dimanche 2 décembre 2018

Manon Pignot et Yann Potin : «Françoise Dolto a pu écouter les enfants, y compris dans leur silence, grâce à son expérience de la guerre et du deuil»

Par Cécile Daumas, Recueilli par — 

Dessin Cat O'Neil    

Dans leur livre, les historiens retracent l’enfance de la psychanalyste française. Une jeunesse inscrite dans la Première Guerre, qui favorisera son émancipation et sa vocation, mais qui sera aussi marquée par la mort de son oncle. Une blessure qui deviendra ferment de son approche analytique.


Manon Pignot
Phoot DRYann Potin 
Photo DR
Avant Françoise Dolto, la plus populaire des psychanalystes pour enfants, il y eut Françoise Marette. Petite fille de la grande bourgeoise parisienne, née en 1908 comme Simone de Beauvoir. Elevée par une gouvernante qu’elle appelait «mademoiselle», elle fut profondément marquée par la Première Guerre mondiale dont on fête le centenaire cette année. A cette occasion, les historiens Manon Pignot et Yann Potin retracent l’expérience inédite et fondatrice que vécut la future thérapeute. Françoise Dolto, veuve de guerre à sept ans (éd. Gallimard) tient autant du livre d’histoire que de l’album familial avec ses nombreuses photos. En couverture, le visage rond et grave d’une fillette, un ruban noir, celui du deuil, noué à la faveur d’une boucle de cheveux. De la guerre de 1914-1918 qu’elle découvre à l’âge de 6 ans, jusqu’au début d’une analyse fin 1934, les jeunes années de Françoise Dolto sont celles d’une émancipation et d’une vocation.

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Françoise Dolto a fait de sa propre enfance, un objet d’étude. Enfance profondément marquée par la guerre de 1914-1918. Pourquoi ?

Françoise Dolto a toujours tout gardé concernant sa propre enfance, faisant d’elle-même, c’est vrai, un objet d’observation et de réflexion. C’est un fonds presque autonome dans l’ensemble de ses archives. Ce n’est pas seulement elle-même qui les conservait, sa mère lui avait aussi donné l’injonction de le faire. Quand la Première Guerre mondiale éclate, cette propension à entretenir le souvenir est décuplé. La guerre de 1914-1918 a été un événement d’écriture et d’archivage dans les familles. Les Archives nationales viennent d’organiser, à l’occasion du centenaire, une collecte auprès des particuliers : des centaines de documents ont été récoltés. La Grande Guerre est autant un événement intime et familial que collectif et politique. Conserver la correspondance d’un proche tragiquement tué sur le front était représentatif du milieu bourgeois dans lequel vivait la petite Françoise. Mais dans le cas de la famille Marette, l’expérience de la guerre se double du deuil exacerbé de la mère qui perd son frère sur le front. Mort en 1916, Pierre Demmler était l’oncle de Françoise. Désignée marraine de guerre, elle entretenait avec son écriture de petite fille une correspondance avec l’homme de 30 ans.
Vous dites que cette relation avec l’oncle est quasi une fable incestueuse, ou plutôt «incestuelle»

Dans les lettres qu’elle lui envoie, elle s’adresse à lui comme si elle était sa fiancée, et lui va entrer dans le jeu. C’est une fable familiale mais la petite Françoise prend au pied de la lettre cette fantaisie. Et ce jeu finit tragiquement avec la mort de l’oncle. La promise de 7 ans portera le deuil : elle se pense et se vit comme une veuve de guerre. La mère et la grand-mère érigent et entretiennent un mausolée à la mémoire de Pierre, et y font participer les enfants, en particulier Françoise, la filleule, la fiancée. Elle prend en charge le deuil et le chagrin immense de la mère et la grand-mère. Un deuil paroxystique, presque pathologique. L’expérience singulière de la guerre de Françoise Dolto enfant est celle de ce deuil exacerbé.
Par cette expérience intense, elle instaure un rapport singulier aux morts…

Devenue psychanalyste, elle dira l’importance de ce long deuil de guerre dans la construction de son moi affectif, au point de le présenter comme un veuvage bien réel, redoublé, en un sens, avec la mort de sa sœur aînée, Jacqueline, qui interviendra en 1920. En 1924, Françoise écrit un poème, les Morts : «Je vis avec les morts, plus qu’avec les vivants, autour de moi, je sens, je vois, j’entends leur âme…» Elle dialogue véritablement avec eux. En 1920, lors de sa communion solennelle, sa grand-mère lui dit, sur un mode fictionnel tragique, que son oncle, son parrain donc, lui a suggéré en rêve quoi lui offrir. Un cadeau fait à titre posthume d’une certaine façon. Au même moment tombe le diagnostic de sa sœur atteinte d’un cancer des os. La famille la sait perdue. La mère demandera quand même à Françoise de prier pour sauver sa sœur. Cela enfonce encore le clou de la culpabilité et le transfert du deuil. Il est difficile aujourd’hui de ne pas mettre en relation ses propres échanges avec les morts, ces non-dits et ces silences, avec sa capacité à savoir écouter les enfants, y compris dans leur silence.
En quoi cet épisode de sa vie marque-t-il sa vocation ?

Elle a une conscience extrêmement précoce de ce qu’elle veut faire : avec ses mots, elle dit «médecin d’éducation», c’est-à-dire un médecin qui ne soigne pas le corps avec des piqûres, mais les maux dans la tête avec les mots. Elle a une sensibilité au langage qu’elle réinvestira plus tard dans sa dimension psychanalytique. Une amie de sa mère pleure son fils«perdu» à la guerre. Elle dit : «Elle n’a qu’à le chercher !»Le contexte tragique de la guerre avec ses drames et ses tensions engendre aussi une torsion des mots. Par exemple, la petite Françoise dit être la «fiancée» de son oncle. A cause de la séparation physique avec les hommes partis au front, à cause de cette mise à distance, on exprime plus ses sentiments, avec plus d’intensité. La mise à distance et le relâchement mettent l’accent sur l’utilisation des mots auxquelles Françoise Marette est très sensible. «C’était des faits langagiers qui me faisaient réfléchir. Des faits que j’observais et que je questionnais.» Elle n’a pas vécu directement la guerre, l’exode, le départ sur le front de son père. Elle vit la guerre à distance, à travers les livres, les communiqués, les conversations qu’elles entendaient.
La Grande Guerre lui fait aussi découvrir le monde qui l’entoure, et lui donne une forme d’émancipation…

La guerre vécue dans l’enfance n’est pas nécessairement, ni systématiquement, une expérience traumatique. Comme tous les enfants de 1914-1918, la culture de la guerre et la mobilisation patriotique ont prise sur elle. On lui dit qu’elle ne tricote pas assez de cache-nez pour les soldats, qu’à cause d’elle ils vont mourir de froid. Il y a donc une prolongation du dressage des enfants tel qu’était l’éducation à cette époque-là, mais en même temps, du fait même de la guerre, le contrôle social s’assouplit. Les adultes sont moins présents, les pères sont souvent absents, les femmes travaillent, nombreux sont préoccupés par les questions de rationnement. Il y a donc à la fois l’encadrement patriotique et un relâchement de la norme sociale. L’expérience de la guerre chez les enfants n’est pas monochrome. Ils sont victimes du conflit, mais ont la possibilité d’être plus autonomes. Dolto est représentative de sa génération. Raymond Radiguet ouvre le Diable au corps par cette phrase, mi-fictionnelle mi-provocatrice, mais révélatrice : «La guerre fut pour moi quatre ans de grandes vacances.»Françoise Marette est une petite fille extrêmement précoce, elle sait lire et écrire à 5 ans, elle est curieuse de tout : elle se met, grâce à son père qui la laisse faire, à fabriquer un poste à galène, à apprendre le fonctionnement du morse. Son père, polytechnicien, avait le culte du progrès. Le contexte de la guerre favorise cela, surtout pour une fille.
Vous faites justement un parallèle avec Simone de Beauvoir ?

Elles sont de la même génération, nées toutes les deux en 1908. Elles viennent d’un milieu social similaire, la grande bourgeoisie parisienne. Dolto fait l’expérience du deuil, qui est fondamental dans sa vie, pas Beauvoir. Mais elles partagent le même désir d’émancipation, rendue possible par le contexte de guerre. Avec le conflit, le père de Simone de Beauvoir subit un revers de fortune et sa fille est obligée de travailler, ce qui ne se faisait pas dans ce milieu. Françoise Dolto voit des amies de sa mère, veuves de guerre, se retrouver sans revenus. Frappée par ces situations, elle prend conscience : «J’avais l’idée de vivre libre, donc de gagner ma vie.»
Après la guerre, elle veut faire des études de médecine, mais elle rencontre l’opposition féroce de sa mère…

«Autant faire la putain», lui dit-elle. La mère veut faire de sa fille la gardienne des souvenirs, celle qui entretient la mémoire de l’oncle mort au front et de la sœur aînée morte d’un cancer. Un compromis est trouvé : Françoise commence des études d’infirmière. Elle ne fera médecine qu’à l’âge de 25 ans. Sa mère lui mène une vie épouvantable. Fin 1933, début 1934, elle rompt ses fiançailles, acte très mal vu dans son milieu. Elle a le sentiment confus qu’elle ne veut pas se marier, peut-être parce qu’elle considère qu’elle a déjà été «mariée», à travers ces «fiançailles» rhétoriques et fausses avec son oncle. Cet acte d’émancipation l’amène à l’analyse. Elle ne comprend pas «pourquoi elle a été méchante», pourquoi elle rompt avec un fiancé, qu’elle aimait bien par ailleurs. Elle commence un travail avec René Laforgue, fin 1934. Le recours à l’analyse s’ancre dans le refus du mariage.
Comment arrive-t-elle à l’analyse ?

C’est son père qui lui en parle. Il accepte car Françoise y va avec son frère. A l’époque, la psychanalyse en est à ses débuts, la pratique, diffusée dans la grande bourgeoisie, est expérimentale. Il n’y a que trois ou quatre analystes à Paris, installés dans le XVIe. C’est une petite sociabilité aux contours pas encore codifiés, une microsociété où les patients peuvent se rencontrer lors de séminaires. Françoise Dolto y retrouve le futur comédien Alain Cuny.
Elle débute sa carrière de médecin psychanalyste à l’automne 1940, lors d’un autre conflit…

Françoise Dolto est diplômée de médecine en 1939, elle soutient une thèse sur «psychanalyse et pédiatrie». Dès l’automne, elle a une consultation à l’hôpital Trousseau où elle restera jusqu’en 1978. Son expérience de la guerre dans l’enfance se rejoue lors de sa nouvelle pratique. On lui envoie des petits patients dont on ne sait pas vraiment quoi faire, elle n’est pas encore prise au sérieux à Trousseau. A 10 ou 12 ans, ces garçons se remettent à faire pipi au lit. Elle seule énonce le lien entre cette épidémie d’énurésie et l’absence des pères, partis à la guerre et faits prisonniers. Enfant en 1914, adulte en 1940, Françoise Dolto voit se manifester la survivance du deuil enfantin, et elle va mettre en pratique le poids du langage dans l’expérience de guerre. Elle élabore sa méthode, qui est alors inédite : parler aux enfants et les écouter, ce qui ne se fait pas vraiment à l’époque. Elle adapte la cure analytique aux enfants, s’appuie sur leurs mots, ce qu’ils disent. Ne pas leur parler comme à des bébés, savoir les écouter, c’est sa grande spécificité. Même quand les adultes ne leur parlent pas, les enfants entendent, dit-elle. En écoutant une vingtaine de minutes un enfant de 3 ou 4 ans ne maîtrisant pas encore totalement le langage, elle pouvait comprendre que la mère, alors que son mari est fait prisonnier en 1940, a pris un amant. Ainsi accède-t-elle aux non-dits familiaux, aux silences, aux secrets. Cette qualité d’écoute exceptionnelle a alimenté le mythe thaumaturge de Françoise Dolto, qui est en partie légendaire.
D’où vient la lecture, hyperbolique ou déformée, de Françoise Dolto ?

Certainement d’un malentendu consécutif à la célébrité acquise (et aux jalousies afférentes) dans la dernière décennie avant sa disparition. Elle n’a jamais dit qu’il ne fallait pas éduquer les enfants et laisser faire. Bien au contraire, c’est un contresens par rapport à son projet initial : dans l’expression «médecin d’éducation», il s’agit bien de donner une éducation aux enfants, mais pas de les dresser. Françoise Dolto fait partie de cette génération d’enfants qui étaient dressés à la propreté, à la politesse, à l’obéissance, et ce d’autant plus qu’elle appartenait à une famille de la grande bourgeoisie. Ce qu’elle condamne, c’est le principe d’autorité aveugle. Ecouter les enfants, entendre leur langage, n’a jamais voulu dire leur laisser faire ce qu’ils veulent, mais plutôt comprendre comment leur expliquer ce que font les adultes et ce qu’ils peuvent ou doivent faire ou ne pas faire en retour.
Photos DR



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