samedi 2 février 2019

Francis Dupuis-Déri: «Les hommes sont en crise dès que les femmes avancent vers plus d’égalité et de liberté»

Par Erwan Cario — 
Dessin FANNY MICHAELIS

Quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu, la règle semble immuable : dès que les femmes s’affranchissent un tant soit peu des rôles qui leur sont assignés, les hommes se déclarent perdus, déstabilisés, en danger… Le chercheur québécois déconstruit ce mythe qui est avant tout une manipulation rhétorique pour préserver la domination masculine.

INTERVIEW
Qui a écrit : «Les femmes sont devenues si puissantes que notre indépendance est compromise à l’intérieur même de nos foyers, qu’elle est ridiculisée et foulée aux pieds en public» ? Non, pas Eric Zemmour, mais Caton l’Ancien, en 195 avant J.-C., alors que les Romaines se mobilisaient contre une loi leur interdisant de conduire des chars et de porter des vêtements colorés. Le polémiste réac, lui, constatait en 2006, dans son ouvrage le Premier Sexe, que «face à cette pression féminisante, indifférenciée et égalitariste, l’homme a perdu ses repères». Vingt-deux siècles n’ont donc pas suffi pour que l’homme, le pauvre, trouve sa place dans une société par trop féminisée. Dans son dernier essaila Crise de la masculinité, autopsie d’un mythe tenace, qui sortira jeudi en France (Editions du remue-ménage), Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Quebec à Montréal, est remonté aux origines de ce discours pour mettre en lumière ses rouages antiféministes.

Comment cette crise de la masculinité se définit-elle à travers les âges ?
C’est tout à fait cyclique, avec une intensification en période de crise politique ou économique. Mais elle a toujours à peu près le même canevas et elle est portée par des hommes qui occupent des positions privilégiées. Il y a cinq siècles, par exemple, au sein des cours royales, en Angleterre et en France, le roi, des évêques et des intellectuels considèrent que les hommes de la cour commencent à avoir des comportements efféminés. En parallèle - et c’est toujours comme ça avec ce discours de crise -, les femmes ne restent pas à leur place. Elles empiètent sur des domaines qui sont considérés comme masculins. C’est très élastique, cela va des modes vestimentaires et des coiffures aux métiers réservés aux hommes, en passant par la vie intime, et comment se comportent les conjointes. Cette crise concerne donc, à une époque donnée, la perception des hommes et la perception des transgressions des femmes. A partir de là, on déclare que les hommes sont déstabilisés, en danger, désespérés, perturbés, perdus, parce qu’ils n’auraient plus de modèle. C’est une rhétorique qui porte fondamentalement sur la différence entre les sexes, elle réaffirme une opposition sociale, une opposition économique, une opposition politique. On veut surtout réaffirmer une suprématie masculine dans ces domaines.
La crise de la masculinité, c’est donc avant tout une mécanique d’autodéfense pour la domination masculine ?
Tout à fait. On pourrait faire l’exercice avec d’autres discours de crise. D’une manière générale, quand on dit qu’il y a une crise, on appelle à l’aide et on identifie la source du problème qui doit être neutralisée. Quand c’est un incendie ou une inondation, il n’y a pas de débat politique quant à la nature de la menace, mais quand il s’agit d’un sujet social, culturel, économique ou politique, ça oppose des groupes, des catégories ou des classes entre elles. Dans ce cas-là, donc, les hommes appellent les autorités à agir en leur faveur.
Le problème n’est donc pas la masculinité en crise, mais les femmes qui cherchent à s’émanciper…
C’est un des multiples registres des discours antiféministes. Certains vont parler de l’ordre divin qui impose telle répartition des rôles, d’autres auront un discours plus nationaliste, axé sur la natalité, comme à la fin du XIXet au début du XXe où, en France, il fallait des enfants pour la prochaine guerre. On peut aussi avoir de l’antiféminisme à l’extrême gauche, quand on établit que l’ennemi principal, c’est le capitalisme et que le féminisme divise les forces syndicales ou ouvrières. Ma thèse, c’est donc que la crise de la masculinité est une forme rhétorique spécifique qui s’exprime quand les femmes avancent collectivement vers plus d’égalité et de liberté.
Ce discours de crise connaît-il une grande variation dans le temps et selon les pays ?
Je suis politologue et, au quotidien, je travaille surtout sur des pays comme la France, le Québec, un peu les Etats-Unis. Quand j’ai projeté d’approfondir le sujet, je suis allé voir les collègues en histoire et j’ai voulu sortir de l’Occident pour voir ce qui se passe ailleurs. Et, des deux côtés, cela a été pour moi une découverte, basée sur le travail d’autres chercheuses et chercheurs. J’ai été complètement éberlué par ce que je trouvais : ça se répète presque toujours à l’identique, dans l’histoire et sur toute la planète. Sur cinq cents ans, en Occident, à des époques où l’égalité n’était pas d’actualité, et aujourd’hui dans des pays où on ne peut soupçonner une prise de contrôle par les féministes, comme la Russie, le Qatar, ou certains pays d’Amérique latine ou d’Asie, le masculin est toujours en crise. Cela peut presque suffire pour établir qu’il y a quelque chose de fallacieux là-dedans.
Comment est définie cette masculinité en crise ?
Ce sont toujours un peu les mêmes clichés et les mêmes raisonnements circulaires. Ce sont d’immenses généralités qui cherchent des références hors contexte, que ce soit Dieu qui nous a faits comme ça, ou la nature, avec la chasse au mammouth et la préhistoire, ou la biologie, avec la taille des crânes. Selon qui parle et où on se trouve, il y aura toujours une bonne explication. Et les femmes sont toujours comme on veut qu’elles soient : douces, passives, attentives, attentionnées, surtout pas combattantes, car la compétition est évidemment une caractéristique masculine. Ce qui est inquiétant dans cette conception, c’est que s’il y a un conflit entre les deux sexes, on annonce déjà qui va gagner, puisque le combat et la force ne sont que d’un seul côté. Le comble de l’absurde, c’est qu’on va finir par associer le principe même de l’égalité à la féminité et celui de la hiérarchie et de la structuration organisationnelle à la masculinité. Donc l’égalité provoque mécaniquement une crise de la masculinité, ce qui est incroyable au niveau politique, et ce qui ne laisse pas beaucoup d’espoir.
Vous expliquez que le discours actuel de la crise de la masculinité prend naissance dans les années 60 avec l’apparition de groupes d’hommes proféministes…
C’est surtout en termes de réseaux et d’organisation que ça se passe, ce ne sont pas nécessairement les mêmes individus. A cette époque, les féministes radicales s’organisent en groupes de conscience où elles se retrouvent, en non-mixité, à déconstruire leur propre socialisation. Elles commencent d’ailleurs à critiquer sérieusement les réseaux d’extrême gauche comme étant machistes et sexistes. Mais dans ces réseaux, il y a des hommes solidaires qui se disent «qu’est-ce qu’on peut faire pour soutenir ce mouvement ?». Par effet de mimétisme, ils vont créer des groupes, non mixtes, d’hommes très progressistes en solidarité avec le mouvement féministe. Le problème c’est que, rapidement, ils commencent à développer des discours de moins en moins solidaires avec les femmes et de plus en plus préoccupés par leur nombril. Ils commencent par retourner la réflexion sur eux-mêmes, dans une perspective antisexiste, en parlant du système d’oppression des normes patriarcales sur les hommes. Rapidement, ils vont parler de leurs ex, de leurs conjointes, de leurs mères, etc. Les hommes proféministes vont finalement se retrouver minoritaires. A partir de ce moment, certaines organisations vont commencer à parler uniquement de la question de la paternité. On finit, dans certains congrès, par avoir des ateliers pour trouver un bon avocat ou un bon détective privé destinés aux pères divorcés en conflit au sujet de la garde de leur enfant.
Sur quoi se base le discours de crise aujourd’hui ?
Les époques induisent des problématiques particulières. Dans ma recherche, j’ai isolé quatre axes. Le premier, c’est que les hommes ne peuvent plus séduire car les femmes ont pris le contrôle de la sexualité. Le deuxième, c’est la question du suicide des hommes qui est, par exemple, très présente au Québec depuis dix ou quinze ans. Le troisième concerne les difficultés scolaires des garçons, et on termine avec la question de la pension alimentaire et de la garde des enfants qui est directement liée à la question des violences conjugales. En effet, certains prétendent que les femmes «instrumentalisent» ces violences pour obtenir la garde et affirment qu’il y a une symétrie dans la violence entre les sexes, même si celle des femmes serait avant tout «psychologique et verbale».
Comment expliquer la facilité avec laquelle ce type de discours se propage ?
On a l’impression, en surface, que tout ça relève du sens commun. Les gens sont convaincus qu’il y a une crise de la masculinité. On le voit sur les blogs, sur les commentaires d’articles en ligne, ce sont toujours les mêmes arguments qui reviennent. Il est possible très facilement de les déconstruire. Sur l’éducation, par exemple, les inégalités économiques jouent un rôle beaucoup plus important sur la réussite que le sexe des élèves. J’ai découvert, par ailleurs, une citation de John Locke au XVIIe siècle qui se plaint que les garçons réussissent moins bien en apprentissage des langues que les filles…
Concernant le suicide, on peut remonter à la fin du XIXe siècle et l’étude de Durkheim, où il trouvait, déjà à l’époque, un taux de suicide environ trois fois plus élevé chez les hommes que chez les femmes.
Vous écrivez que ce mythe est «ridicule et risible, absurde et faux, scandaleux et dangereux»…
Je voudrais appuyer le terme «dangereux», car c’est un mot que j’ai pesé quand je l’ai écrit. Ce discours de la crise de la masculinité peut aller dans certains cas jusqu’à la glorification de l’assassinat et des meurtres de masse de femmes pour se venger de cette crise qu’elles feraient subir aux hommes, comme avec les attentats en Amérique du Nord des involontary celibats, les incels (1), qui vont jusqu’à tuer car ils n’auraient pas eu une sexualité qui leur reviendrait de droit. Il faut aussi toujours déconstruire ces discours sur la symétrie des violences, car on voit même, aux Etats-Unis, des plaintes déposées contre les refuges pour les femmes victimes de violences, en expliquant que c’est discriminatoire car il n’existe pas d’équivalents pour les hommes, et demandant la fin des subventions.
Finalement, vous dénoncez le mythe et le discours, mais vous l’attendez, cette crise…
Si on est dans une société injuste, inégalitaire, dominatrice, si on veut mettre en acte des principes de solidarité, d’égalité et de liberté, on ne peut qu’espérer une crise. Et une vraie, cette fois !
(1) Le dernier en date remonte au 23 avril 2018, à Toronto. Il a fait 10 morts et 14 blessés. Son auteur, Alek Minassian, a publié sur Facebook un message évoquant «la rébellion des incels».

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