jeudi 6 décembre 2018

Quand les jeunes n’achètent plus Enquête sur l’access story


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Cédric Enjalbert
Cédric Enjalbert
Après un Master de philosophie politique et une maîtrise de lettres, diplômé du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes, il a pris en charge le site Web et les pages culture de Philosophie magazine.
Photo : © Nikolaï Saoulski
La révolution numérique a provoqué la dématérialisation de nos biens. Les jeunes générations aspirent moins à posséder un bien qu’à accéder à une expérience. Avec quelles conséquences ?
“Jadis, ils avaient eu au moins la frénésie d’avoir. Cette exigence, souvent, leur avait tenu lieu d’existence”
De cette passion consumériste pour Les Choses, que décrit Georges Perec en 1965, sommes-nous revenus? Force est de constater que beaucoup de ces objets et de ces biens qui saturent nos existences prennent aujourd’hui de moins en moins de place, physique et symbolique… jusqu’à changer notre rapport au monde et à notre identité ? Voyons : à la bibliothèque étendue sur des dizaines de rayons alourdis de centaines d’opus, d’Aristote à Zola, se disputent désormais les quelques grammes de la liseuse et ses milliers de livres. À la collection de CD, l’abonnement à Deezer ou à Spotify, qui promet pour quelques euros un accès illimité à toute la musique du monde. Au vélo qui rouille et dont on craint le vol, le Vélib’, le Vélo’v ou le Villo!, auxquels on s’abonne dans les grandes villes. Quant à la voiture, remisée au garage, elle n’est plus exactement ce symbole de liberté, d’autonomie et de puissance, glorifié durant les Trente Glorieuses. « Les jeunes générations passent globalement moins le permis de conduire et elles ne l’associent plus au fait de posséder sa propre voiture, ce qui n’était pas le cas pour les 30-60 ans il y a seulement dix ans, confirme la sociologue spécialiste de la mobilité Stéphanie Vincent-Geslin. La responsabilité d’une voiture, de son stationnement et de son entretien, est devenue une charge trop lourde, que concurrencent largement les systèmes d’autopartage et de covoiturage. On assiste à un découplage entre l’usage et la possession. » Un phénomène attribuable non seulement à la conjonction de la crise économique et d’un souci écologique croissant, mais aussi à l’émergence de l’économie du partage. Elle porte avec elle l’idée que posséder un bien ne signifie plus nécessairement jouir de son appropriation individuelle. L’essor du site Drivy, leader en France de la location de voitures entre particuliers, repose sur ce principe : mettre en contact des usagers ayant un besoin de voiture épisodique et des propriétaires, dont le véhicule reste trop souvent au garage. Les uns profitent d’un service plus personnel et moins coûteux, tandis que les autres couvrent ainsi l’entretien de leur voiture. Paulin Dementhon, le concepteur du site, précise : « On n’a pas changé les cultures en cinq ou dix ans, tout au plus les habitudes en faisant passer certains automobilistes de la propriété à l’usage. En fait, on constate un détachement par rapport à l’objet voiture mais pas par rapport à sa fonction, à la liberté qu’elle apporte. En revanche, cette liberté n’est plus liée à la propriété. »

L’éclipse du capitalisme?

Que recouvre donc cette nouvelle idée de la liberté ? Nous posons directement la question à Jeremy Rifkin. Spécialiste de prospective, il est notamment l’auteur de L’Âge de l’accès (La Découverte, 2000) et de La Nouvelle Société du coût marginal zéro(Les Liens qui libèrent, 2014). Ce conseiller des gouvernants analyse la troisième révolution industrielle en cours, fondée sur « l’Internet des objets » et les « communaux collaboratifs ». Ce qu’il décrit n’est rien moins qu’un « changement de paradigme ». Un système de production et de consommation inédit, soutenu par une révolution dans la communication, l’énergie et les transports, conduit selon l’essayiste à « l’éclipse » du capitalisme. Plus paradoxalement, au téléphone depuis les États-Unis, Jeremy Rifkin précise : « L’essor du capitalisme a donné naissance à une “tragédie”, qui signe sa propre fin: l’émergence des communaux collaboratifs. En cherchant sans cesse une baisse des coûts de production et une augmentation de leur productivité par de nouvelles technologies, les géants de l’industrie y sont si bien parvenus qu’ils ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis: le succès du capitalisme se retourne contre lui. Car la révolution technologique est telle aujourd’hui que le “coût marginal”, soit le coût de production d’un objet une fois les coûts fixes absorbés, approche zéro, rendant tous ces biens non seulement abondants mais aussi virtuellement gratuits. Aujourd’hui, les secteurs de la musique, du film, de la presse, de l’édition, de la télévision, sont totalement désorganisés. » 
“Les jouets, jusqu’alors premier contact avec la propriété, ne sont plus des biens qu’on possède mais des expériences qu’on partage”
Jeremy Rifkin 
Ce renversement n’affecte pas que le domaine du partage de la connaissance, à l’instar de Wikipédia et des Mooc, il gagne aussi le monde physique. Grâce aux FabLab et aux imprimantes 3D, chacun peut ainsi devenir producteur de biens matériels à bas coût. En Chine, des maisons ont été bâties par des imprimantes 3D pour 4 000 dollars et il est possible de commander une prothèse de main en plastique pour moins de 200 euros. Nous sommes ainsi passés d’un modèle où les biens avaient une valeur et où les services étaient gratuits à un modèle inverse, où les biens, souvent dématérialisés et dont le coût marginal approche zéro, ont perdu leur valeur, alors que les services et l’accès deviennent des mines d’or. Les entreprises d’échanges, de partage et de location, comme BlaBlaCar, Airbnb ou Leboncoin, l’ont bien compris, qui permettent de louer sa voiture, sa maison, ses outils, de revendre ses bibelots, ses vêtements ou les jouets de ses enfants. Les jouets sont un bon exemple. « Ils représentaient jusqu’alors le premier contact avec la possession et le capitalisme », souligne Jeremy Rifkin. Or, aujourd’hui, les parents empruntent ces jouets sur des sites dédiés ou revendent ceux de leurs enfants, rapidement devenus hors d’âge, plutôt que de les entreposer dans un grenier. L’enfant apprend d’emblée que la propriété est transitoire : « Les jouets ne sont plus des objets qu’on possède mais des expériences qu’on partage. » Qu’en conclure ? D’abord que « les jeunes générations ne cherchent plus la propriété mais l’accès et l’expérience. Ils n’espèrent plus posséder une voiture parce qu’avec un smartphone, en quelques clics, il trouve un chauffeur capable de les conduire n’importe où. De même, ils auront plutôt accès à des lieux partagés et temporaires, sur l’exemple des espaces de coworking, qu’à des domiciles fixes. Leur identité n’est plus tant liée à la possession qu’à la possibilité d’avoir accès aux flux et surtout d’interagir avec autrui ».

Pouvoir, communauté et liberté

Philosophiquement, ce bouleversement affecte fondamentalement trois notions : le pouvoir, la communauté et la liberté. « S’agissant du pouvoir, poursuit Jeremy Rifkin, pour les générations passées, il reposait sur un rapport hiérarchique vertical. Pour les jeunes générations, le modèle d’organisation hiérarchique a fait long feu. Le pouvoir repose plutôt aujourd’hui sur la possibilité de prendre part à un ensemble de collaborations, dans un réseau. » Quant à la communauté ? « Elle ne tient plus à des liens de sang, territoriaux ou nationaux mais à des liens professionnels, d’intérêt, d’empathie et plus généralement sur le sentiment écologique partagé d’être partie prenante d’une même biosphère, dont nous dépendons. Cet élargissement nécessaire de la conscience collective bouleverse radicalement notre identité. » Qu’en est-il enfin de ce nouveau rapport à la liberté ? « Pour les générations antérieures et pour moi-même, être libre, c’était être indépendant, autonome et autosuffisant. La liberté était avant tout une idée négative liée à l’exclusivité, soit au fait d’être souverain en son domaine et à l’abri des servitudes extérieures. Pour les nouvelles générations, elle n’a plus tant à voir avec l’autonomie. Elle ne repose plus sur l’exclusivité de la propriété mais au contraire sur la possibilité d’être connecté, sur une forme d’“inclusion” relationnelle qui fonde l’identité personnelle. »
Autrement dit, l’importance n’est plus tant ce que l’on possède que la place qu’on occupe dans un réseau. Doit-on en conclure que, dans nos sociétés d’abondance, le capital social, fondé sur la confiance, serait en passe de devenir plus important que le capital économique ou financier ? Rachel Botsman, auteur de What’s Mine is Yours. The Rise of Collaborative Consumption (« Ce qui est à moi est à toi. La montée de la consommation collaborative », Collins, 2010, non traduit) et théoricienne américaine de la « sharing economy » le croit. En témoigneraient tous les systèmes de notation, passage obligé des sites d’échange et de location de services. Ai-je été un conducteur poli, ponctuel, efficace ? Mon hôte a-t-il été respectueux, accueillant et aimable ? Ces valeurs comptent tant qu’un mauvais classement risque de vous exclure du site ou de vous soumettre à des sanctions. La réputation sociale agit comme un nouveau mode de gouvernement. Emmanuel Arnaud a fondé un site d’échange de maisons fondé sur ce principe, convaincu qu’un modèle alternatif à la location était possible. « J’étais client d’un autre site d’échange de maisons. Je n’ai pas réussi à concrétiser un échange entre mon appartement à Paris et une maison disponible à Florence, car ses propriétaires n’avaient aucune envie de venir à Paris. Bref, l’offre n’a pas rencontré la demande. En terme économique, on parle d’un manque de liquidité sur un marché de troc. Ça se règle en créant une monnaie. J’ai créé le site GuestToGuest et les “Guest Points” qui jouent ce rôle, élargissant considérablement le marché potentiel de l’échange de maisons. Comment évaluer la taille de ce marché? Regardons le site CouchSurfing, plutôt destiné aux jeunes adultes et aux célibataires: il compte 10 millions de membres. Avec le même principe étendu à toutes les classes d’âge, combien d’échanges imaginables? » Difficile à dire. Une règle de base régit le site : aucun échange d’argent n’est effectué entre l’hôte et l’invité. La transaction elle-même n’est pas facturée mais seulement un bouquet de services : une caution, l’assurance, et, à terme, le ménage, un billet de train ou un ticket pour la tour Eiffel… Emmanuel Arnaud ne cache pas une réserve : si le rapport à l’intimité s’est modifié, l’échange de maisons s’inscrit malgré tout dans un horizon de méfiance, qu’il faut apprivoiser par une série de réassurances, comme la notation. « Les peurs se cristallisent sur des objets différents d’une personne à l’autre, avec des biais étonnants. Empiriquement, j’ai remarqué que les professions juridiques craignent par exemple qu’on ait accès aux papiers de banque. D’autres pensent qu’on risque de fouiller leurs sous-vêtements. Pour certains, ce sont les instruments de musique ou les bijoux. Et beaucoup recréent une pièce de protection, fermée à clé et dans laquelle ils enferment les objets auxquels ils tiennent. » 

Un simulacre de confiance

Toujours est-il que notre « intérieur » n’est plus forclos dans la forteresse de l’intimité ; il est renvoyé au cagibi. Pour Arthur De Grave, rédacteur en chef du magazine du collectif OuiShare, « l’économie collaborative parvient par différents artifices à générer un simulacre de confiance, quelque chose qui ressemble à la confiance entre amis, par la mise en place d’un système de contrôle mutuel et de notation. Ces plateformes ressemblent à des panopticon, où tous et chacun se surveillent avec bienveillance, se notent et se parrainent ». Pour être un convaincu – n’ayant plus de voiture, travaillant en espace de coworking, utilisant régulièrement l’Autolib’ et Drivy, participant à plusieurs campagnes de crowdfunding (ou financement participatif) par semaine –, Arthur De Grave n’est pas un rêveur. Il est venu à l’économie collaborative après une formation de philosophie, d’économie (à HEC) et de sciences politiques. Deux années en entreprise l’ont lassé de la lourdeur des structures hiérarchiques, de cette « obligation de devenir une fonction l’espace de dix heures dans sa journée. J’ai cogité. Je suis tombé sur des textes évoquant le développement du crowdfunding. Je percevais un fonds commun entre des sujets distincts. Ce qui m’intéressait, c’était l’organisation du travail plus que les nouvelles formes d’économies collaboratives. À tenter de vivre totalement selon le modèle collaboratif, personne ne tiendrait une semaine! La propriété conserve bien des avantages: une fois que vous possédez un bien, que le contrat de cession de propriété est passé, vous n’avez plus à y penser. La gestion de ce qui est mis en commun est autrement plus exigeante et fatigante, puisqu’il revient à chacun de “markéter” ses produits pour les rendre attractifs: de belles photos de son appartement, un texte de présentation, un profil à surveiller, des réponses à fournir… »
“La question n’est pas tant ‘qu’est-ce qu’il faut avoir pour être ?’ mais ‘qu’est-ce qu’il faut avoir pour être libre ?’”
Arthur De Grave, rédacteur en chef du magazine du collectif OuiShare
Ce rapport paradoxal entretenu aux objets et aux biens personnels revient à gérer son intérieur comme un profil Facebook,partageant une intimité mise en scène et construite, faite pour susciter l’intérêt et l’adhésion. S’agissant de la location d’appartement entre particuliers, les objets personnels qui demeurent dans l’espace partagé agissent au fond comme des leviers pour créer un climat de confiance. Ils rivalisent avec la froideur standardisée des hôtels et humanisent la relation marchande. « Je change très souvent de logement, je n’y suis donc pas attaché émotionnellement, explique Arthur De Grave. Mon intimité n’est pas confinée entre ces quatre murs. Comme toutes les jeunes générations, je constate que posséder mon appartement prendra dans tous les cas plus longtemps que pour mes parents et demandera des efforts financiers beaucoup plus considérables. Si bien que la question se pose : quand possédons-nous moins? Lorsqu’on est locataire, sans être surendetté, ou lorsqu’on est à la merci d’un créancier pour avoir voulu être propriétaire à tout prix? Ce qui m’amène à repenser le problème: la question n’est pas tant “qu’est-ce qu’il faut avoir pour être?” mais “qu’est-ce qu’il faut avoir pour être libre?” »

Identité en ligne

À cette question, la réponse traditionnelle des libéraux  ne convient plus : il n’existe plus de rapport quasi mystique entre la liberté et la propriété, entre la possession matérielle et la souveraineté. Pour autant, il serait naïf de penser que cette question a tout simplement disparu de nos sociétés pacifiées et démocratiques. Elle s’est déplacée sur la possession des données personnelles. La question devient : quel est le statut de mon identité en ligne, de ce double fantomatique qui ne m’appartient pas tout à fait, de cette entité qui s’apparente en soi à un objet marchand ? La grande mutation du capital tient à ce déplacement : il repose désormais sur les tuyaux qui nous mettent en connexion. Arthur De Grave de conclure : « Le capital est un rapport social, si l’on en croit la théorie de Marx. Elle se vérifie aujourd’hui plus que jamais ! » Pour le meilleur et pour le pire. Car beaucoup de ces économies dites collaboratives demeurent dominées par des firmes privatives qui « captent » la valeur commune au profit d’un capital privatif. Pour le théoricien belge Michel Bauwens, auteur de Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer (Les Liens qui libèrent, 2015), la menace est sérieuse. D’abord, « les études sur le postmatérialisme le démontrent, dans des pays modernes ou qui se modernisent, une couche des classes moyennes ne pense qu’à une chose: le statut social qui passe par la voiture, le frigidaire, la maison, etc. Dans le sud-est de l’Asie, où j’habite, 20 ou 25 % de la population n’a que cela en tête. À l’inverse, dans les pays occidentaux qui ont déjà connu cette étape consumériste dans les années 1960 et 1970 et où les jeunes générations sont nées dans l’abondance, l’accumulation des objets matériels n’a plus la même aura. En revanche, le désir de se réaliser et d’être “créatif”, dès lors que les besoins matériels sont plus ou moins satisfaits, remplace la tentation consumériste d’autrefois, confortant la maturation postmatérielle de nos sociétés. Les nouvelles générations, entre 18 et 35 ans, ne sont ni jeunes ni adultes, elles entament une “odyssée de l’autoconstruction”. Chacun s’identifie alors à ce qu’il produit en terme de contenu et à la reconnaissance qu’il obtient de ses pairs. La tendance n’est plus à l’acquisition d’une identité fonctionnelle, par sa profession, ou d’une identité matérielle, par la consommation, mais à l’acquisition d’une identité contributive. »Au risque de faire de cette incitation à se réaliser librement sous le regard de ses « pairs » une obligation tout aussi oppressante. Car cette liberté pourrait n’être qu’une illusion.

La résistance de l’être

Éloigné de la réalité matérielle, l’individu contemporain ne rencontrerait plus la résistance du monde qui lui permet d’éprouver le « sentiment de se réaliser dans l’agir humain, d’être en prise directe avec le monde par l’intermédiaire des objets matériels, qui existent hors de [soi] », comme le craint Matthew Crawford. Ce chercheur diplômé de physique, docteur en histoire de la pensée politique, a quitté un emploi très bien payé dans un think-tank pour ouvrir un atelier de réparation de moto. Il a retrouvé dans son garage le plaisir de « la pure matérialité ». Alors que l’émergence de l’économie de l’immatériel gagne du terrain, l’idéal d’une autonomie dénuée de toute contrainte extérieure, dont nous aurions fait notre credo en privilégiant la maximisation du choix comme motif de la liberté, serait trompeur. Ne présentant plus aucun frein, l’immensité du monde immatériel menacerait l’individu d’éparpillement, n’ayant plus aucune prise sur la réalité. Dans un ouvrage paru récemment (The World Beyond Your Head,« le Monde au-dessus de votre tête », Farrar, Straus & Giroux, non traduit), Matthew Crawford met en garde contre une forme de désengagement du monde, contre les trop nombreuses stimulations d’un « espace public saturé de technologies qui vise à capter notre attention ». Il plaide pour un retour de l’expérience physique du monde, à l’apprentissage de technique et de savoir-faire, afin de retrouver la résistance des objets et la charge érotique des « choses ». 
De cette rencontre avec le monde des objets, les phénoménologues ont fait leur objet d’étude, auscultant ce qui persiste ou disparaît avec la « mutation vertigineuse » des nouveaux modes de communication, les kyrielles de connexions, et leurs effets sur l’attention, dans le rapport que nous entretenons aux objets immatériels et donc au monde, cherchant à savoir s’il faut posséder des choses pour espérer maintenir notre rapport au monde, si l’écoute d’All You Need Is Love des Beatles est meilleure en vinyle, lorsqu’on peut observer les hauts et les bas du diamant suivant le creux du sillon et saisir le grain du son, ou sur un ordinateur ; ou encore si notre lecture est plus vigilante lorsqu’on entretient une bibliothèque de livres fétiches, récapitulant d’un regard l’étendue de notre horizon intellectuel et la liste rassurante de nos modèles littéraires. 
Et si nous en venions finalement, et malgré toutes les facilités du monde numérique, à regretter la fragilité de l’objet qui se brise, du disque rayé, du vélo rouillé, des livres qui jaunissent et pèsent, des bibelots qui nous lestent, comme autant de pontons d’arrimage où ancrer notre attention, d’ancres jetées pour amarrer notre existence ? Notons d’abord que ces différents registres d’attention et d’appréhension du temps, de l’instantanée de l’échange à la permanence des fétiches, du multitasking quotidien à la lecture suivie d’À la recherche du temps perdu, ne sont pas contradictoires : ni les spécialistes de l’économie entre pairs, ni les fervents partisans du partage, ni les plus fins prospecteurs n’ont par exemple fait une croix sur leur bibliothèque. Enfin, il n’est qu’à voir la persistance des collections et le goût du vintage, comme symbole de recherche de la matérialité de l’être derrière l’arraisonnement digital du monde pour se persuader que la présence rassurante de la chose n’est pas tout à fait obsolète et qu’à l’accumulation ostentatoire de l’inventaire à la Prévert a peut-être fait place la sélection choisie, qui ne dit pas moins de soi. Voire plus et mieux ?

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