samedi 26 janvier 2019

Aux Etats-Unis, rage contre le machisme

Marche post-#MeToo, à Washington le 28 novembre.
Marche post-#MeToo, à Washington le 28 novembre.Photo Nikki Kahn. Zuma. Rea

Aux Etats-Unis, dans le sillage du mouvement #MeToo, de nombreuses femmes ont décidé de ne plus enfouir leur colère, mais de s’en servir enfin comme d’une force politique dans l’espace public. Trois essais publiés à quelques semaines d’intervalle font l’éloge de cette libération explosive.

A l’âge de 15 ans, Soraya Chemaly a surpris sa mère en train de lancer une à une des assiettes en porcelaine depuis la véranda de la maison. En silence, avec minutie, elle les projetait en l’air et les regardait s’exploser en mille morceaux en contrebas. Une fois la pile d’assiettes terminée, elle est retournée dans la cuisine et, l’air impassible, a demandé à sa fille comment s’était passée sa journée. Plus de trente ans plus tard, la Soraya adolescente est devenue femme et écrivaine, et elle est en colère, elle aussi. Elle constate pourtant qu’un vent nouveau s’est levé et que dans le sillage du mouvement #MeToo, bien des femmes n’exorcisent plus leur colère dans le secret de leurs maisons. Elles choisissent plutôt de l’articuler en public : sur les réseaux sociaux ou, comme à l’occasion de la troisième Women’s March consécutive aux Etats-Unis le 19 janvier, dans la rue, pancartes et doigts d’honneur à bout de bras. «C’est le moment de changer la vision que nous avons de la colère des femmes», affirme Soraya Chemaly. Elle a publié en septembre un livre rouge de colère, Rage Becomes Her(Atria Books, non traduit), à la fois éloge et harangue de la rage exprimée par les femmes américaines ces derniers mois.
Quelques semaines plus tard seulement l’ont rejoint deux autres livres qui encourageaient eux aussi la déferlante : Good and Mad,de Rebecca Traister (Simon & Schuster, 2018, non traduit), et Fed Up, de Gemma Hartley (Harper One, 2018, non traduit). Les couvertures de ces trois livres sont étrangement cousines : rouges et blanches, leurs titres étalés en lettres capitales, démesurément grandes par rapport à celles de leurs voisins, elles semblent se serrer les coudes sur les présentoirs des librairies américaines. Elles proposent un coup de sang intellectuel et défendent une même conviction : la colère post-#MeToo pourrait déclencher une véritable révolution. Mais pour qu’elle éclose et porte ses fruits, il faut que la société accepte l’idée que la rage féminine est légitime, et surtout utile pour la société.

«Le changement et la lutte»

Les écrivaines se saisissent de diverses recherches en sciences humaines pour s’attaquer chacune à une strate du problème. Puisque la colère est générée par des choses vécues chez soi, au travail, dans la rue et sur les lieux de pouvoir (le sexisme, les violences faites aux femmes, les inégalités salariales sont parmi les thèmes les plus récurrents), il est logique pour ces auteures que la colère ait un rôle à jouer à tous les niveaux : domestique, social mais aussi politique.
«Le géant endormi s’est réveillé», prévient Rebecca Traister, écrivaine et journaliste installée à New York. Elle le voit à tout un tas de signes : depuis ces passantes qu’elle surprend dans les rues de Manhattan en train de cracher leur colère à des hommes en costard-cravate à l’heure où ils quittent leurs bureaux, jusqu’au nombre de femmes candidates puis élues au Congrès américain en passant par les clips explosifs de Beyoncé dans son album visuel Lemonade, sorti fin 2016. Le titre Hold Up illustre selon elle particulièrement bien ce changement d’univers. La chanteuse sort du mutisme de sa chambre sous-marine pour défiler dans la rue, armée d’une batte de base-ball, brisant pare-brise et bouches à incendies sur son chemin : «Toujours aussi glamour dans son torrent de colère», commente Rebecca Traister, ce qui revient à «casser le code qui associe rage féminine et laideur». Sa jubilation rappelle celle des héroïnes Thelma et Louise dans le film de Ridley Scott de 1991 : le tandem fait exploser le véhicule d’un camionneur pour le punir de son obscénité, et les deux femmes quittent les lieux - grisées par leur audace, et grisant bien des spectatrices du même coup.
Que le ton ait changé est loin d’être anecdotique, insiste Soraya Chemaly : «Quand on exprime sa colère par le silence ou les larmes, les autres l’interprètent facilement pour autre chose que ce qu’elle est, précise-t-elle dans Rage Becomes HerDe la fatigue ou de la tristesse. Or la fatigue est passagère et la tristesse est une émotion qui suppose une forme d’acceptation. Alors que la colère appelle justement le changement et la lutte.» Chemaly part en guerre contre ceux et celles qui tentent d’apaiser la colère, car leur intention a pour but, «ou en tout cas pour effet», de contrôler le ton employé par les femmes. Elle s’en réfère aux travaux de la philosophe américaine Alison Bailey : cette dernière voit dans le fait d’intimer le silence à la colère d’autrui un exercice de pouvoir, qui revient à réaffirmer la domination de celui qui ordonne et à restaurer son propre confort, au détriment de celui qui tentait pourtant d’exprimer un malaise.
La légitimité de la colère des femmes est prouvée par l’histoire américaine si tant est qu’on accepte de la regarder sans la polir, soutient Rebecca Traister. «Aux Etats-Unis, on ne nous apprend jamais que ce sont des femmes furieuses, désobéissantes, qui sont à l’origine de nombre de nos progrès et au fondement d’une grande partie de notre culture, indique-t-elle. Ces histoires existent pourtant dans d’autres cultures.» Chez les Grecs dès l’Antiquité, énumère-t-elle, avec l’exemple de Lysistrata, la comédie d’Aristophane mettant en scène des femmes tellement en colère contre leurs belliqueux maris qu’elles organisent une grève du sexe jusqu’à cession des combats. En France, avec l’histoire des Parisiennes se révoltant contre la hausse du prix du pain en marchant vers Versailles en 1789, ouvrant ce qui deviendra la Révolution Française. Ou encore au Liberia en 2003, lorsqu’un cortège de femmes a défilé pour demander la fin de la guerre civile qui faisait rage depuis quatorze ans.

«Sans Honte et sans excuse»

«Trop souvent aux Etats-Unis, la colère est tout simplement effacée du récit»,poursuit Traister. Il n’y a qu’à prendre l’exemple de Rosa Parks, toujours célébrée comme une héroïne discrète, stoïque, qui a un beau jour refusé de céder sa place dans le bus de Montgomery. «On ne raconte pas qu’elle était une fervente activiste, qu’elle a agi non pas par fatigue mais par rage, affirme l’écrivaine. Et que dès l’âge de 10 ans, elle menaçait un de ses agresseurs de lui filer un coup de brique sur la tête s’il continuait de l’embêter.» Idem pour la mère d’Emmett Till, l’adolescent noir battu à mort à Chicago en 1955, dont le visage tuméfié a bouleversé les Etats-Unis : «On montre Mamie Till secouée de pleurs, à peine capable de tenir debout, agrippée au cercueil de son fils. On dit moins qu’elle a exigé de voir le corps de son fils. Et que lorsque l’ouverture du cercueil lui a été refusée, elle a réclamé un marteau car elle comptait bien l’ouvrir elle-même si personne d’autre ne le faisait.»
Rebecca Traister fait remarquer que les figures féminines qui ont marqué les Etats-Unis en 2018 ont assumé leur colère en public. A commencer par les adolescentes de March for Our Lives, une manifestation organisée par un groupe de lycéens suite à la tuerie de Parkland, en Floride, le 14 février. L’une d’elles, Sarah Chadwick, 16 ans, a répondu aux condoléances de Donald Trump par une insulte avant de corriger partiellement le tir : «Je m’excuse pour ma remarque mais pas pour ma colère», a-t-elle écrit sur Twitter le lendemain. Une autre, Sam Fuentes, ne s’est pas cachée quand elle a eu besoin de vomir en entamant son discours sur la nécessité d’interdire le port d’armes. «C’était stupéfiant, émouvant, de voir les viscères de cette jeune femme en colère sur le devant de la scène, sans honte et sans excuse», commente Rebecca Traister. Ces figures sont selon elle iconiques et deviennent des antidotes contre les stéréotypes habituellement associés à la colère féminine : leur colère n’est ni une hystérie ni une monstruosité. « Combien de caricatures a-t-on vues de Hillary Clinton ou Michelle Obama en Méduse, avec des serpents qui leur sortent de leur tête, parce qu’elles ont exprimé leur colère sur un sujet ?» interroge-t-elle.

«de la clairvoyance et de la détermination»

La colère a le mérite d’être fédératrice et difficile à ignorer, note Gemma Hartley, auteure de Fed Up. Elle raconte à la première personne son expérience de la charge mentale et recense les études faites sur ce «travail invisible et non payé que les femmes font dans la sphère domestique dans le but de maintenir le bien-être de leurs proches »«J’ai été choquée de réaliser qu’il n’y a pas dans ce domaine de coupure générationnelle, raconte-t-elle. C’est autant l’expérience de ma mère et de ma grand-mère que la mienne et celle de mes amies. Contrairement au déséquilibre de la répartition des tâches ménagères, bien plus visible et facile à corriger, le travail émotionnel continue de s’agripper à nous car il est invisible.» Le ras-le-bol domestique a lui aussi bénéficié de l’élan de #MeToo, selon Gemma Hartley. Notamment parce qu’il a donné une visibilité sans précédent à une expérience devenue ordinaire pour beaucoup de femmes, et passée jusque-là inaperçue. «On ne peut pas lutter contre ce qu’on ne voit pas, assène-t-elle. Mais nos yeux sont maintenant ouverts. Nous tracerons une ligne dans l’histoire : la coupure générationnelle commence ici.»
Ces trois livres ne sont pas accueillis partout avec enthousiasme. Certains les considèrent comme des lectures stériles, voire dangereuses. Il y a ceux qui citent la célèbre phrase d’Eleanor Roosevelt, «Anger is one letter short of danger» (seul le «d» différencie les mots «colère» et «danger» en anglais). Ceux qui, dans la lignée de la pensée de la philosophe américaine Martha Nussbaum dans son essai Anger and Forgiveness,affirment que la colère n’est qu’une pulsion de vengeance, contre-productive autant dans la sphère privée que dans le domaine politique. Laura Kipnis, elle aussi écrivaine et elle aussi auteure d’un livre rouge et blanc post-#MeToo (mais pour dénoncer la «paranoïa» qui a envahi les campus américains suite à des accusations de harcèlement sexuel d’élèves à professeurs) a écrit dans The Atlantic combien elle désapprouvait ces ouvrages. Elle voit l’ire féminine comme une énergie trop abstraite et trop myope : «Oui, je suis en colère. Et après ?» Elle soutient que les valeurs et l’action politiques ne peuvent découler d’un simple partage d’identité - il ne suffit pas de se constituer tribu de femmes en colère, en somme.
La colère est une émotion «bien plus éclairante qu’on ne le croit», répond Soraya Chemaly dans Rage Becomes Her. On devrait même l’appréhender, selon elle, comme une «compétence» : «La colère est une émotion, elle n’est ni bonne ni mauvaise, explique-t-elle. Mais elle offre de la clairvoyance et de la détermination.» Elle peut être une sorte de muse qui permet de répondre de manière créative voire visionnaire à ce qui l’a fait naître, ajoute Soraya Chemaly. Comme après l’attentat du Ku Klux Klan qui a coûté la vie à quatre petites filles dans une église de l’Alabama en 1963. La chanteuse Nina Simone raconte avoir eu envie d’aller dehors et de tuer quelqu’un. Son mari lui aurait rappelé qu’elle était musicienne et ne pouvait donc tuer personne. «A la place, elle a composé "Mississippi Goddamn", explique Chemaly. L’un des chants de protestation les plus puissants du XXe siècle.»

faire de la colère un impératif moral

Les femmes ne devraient pas enterrer leur colère, mais seulement en enfouir des graines, pour mieux la partager, conclut Rebecca Traister. Dans Good and Mad, elle s’inquiète de ce que la colère des femmes américaines est encore un peu trop accaparée par les industries plutôt riches et plutôt blanches (le cinéma, la télévision, l’art, la restauration, la politique). Raison de plus, selon elle, pour faire de la colère un impératif moral, et pour donner à ce sentiment une dimension altruiste plutôt qu’égoïste. Elle craint que la colère ne retombe avant même d’avoir pu rassembler les plus oubliées, restées encore muettes : «Les ouvrières, les précaires, les femmes qui travaillent dans les services ou au pourboire.» «Restez en colère pour elles, ordonne Rebecca Traister. Restez en colère avec elles. Elles ont raison d’être en colère et vous avez raison d’être en colère à leurs côtés.»




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