vendredi 1 février 2019

Donna Haraway : « Avec le terme chthulucène, je voulais que l’oreille entende le son des terrestres »

Par Catherine Vincent   Publié le 31 janvier 2019

DONNA HARAWAY: STORY TELLING FOR EARTHLY SURVIVAL


a film by Fabrizio Terranova

Ce concept englobe toutes les entités terrestres, présentes, passées et à venir, en déconstruisant les grandes divisions binaires.
Donna Haraway est une biologiste, philosophe et historienne des sciences, née en 1944, à Denver (Colorado). Alors que l’un de ses ouvrages, Manifeste des espèces compagnes (2003publié en français en 2010 aux Editions de l’éclat), vient d’être réédité par Flammarion (168 p., 17 €), nous avons souhaité échanger avec elle sur le regard politique et théorique, mais aussi poétique, qu’elle porte sur le monde.

Les principaux personnages de votre « Manifeste des espèces compagnes » sont des chiens, notamment la vôtre, Cayenne Pepper, avec laquelle vous avez noué de profonds liens d’attachement. Ce livre, écrivez-vous, est « une déclaration de parenté » (« a kinship statement »). Que voulez-vous dire ?

La parenté est cette situation à travers laquelle des créatures mortelles, dans leur vie et après, construisent ou héritent de liens durables, tantôt diffus, tantôt intenses. Quand vous avez un enfant ou que vous affiliez un nouveau membre à votre parenté, eux aussi vous affilient. Chacun peut réclamer des droits sur l’autre. Même si on ne s’entend pas avec sa mère, on n’a pas vraiment le choix : il faut en prendre soin. Et imaginons qu’on décide tout de même de ne pas le faire, on le vivra au fond de son être comme un échec, une incapacité. La parenté, c’est une relation de réciprocité. J’ai un cousin, il m’a. J’ai un chien, il m’a. J’ai un territoire chanté – grâce au chant des oiseaux –, et les oiseaux m’ont aussi. Il ne s’agit pas seulement de relations avec des créatures de type Homo sapiens, ou avec les animaux avec qui on vit chez soi : la parenté s’associe à une solidarité diffuse et persistante, dans laquelle des êtres qui vivent et meurent sont en jeu les uns pour les autres.

Ce que vous venez de décrire se rapproche d’un terme qui revient souvent dans vos propos, celui de « natureculture ». Que signifie-t-il pour vous ?

Ce que les Occidentaux ont appelé « nature », d’un côté, et « culture », de l’autre, est une ­ coconstruction indissociable. La distinction ­entre ces deux entités sous-entend que la ­culture est la zone réservée à l’humain, et que la nature est celle réservée à tout ce qui ne l’est pas – l’humain pouvant disposer de ce « reste » à ­volonté pour ses propres fins. Nature et culture font partie de ces nombreuses binarités qui ont une longue histoire dans la conquête coloniale et capitaliste et qui sont radicalement hiérarchiques. Le concept de « natureculture » que je défends, au contraire, ne renvoie jamais à l’unité, ni à deux choses, mais au multiple. C’est un tissu d’embrouilles, une sorte de nœud ­tentaculaire où s’enchevêtrent les vivants, les morts et toutes les choses terrestres.

Dans le « Manifeste des espèces compagnes »vous évoquez longuement un sport canin appelé « agility », très répandu dans les pays anglo-saxons. De quoi s’agit-il ?

Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016).
Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016). Fabrizio Terranova
L’agility est un jeu que pratiquent ensemble un chien et son partenaire humain. Il faut s’imaginer un terrain assez grand – une trentaine de mètres de côté – contenant un parcours d’obstacles : barrières de saut, tunnels, palissades inclinées en « A », lignes de piquets de slalom. Un juge arrange ces différents obstacles en motifs – par exemple, trois sauts, un virage à droite, un tunnel, une palissade inclinée en « A », un nouveau virage à droite, des piquets de slalom, etc. Ni l’humain ni le chien ne connaissent à l’avance le parcours. L’humain peut juste, avant la course, le sillonner pendant quelques minutes, après quoi le chien doit effectuer l’exercice « à toutes pattes », aussi rapidement que possible.
obstacles dure environ vingt-cinq secondes, ce qui signifie qu’un humain et un chien bien entraînés peuvent communiquer très rapidement. Avec vos épaules, vos bras, votre voix, vos yeux, vous pouvez dire au chien : « J’aimerais que tu sautes les deux prochains obstacles, mais, après, sache qu’il y aura un virage à gauche. » Vous lui communiquez à l’avance l’obstacle à franchir, vous le devancez sur le parcours pour lui donner au moment propice les mouvements à réaliser. C’est donc un sport très réactif, très vif. Mais c’est avant tout un jeu : on s’amuse l’un avec l’autre. Si vous évoluez sans joie, vous ne serez pas bons et vous abandonnerez.

Vous et vos chiens avez beaucoup pratiqué ce sport, au point que vous vous êtes ­demandé : « Dans un monde qui est ­secoué par tant de crises écologiques et politiques, comment puis-je y attacher de l’importance ? » Quelle est votre réponse ?

Aucun être humain adulte sain d’esprit ne s’enferme dans une seule et même activité. Nous en avons tous plusieurs, et chacune de ces activités se sollicitent les unes les autres pour se transmettre mutuellement de l’énergie, du sérieux, de la robustesse, de l’enthousiasme et de la joie. Donc, soit nous maintenons vivantes, au sens plein du terme, toutes ces activités à la fois, soit nous nous rendons incapables de travailler, en adultes responsables, à la résolution de nos problèmes. Par ailleurs, il n’est pas ici question d’un chien et d’un homme en général, universels, qui existeraient partout et nulle part. Il est question d’une vieille femme, blanche et riche de Californie – « riche » au sens où j’ai bénéficié d’un poste universitaire qui m’a assuré une vie confortable – et de sa chienne. C’est donc un cas historiquement situé, celui de cette chienne et de cette personne, toutes deux ­apprenant à se sensibiliser l’une à l’autre.
Que peut apporter cet ajustement mutuel ? D’une part, il vous enseigne quelque chose sur la manière de faire attention aux choses ordinaires de la vie quotidienne et de les prendre au sérieux : vous devenez responsable de ­quelqu’un. D’autre part, pratiquer le sport d’agility permet à l’être humain d’en ­apprendre beaucoup sur la façon d’être clair, de ne pas stresser son partenaire, de ne pas le punir malencontreusement parce qu’il échappe à vos illusions. Et c’est une véritable mise à l’épreuve du mensonge. L’agility est sans doute la pratique, dans ma vie, qui m’a le plus appris à ne pas mentir, car les chiens ont une sainte horreur du mensonge et le sentent tout de suite. Autrement dit, je pense que c’est un sport qui nous apprend à nous lier aux non-humains.

Dans les « espèces compagnes », vous ­incluez les abeilles, le riz ou la flore ­intestinale. Pour certains intellectuels, cette démarche, comme celle du philosophe antispéciste Peter Singer, démontrerait une incapacité à penser l’altérité. Que leur répondez-vous ?

Je ne suis pas du tout d’accord. Il est vrai que, moi et d’autres, nous nous efforçons corps et âme de penser les connexions entre des êtres situés dans des milieux naturels ou sociaux différents. Mais jamais il n’est question pour autant de penser l’identité entre ces êtres !
De façon régulière et soutenue, moi et d’autres alliés intellectuels, nous sommes clairement engagés non pas dans des thématiques comme « le même et l’autre », « l’humain et le non-humain », « l’un et le multiple » – ces ribambelles de couples binaires –, mais, bien au contraire, dans des manières de situer autrement la différence. A mon avis, ceux qui nous fustigent en disant que nous avons perdu la capacité de penser l’altérité ont implicitement en tête l’altérité avec ungrand A – l’identité compriseseulement du point de vue du soi qui possède un point de vue exclusif et unitaire. Je suis en désaccord radical avec cette manière d’envisager ­philosophiquement et ontologiquement la construction du monde.
Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016).
Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016). Fabrizio Terranova 2016

En 1985, vous publiez le « Manifeste ­cyborg », un « mythe politique ironique » portant une critique sociale radicale du « genre » qui inspira le courant dit du « cyberféminisme ». Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce texte ?

Le Manifeste cyborg a été pour moi l’occasion de nouer plusieurs fils ensemble. Ce fut d’abord une tentative méthodologique pour répondre à une situation historique très ­précise, dont j’avais bénéficié. Mon cerveau de jeune fille catholique irlandaise n’aurait ­jamais reçu une éducation de première classe en technologies, en philosophie et en littérature sans la course à l’armement et la guerre froide qui ont suivi la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis. Si l’histoire avait suivi un autre cours, je serais sans doute devenue la mère de dix enfants !
Par ailleurs, j’ai obtenu mon premier emploi universitaire à Hawaï, qui a été le centre de la doctrine du champ de bataille électronique mise en œuvre par Robert McNamara durant la guerre du Vietnam. Le Manifeste cyborg est donc une théorisation du « Command, Control, Communication and Intelligence » [ou C3I : ­ensemble de méthodes de gestion de grands systèmes complexes engagés habituellement dans des opérations délicates, notamment militaires] par une enfant de la guerre. Mais c’est, en même temps, un plaidoyer pour qu’existent l’amour des machines, l’amour des autres organismes, l’amour des uns et des autres, un entremêlement générateur pour faire naître une saine cohabitation entre vivants et non-vivants – organismes, technologies, humains, non-humains et machines.
Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016).
Image extraite de « Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival », documentaire de Fabrizio Terranova (2016). Fabrizio Terranova
Enfin, il est important de rappeler que ce texte a été écrit à un certain moment de l’histoire du féminisme, où la colère vis-à-vis de la technologie militaire, aux Etats-Unis plus ­encore qu’en Europe, était très grande. Les ­féministes et beaucoup d’autres fulminaient alors contre une technologie qui se mêlait de tout – de l’eugénisme, de la stérilisation, de la ­reproduction, de la guerre… J’ai senti chez ces militantes une diabolisation de la technologie qui ne menait nulle part. Mon Manifeste cyborg était donc l’affirmation que le féminisme, dans un monde où les machines ­deviennent omniprésentes, ne peut se permettre d’être technophobe.

Alors que le réchauffement climatique ­devient une réalité tangible, les termes d’« anthropocène » et de « capitalocène » se sont imposés dans le langage courant. Dans « Staying With the Trouble. Making Kin in the Chthulucene » (Duke University Press, 2016), vous introduisez deux autres notions : le « plantationocène » et le « chthulucène ». Que désignent ces mondes ?

L’anthropocène – l’ère de l’homme – désigne l’époque de l’histoire de notre planète qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Cette notion est à la source d’une somme de travaux importants, et elle a eu le mérite d’attirer notre attention sur les problèmes liés aux combustions carboniques. Mais le mot « anthropos » me pose problème, car il entraîne à penser en termes d’espèce ­humaine et non en termes de « praticiens ­situés ». Or, cette modification de notre environnement n’est pas une affaire qui concerne tous les humains en général : c’est une affaire qui touche majoritairement des pratiques ayant trait au capitalisme.
Le capitalocène, dont l’histoire remonte à environ cinq siècles, est donc un terme plus précis que celui d’anthropocène pour pointer les bouleversements destructeurs générés par des humains sur les qualités homéostatiques de la planète. Mais, là encore, le problème ne se résume pas au seul capitalisme. D’où le concept de plantationocène, qu’un groupe de personnes – Anna Tsing, Nils ­Bubandt et d’autres – et moi-même avons proposé il y a quelques années.
Par ce terme, nous désignons la transformation dévastatrice de divers types de pâturages, de cultures, de forêts en plantations extractives et fermées, qui se fondent sur le travail des esclaves et sur d’autres formes de travail­ ­exploité, aliéné et généralement spatialement déplacé. Ces modèles de plantations à grande échelle ont précédé le capitalisme industriel, et ont permis sa mise en place, en accumulant du capital sur le dos d’êtres humains réduits en ­esclavage. Du XVe au XIXsiècle, les plantations de canne à sucre au Brésil, puis aux Caraïbes, furent ainsi étroitement liées au développement du mercantilisme et du colonialisme.
Mais cette période de plantations à grande échelle, qui a été cruciale dans le développement de ce que nous appelons « modernité » ou « expansion moderne », n’est pas révolue. Loin de là ! Il suffit d’observer la destruction des mangroves, la façon dont les politiques de crédits carbone favorisent la monoculture d’arbres rentables comme les palmiers à huile, l’immense exploitation d’animaux industriels destinés à l’alimentation et au textile, pour se rendre compte que le plantationocène est plus présent que jamais. Nous devons donc nous pencher sur ses spécificités.

Et le chthulucène ?

Je cherchais un nom pour désigner les forces et les pouvoirs des dynamiques en cours à l’échelle de la Terre, dont les peuples humains font partie. L’idée de ce terme, chthulucène, s’est imposée à mes oreilles…Mais celles-ci auraient dû être plus malignes ! J’ai réalisé trop tard, en effet, que j’avais induit une confusion avec le « Cthulhu » de H. P. Lovecraft, l’ancien Dieu tentaculaire misogyne et raciste que cet écrivain imagina en 1928. Résultat : les passionnés de Lovecraft se fâchent contre moi parce que je prononcerais mal le mot – « mon » Chthulu commence par « Chth », le sien par « Cth » –, alors que je l’ai délibérément orthographié autrement ! J’ai voulu faire de mon Chthulu l’une de ces créatures filandreuses, habitant les profondeurs, que l’on nomme chthoniennes. Avec le terme chthulucène, je voulais que l’oreille entende le son des terrestres, de tout ce qui est lié à la Terre, y compris l’atmosphère. Je voulais affirmer que nous sommes reliés à une myriade de temporalités et de spatialités, reliées aux divers pouvoirs passés, présents et à venir de la Terre.

« Habiter le trouble » dans le chthulucène est, selon vous, un des moyens « sérieux » de donner suite à notre histoire sur Terre et de lui offrir un avenir viable. Que voulez-vous dire ?

Le chthulucène est un endroit pour travailler, ralentir et renverser l’anthropocène, le capitalocène et le plantationocène. C’est un lieu, et donc aussi une manière de se situer avec les autres terrestres, aussi bien humains que non humains, pour se livrer à la fois aux joies et aux souffrances du temps présent. Prenez le cas de l’agriculture. Tous ces êtres humains qui travaillent dans la production alimentaire, ou qui s’y intéressent, ou encore tous ceux d’entre nous qui consommons – donc tout le monde –, peuvent, si on pense chthulucène, prendre au sérieux la chaîne des marchandises, comprendre qui en vit et qui en meurt, que ce soit en travaillant la terre, en traversant les eaux maritimes ou fluviales, ou au niveau de la distribution du produit.
Qui vit et qui meurt dans ces machineries de l’agroalimentaire ? Que faudrait-il imaginer pour qu’elles s’associent à une bonne alimentation, au niveau des créatures du sol, des ­villes et des routes commerciales ? Que serait cette bonne alimentation ? Cette question, qui embrasse toute la cascade de ce qui se fabrique et se détruit pour que nous puissions nous nourrir, peut se poser avec l’aide d’un concept comme celui de chthulucène. Je ne pense pas que ce soit possible du point de vue du capitalocène ou de l’anthropocène.

Deux ans après la publication de « Staying With the Trouble », comment voyez-vous évoluer la prise en compte de l’urgence climatique ?

Le changement climatique constitue une dimension centrale des crises multiples et enchevêtrées que nous traversons, mais elle n’est pas la seule. S’y ajoutent la question de la capacité d’absorption et d’adaptation de la planète face aux perturbations, et celle de notre propre adaptation à la vitesse de ces changements. Partout dans le monde, la sensibilité vis-à-vis de ces problèmes s’est accrue au cours ces dernières années. Aux Etats-Unis, l’intensité et la fréquence des incendies ou des ouragans, l’assèchement des sols et la destruction des habitats de nombreuses créatures ont clairement accéléré la prise de conscience. Mais peu de gens, me semble-t-il, ont une véritable compréhension des subtilités multidimensionnelles du problème. Et la crise politique étasunienne induite par Trump et ses alliés a retardé la capacité politique d’y répondre de façon adéquate.
Le ministère de l’intérieur, l’Agence de protection de l’environnement, la NASA, l’Agence d’observation océanique et atmosphérique : tout cet appareil bureaucratique est actuellement enlisé dans une terrible impasse politique vis-à-vis du changement climatique. Le fait que l’économie américaine s’acharne de plus en plus sur les combustibles fossiles, en particulier le charbon, traduit une politique environnementale désastreuse. Et cette situation n’est pas exclusivement étasunienne. Même si la Chine est un chef de file dans la technologie des énergies propres, elle reste très engagée dans l’exploitation des combustibles fossiles. Il en va de même avec la concurrence des multinationales qui se joue au cercle polaire arctique pour l’extraction robotisée du pétrole. Les forces libérales sont très puissantes au niveau mondial, et la question n’est plus tant désormais le déni du réchauffement que la dépossession du pouvoir d’action des institutions sur cette question. Le tout sans aucun égard pour les effets politiques qu’engendre cette crise climatique sur d’autres peuples, notamment ceux du Pacifique.

Imaginons-nous dans un ou deux siècles. Comment décririez-vous votre monde idéal ?

C’est un monde, tout d’abord, dans lequel ­l’effondrement des systèmes écologiques ne serait pas absolu. Dans lequel tout ce dont nous prenons soin ne se serait pas évaporé. Mon monde idéal, celui que je fictionne, ­exclut l’idée de revenir à un statu quo antique, de retourner à un passé mythique. Je ne pense pas qu’il soit possible de réparer tous les ­dégâts – la perte est irréversible – mais il existerait certains genres de restitution, des guérisons partielles, des réparations, des réinventions de nouvelles créatures robotiques, etc. Il est en même temps possible de réparer et d’inventer des alliances les uns avec les autres. Donc, mon monde intégrerait de ­manière intensive des séries multispécifiques écologiques : le genre d’agriculture qui ferait la fierté du chthulucène. Il y aurait une sorte d’engagement envers les autres créatures et organismes (les plantes, les animaux, les microbes), une invitation à nouer des liens pour renforcer mutuellement les possibilités d’avenir des uns et des autres.
Cela impliquerait donc aussi de « faire des ­parents » (making kin) sur des modes biogénétiques diversifiés, sans pour autant signer la fin de la reproduction classique. Ce monde idéal serait pro-enfants : les nouveau-nés y ­seraient vraiment valorisés, précieux et pris très sérieusement en charge de toutes sortes de façons. Je considère que nous vivons aujourd’hui dans un monde « pronataliste », mais que nous sommes en même temps dans un monde « anti-enfants ». J’aimerais que cela aille plus dans l’autre sens : beaucoup moins de natalité et beaucoup plus d’attention à la manière de prendre soin des enfants. Ce serait un monde, enfin, où les déplacements et les migrations se feraient parce que les gens le voudraient, non parce qu’ils y seraient acculés et forcés à quitter leur maison. Il n’y aurait plus cette violence migratoire que nous ­vivons actuellement. Le cosmopolitisme serait précieux et valorisé. J’imagine un monde qui soit en même temps profondément local et profondément cosmopolite.

Et en ce qui concerne les hommes et les femmes ?

Il y aurait des cis-mâles et des cis-femelles, bien entendu ! [Le cis-genre, terme conçu par des militants LGBT, s’emploie quand le genre ressenti d’une personne correspond à son sexe biologique, par opposition au trans-genre]. Le genre désigne une catégorie, et les catégories sont déjà beaucoup plus diverses que ce que mes parents auraient jamais pu imaginer. Le mot « genre » ne cesse de multiplier ses significations, et les humains explorent de nombreux « devenirs-genres » et « devenirs-non genres ». Je n’ai aucun doute que les cis-mâles et les cis-femelles auraient une place honorable dans ce monde idéal, mais peut-être une place minoritaire.
(Traduit par Fleur Courtois-L’Heureux.)

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