle de ma biologie ? » Sur cette question, les neurosciences jettent un pavé dans la mare. Elles montrent que toute action résulte, dans notre cerveau, d’une double activation : celle d’un réseau automatique (inconscient) et celle d’un réseau cognitif (conscient). Autrement dit, les sciences cognitives « remettent en question un fondement du droit, en suggérant que nul n’a la jouissance d’un libre arbitre. Invitant par là même à reconsidérer la notion de responsabilité individuelle », glisse Stephane De Brito. Une provocation peu recevable par la justice.

« La volonté humaine est-elle libre ? »

Au fond, les neurosciences nous interpellent : peut-on réduire un comportement, une pensée, à l’image d’un cerveau ? La façon dont nous utilisons notre cerveau n’est-elle pas toujours imprégnée de social, de culturel ? Ce qui renvoie à ces questions vertigineuses : Quelle est notre part de libre arbitre ? Quelle est notre part de déterminisme génétique et neurobiologique ? Pour sortir de ce vieux dilemme, on peut poser la question autrement. « Les philosophes se concentrent sur cette interrogation : la volonté humaine est-elle libre ? Mais le point crucial, pour la société et pour les neurosciences, est plutôt de savoir si la volonté humaine peut être renforcée »,estime Patrick Haggard, professeur en neurosciences cognitives à l’University College de Londres.
Malgré leurs limites, les neurosciences pourraient avoir leur mot à dire sur l’âge de la responsabilité pénale, qui varie selon les pays : 8 ans en Suisse, 10 ans au Royaume-Uni… « Le cortex préfrontal n’est pas pleinement mature avant l’âge de 20 ou 25 ans. Dès lors, comment pourrait-on juger un enfant de 10 ans criminellement responsable comme un adulte de 30 à 40 ans ? », demande Patrick Haggard. En France, un enfant peut aller en prison dès l’âge de 13 ans. Mais, pour un même fait, un mineur ne peut pas être sanctionné aussi durement qu’un majeur.
Sur d’autres questions, les neurosciences peuvent éclairer la justice. On sait, par exemple, que les personnes traitées par des agonistes de la dopamine, pour une maladie de Parkinson notamment, peuvent être fréquemment sujettes à la survenue d’une hypersexualité. « Les neurosciences doivent informer la justice, mais en prenant garde à ne pas être instrumentalisées, conclut Alexandre Salvador. Il s’agit notamment d’éviter deux dérives. Il ne faudrait pas glisser de la détermination d’une responsabilité vers l’évaluation d’un risque. Ni assimiler ce qu’une personne a fait à ce qu’elle est. »
Un cas d’école italien
Il arrive qu’au tribunal, les expertises psychiatriques se contredisent entre elles, ou qu’elles soient contredites par l’interprétation de l’imagerie cérébrale. Nous sommes en Italie, en 2009. Une jeune femme, Stefania Albertani, se rend au commissariat de la police pour informer de la disparition de sa sœur, survenue deux mois plus tôt. Plein d’incohérences, son récit alerte la police, qui la met sous surveillance. Quelques mois plus tard, cette jeune femme se dispute avec sa mère, qu’elle tente d’étrangler… devant la police. Flagrant délit.
Une première expertise psychiatrique conclut à un trouble psychotique qui rend l’accusée irresponsable. Une deuxième contredit ce diagnostic, décrivant une personnalité histrionique pleinement responsable. Dans une troisième expertise, les neurosciences et la génétique sont sollicitées. Verdict : ces sciences trouvent « un manque d’intégrité et de fonctionnalité dans le gyrus cingulaire antérieur et l’insula » du cerveau de l’accusée. Et un polymorphisme dans un gène suspecté d’être lié à l’agressivité. Le tout suggérant, selon cette expertise (demandée par la défense, comme les deux premières), une prédisposition à des comportements agressifs.
Vivement critiquée, cette dernière expertise sera néanmoins prise en compte par la juge, qui déclarera que « cette affaire ne nous permet en aucun cas de déduire l’existence d’un rapport direct de cause à effet entre la morphologie du cerveau et le comportement criminel ». Pour autant, elle considérera cette troisième expertise comme la plus fiable des trois. Et retiendra la culpabilité, mais avec des circonstances atténuantes.

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