samedi 10 novembre 2018

PARIS PHOTO, «ELLES» DU DÉSIR

Par Clémentine Mercier  — 

Dans une sélection stimulante, la foire internationale dédiée à la photographie présente 100 artistes femmes pour (re)découvrir toutes les autres, et innove avec Curiosa, nouvel écrin consacré au corps. Repérage et focus sur trois d’entre elles.

Dans «Bouzbir», quartier de Casablanca réservé à la prostitution pour l’armée française, Fatima Mazmouz recompose des cartes postales d’époque avec des photos d’utérus malades pour dénoncer l’exploitation coloniale.
Dans «Bouzbir», quartier de Casablanca réservé à la prostitution pour l’armée française, Fatima Mazmouz recompose des cartes postales d’époque avec des photos d’utérus malades pour dénoncer l’exploitation coloniale. Photo Fatima Mazmouz. Courtesy Galerie 127
Cherchez les femmes, pardieu, vous les trouverez… C’est avec cet esprit que s’est ouvert jeudi Paris Photo, la foire internationale de la photographie au Grand Palais. Sur l’affiche, le sex-appeal d’une femme noire devant l’objectif queer de l’Américaine Mickalene Thomas affirme un glamour black power et féministe. Alors que le magazine spécialisé Fisheye avait lancé, en 2017, un manifeste dénonçant la sous-exposition des femmes photographes, le plus grand salon international dédié à la photo montre, pour sa 22e édition, que les femmes photographes sont partout : aux murs des 168 galeries, chez les 31 éditeurs, dans le nouveau secteur Curiosa - dédié cette année à la photo érotique - et dans les institutions parisiennes. Pas d’invité d’honneur en 2018, mais 100 femmes pointées par un fléchage, une journée de débats et une publication sous la mention «Elles X Paris Photo» à l’initiative conjointe du salon et du ministère de la Culture, engagé sur les questions de parité.

«Etre vigilant»
Fannie Escoulen, commissaire indépendante, a donc choisi 100 regards : « Le parcours "Elles" n’est pas féministe, c’est un parcours qui remet le féminin au centre», précise-t-elle. A l’origine «pas forcément acquise à la cause des femmes qui souffriraient d’une forme d’invisibilité ou d’un manque de reconnaissance», la commissaire s’est prise au jeu des (re)découvertes. «Imposer la parité n’a pas de sens, mais il faut être vigilant. Il faut aussi arrêter de se cacher derrière cette histoire du talent. La vraie question, c’est pourquoi elles sont moins nombreuses et que peut-on faire pour contrer cette marginalisation ?»
Afin de comprendre pourquoi les femmes ne comptent que pour 20 % des artistes exposés, alors qu’elles représentent 60 % des diplômés d’écoles d’art , Fannie Escoulen a donné la parole à Susana Gallego Cuesta, conservatrice en chef pour la photographie au Petit Palais. Cette dernière ne mâche pas ses mots : «C’est normal qu’il existe peu de femmes photographes : on a construit le mythe du photographe sur le mythe de l’artiste classique. Pour avoir étudié la Renaissance, je sais pertinemment que les vieux contes ont une très belle vie. On analyse souvent la vocation précoce du photographe : son génie préexisterait comme celui du peintre classique. La notion de chef-d’œuvre appartient aussi à un système de valeurs dans lequel les femmes n’ont pas leur place. Ce qui est gênant, c’est que la photo devrait être un art libérateur : les femmes sont là dès le début, plus que dans la sculpture, et elles y ont un rôle crucial.»
L’artiste colombienne Leyla Cárdenas (galerie Hélène Lacharmoise), qui dramatise les architectures de Bogotá dans des installations textiles façon linceul, va dans ce sens : en école d’art, les modèles de référence sont masculins. «Je me souviens avoir cherché des exemples féminins.» Elle relativise aussi : les artistes colombiens les plus connus sont aujourd’hui des femmes comme Delcy Morelos, Beatriz González ou Doris Salcedo.
Cote artistique
Parmi les signatures mises en lumière à Paris Photo, on retrouve les historiques : Julia Margaret Cameron, Dorothea Lange, Helen Levitt, Lisette Model et les incontournables comme Cindy Sherman ou encore Viviane Sassen. L’intérêt de ce projet permet de faire émerger des noms : Charlotte Abramow, Fatima Mazmouz, Annegret Soltau ou Viktoria Binschtok… D’autres ne figurent pas dans le parcours, comme Dana Lixenberg, Elina Brotherus, Zanele Muholi ou Cristina de Middel…
Une fois repérée, une femme photographe vend-elle à moindre prix ? «Un galeriste m’a confié que certains collectionneurs ne préféraient pas acheter des femmes artistes pour des questions d’investissement. A contrario, j’en connais qui ne collectionnent que des œuvres féminines…» souffle Nathalie Herschdorfer, historienne de l’art spécialisée dans la photographie. Aussi directrice du musée des Beaux-Arts du Locle (Suisse), elle s’attache à présenter autant de femmes que d’hommes, consciente qu’une exposition a un impact sur la cote artistique. Alors que la foire propose une fourchette de prix de 1 500 à 120 000 dollars (Julia Margaret Cameron est la plus cotée), Christoph Wiesner, directeur artistique de Paris Photo, remarque : «Il n’existe pas de statistiques sur le sujet. Pour la jeune création - un ou une jeune artiste de 25 à 35 ans -, les prix sont les mêmes. Sur le second marché, les artistes hommes sont en général plus cotés que les femmes.» Les collectionneurs seraient-ils frileux ? «Tout dépend de quel type de travail on parle. Pour les artistes qui ont une position politique engagée, ce n’est pas ce que tout le monde recherche : les radicalités corporelles, politiques et esthétiques sont peut-être plus compliquées à vendre et ne s’adressent pas aux mêmes publics. Mais les galeristes les défendent. Je pense à la galerie Richard Saltoun, par exemple.»
Cette année, le nouveau secteur Curiosa se veut complémentaire du parcours «Elles», en explorant le corps, le genre et les rapports de pouvoir hommes-femmes. Sélectionnées par la commissaire Martha Kirszenbaum, les femmes (Natalia LL, Renate Bertlmann, Jo Ann Callis ou le duo Jeanne et Moreau…) n’en sont donc pas absentes, à la fois comme photographes et comme modèles. Intéressée par les «masculinités fragilisées», la commissaire bouscule l’érotisme classique : «Les hommes veulent ainsi participer à repenser les clichés.» Curiosa montre les morceaux de corps homo-érotiques de l’Américain Paul Mpagi Sepuya ou le s archives du photographe Charles Hovland revisitées par les artistes Dias & Riedweg. Via des petites annonces parues pendant vingt ans dans The Village Voice, Charles Hovland proposait de photographier les fantasmes d’inconnus. Trois mille hommes et femmes se sont dénudés devant son objectif, montrant ainsi la multiplicité des obsessions. Une façon de relativiser la division sexuelle de la photographie.
 Trois regards 
Barbara Probst, reflets instantanés 
Barbara Prost
titre : Exposure #127, Brooklyn, Industria Studios, 39 South 5th St, 04.13.17, 6:02 pm, 2017
Photo Exposure #127, Brooklyn, Industria Studios, 39 South 5th St, 04.13.17, 6:02 pm (2017) de Barbara Prost. Courtesy galerie Kuckei + Kuckei

Vision intrigante et incommode que ce diptyque de la série «Exposure» de Barbara Probst. Y a-t-il une, deux ou quatre filles vêtues de mauve devant une table de maquillage ? L’idée est pourtant simple : multiplier les regards sur la même scène. Toujours fragmentées en diptyque, triptyque, voire quadriptyque, les photographies de Barbara Probst décuplent les perspectives d’un seul et même instant. Pour cette série aux couleurs pop et à la facture lisse et classique, la photographe a placé plusieurs appareils devant son sujet et déclenché la prise de vues au même instant. Il en résulte un étonnant jeu de miroirs incarnant explicitement le labyrinthe des points de vue. «Exposure» témoigne aussi de l’ubiquité du médium photographique qui, tel un œil de Moscou, regarde partout, à tout moment. Montrée pour la dernière fois en 2013 à Paris Photo, Barbara Probst, née en 1964 en Allemagne et basée à New York et à Munich, est représentée par la galerie berlinoise Kuckei + Kuckei qui lui consacre ici un solo show.
Viktoria Binschtok, découpes et recoupes
Legs and knives de Victoria Binschtok
Photo Viktoria Binschtok. Klemm’s Gallery

Dans sa série «Networked Images», Viktoria Binschtok, née en 1972 à Moscou et installée à Berlin, joue avec les analogies visuelles des images connectées. Inspirée par ses recherches sur le Web, elle reshoote en studio des photos glanées sur les moteurs de recherche et les fait résonner dans des assemblages ou des polyptyques. Ci-contre, Legs and Knives, mix d’outils tranchants et de cuisses en bas résille, crée volontairement une confusion entre la femme-outil, la femme-objet et la femme fatale. Sur le stand de la galerie berlinoise Klemm’s, #MeToo, un assemblage d’images de smartphones, suggère la double violence du harcèlement et des réseaux. Viktoria Binschtok tient à préciser qu’elle ne raconte pas d’histoires personnelles mais cherche à faire émerger quelque chose de la culture visuelle d’aujourd’hui. Elle a tout de même en mémoire de mauvaises expériences en début de carrière. 

Léa Belooussovitch, satincognito
Photo Frances birch (facepalm), 1917, Léa Belooussovitch (2017). Courtesy galerie Paris-Beijing

Déjà remarquée avec sa série de dessins d’après photos sur feutre («Drawings on Felt»), Léa Belooussovitch, née en 1989 à Paris et installée à Bruxelles, revient sur le stand de la galerie Paris-Beijing avec des photographies noir et blanc imprimées sur du satin. Issus d’images de presse du temps de la prohibition aux Etats-Unis, et plus précisément du Chicago Tribune, ces visages cadrés serré montrent des femmes faisant un «facepalm». Terme apparu dans les années 2000, le «facepalm» consiste à cacher son visage en signe de honte. Dans sa série «Facepalm», ces femmes, qui cherchent à être incognito, sont épouses de chef de gang, de baron de la bière, d’associé d’Al Capone… Sous les flashs, elles sortent du tribunal où elles ont dû témoigner. Léa Belooussovitch leur rend hommage. 
Paris Photo au Grand Palais, jusqu’au 11 novembre. Rens. : Parisphoto.com



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