mardi 29 janvier 2019

De l’ASE à la rue, les jeunes majeurs laissés pour compte

Par Kim Hullot-Guiot — 
Lille, le 6 novembre. Manifestation des assistants socio-éducatifs, contre le manque de moyens et de places dans les familles d'accueil et les foyers.
Lille, le 6 novembre. Manifestation des assistants socio-éducatifs, contre le manque de moyens et de places dans les familles d'accueil et les foyers. Photo Antoine Bruy. Tendance Floue


Moins entourées socialement et familialement, les personnes issues de l’Aide sociale à l’enfance se retrouvent souvent démunies une fois adultes.

Environ 30 % des personnes nées en France (ou arrivées avant leurs 18 ans) qui ont déjà dormi dans un centre d’hébergement temporaire, ou pris un repas dans un service de restauration gratuite, sont des anciens de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Ce chiffre, tiré d’une enquête de l’Insee de 2016, est d’autant plus frappant que, rapportés à la population générale, les anciens enfants placés ne représentent que 2 % à 3 % de la population. Comment est-ce possible, alors que le but de l’ASE est précisément de soutenir les familles en difficulté ? Pourquoi ces enfants, une fois devenus adultes, se retrouvent-ils si surreprésentés chez les précaires ?
Une première explication tient à la nature même du sujet : en cas de difficultés, les ex-enfants de l’ASE ne peuvent, par définition, compter sur leur entourage de façon aussi solide qu’un enfant dont la famille se porte bien. «La situation des [jeunes majeurs issus de l’ASE] est paradoxale : il leur est demandé plus d’autonomie qu’aux autres jeunes de leur âge alors qu’elles et ils ont moins de ressources (familiales, relationnelles, psychologiques, financières, sociales)», pointait en 2018 dans un rapport le Conseil économique, social et environnemental (Cese). En décembre, l’Institut national d’études démographiques (Ined) relevait en outre que «les jeunes [issus de l’ASE] sont souvent amenés à changer de lieu de vie durant leur parcours de protection, ce qui entraîne des risques de rupture avec les sphères de l’entourage construites, voire reconstruites, au fil des années. Ainsi, à 17 ans, un jeune protégé sur cinq a déjà connu au moins quatre lieux de placement».

«Violence»

Une autre piste est celle des moyens de l’ASE, régie par les départements, et de la justice, dépendante de l’Etat. Là où ils sont insuffisants, les délais pour mettre en place une mesure éducative ou de protection peuvent s’allonger, au point que les enfants sont pris en charge trop tard. Cela peut hypothéquer leurs chances d’arriver à leurs 18 ans avec les ressources nécessaires pour s’en sortir. «Voir des gens qui demandent de l’aide et des enfants en danger, et ne pas pouvoir donner cette aide, c’est une violence énorme, explique Anaïs Vrain, juge des enfants et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. On fait un métier qui n’a plus aucun sens : on prononce une mesure, on revoit la famille, rien ne s’améliore et on doit alors prendre des mesures de placement…» Mais surtout, les contrats jeune majeur (CJM), qui concernent les anciens de l’ASE âgés de 18 à 21 ans (censés depuis 1974 éviter les «sorties sèches» du système de protection de l’enfance), sont très inégalement accordés sur le territoire.

A l’origine, les CJM (conclus entre jeunes et départements pour une durée moyenne de six mois) ont été mis en place après que l’âge de la majorité est passé de 21 à 18 ans, lequel n’est «pas un âge où on est complètement autonome, ni financièrement ni dans la façon dont on agit en société, pointe le vice-président du Cese, Antoine Dulin. Surtout qu’il y a maintenant un allongement de la période de transition entre l’enfance et l’âge adulte : le premier emploi stable est à 27-28 ans, contre 20 dans les années 70. C’est une double peine pour les anciens de l’ASE : c’est déjà compliqué affectivement, et on leur dit "vous avez 18 ans, débrouillez-vous"». Les CJM sont pourtant d’une importance majeure pour renforcer l’autonomie des jeunes : «Les jeunes adultes ayant bénéficié d’un CJM connaissent de meilleurs taux d’emploi. Plus le CJM est long, meilleur est le taux d’emploi», écrit l’Ined, qui note aussi que si un bénéficiaire de CJM sur deux n’a aucun diplôme à 17 ans (contre moins d’une personne sur cinq dans la population), la majeure partie d’entre eux en ont obtenu un à 20 ans, la plupart du temps professionnalisant. «Les jeunes les plus en difficulté scolaire tendent à être exclus de cette aide car elle est largement orientée vers la poursuite ou la reprise d’études», explique en outre l’institut. Or tous les contrats n’ont pas la même durée : «Les contrats de trois mois, c’est comme une épée de Damoclès sur la tête du jeune. C’est comme si on demandait aux parents de dire à leurs enfants : "On va voir tous les trois mois si on continue à t’aider"», analyse Antoine Dulin.

«Souffrance»

Dans certains départements, comme à Paris, les jeunes qui demandent un CJM l’obtiennent généralement : 1 300 contrats y sont en cours, sur un total de 20 000 pour le pays. Antoine Dulin: «A partir du moment où le CJM est facultatif, certains départements ne le mettent pas en œuvre. Parfois, ils se disent "je suis responsable de la protection de l’enfance jusqu’à 18 ans, et du RSA à partir de 25 ans, donc entre les deux, ce n’est pas à moi de m’en occuper". Mais c’est aussi une problématique de financement des collectivités locales, avec de moins en moins de moyens.» En juin, la députée LREM du Pas-de-Calais Brigitte Bourguignon a fait une proposition de loi visant à généraliser les contrats jeune majeur. «Au-delà de la souffrance individuelle des jeunes concernés, il s’agit de lutter contre le gâchis économique et social et le non-sens éducatif qui en résulte, en termes d’insertion et de perte potentielle de motivation pour ces jeunes, mais aussi pour les professionnels qui les accompagnent», précise l’exposé des motifs. Renvoyé à la commission des affaires sociales, le texte y a été adopté le 11 juillet, mais n’a pas encore été voté dans l’hémicycle.


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