mardi 13 novembre 2018

Le psychiatre peut-il être un lanceur d’alerte ?

Publié le 10/11/2018




En 1964, dans un numéro spécial consacré à la santé mentale du candidat à la présidentielle américaine Barry Goldwater, un magazine, aujourd’hui disparu, publie les résultats d’une enquête auprès de 1 189 psychiatres affirmant que le sénateur Goldwater est « psychologiquement inapte à devenir président. » Et Goldwater perd l’élection, en partie parce que son adversaire Johnson exploite aussitôt cette inquiétante image d’un « doigt instable sur le bouton nucléaire », en pleine guerre froide ! Mais après l’élection, Goldwater gagne un procès en diffamation contre le magazine en question.

Embarrassée par cet incident, l’American Psychiatric Association (APA, éditrice de l’American Journal of Psychiatry et du DSM) adopte alors un principe (« la règle Goldwater »[1]) recommandant à tous les psychiatres de ne plus se livrer à des commentaires ni a fortiori à des diagnostics sur la santé mentale de personnes publiques qu’ils n’auraient pas personnellement examinées et sans leur autorisation.

Le devoir d’avertir au mépris de la confidentialité…

The British Journal of Psychiatry rouvre le débat, en affirmant qu’il est « éthique de porter un diagnostic sur une personne publique » qu’on n’a pourtant pas « personnellement examinée. » On peut bien sûr ne pas être d’accord avec cette proposition, et c’est même l’objet du débat. Mais le fondateur de l’Association Duty To Warn (une organisation multidisciplinaire de « lanceurs d’alertes » hostile à l’actuel Président Donald Trump et affirmant que les professionnels ont le « devoir d’avertir les patients, les clients et toute la société s’ils sont conscients d’un danger potentiel »), le psychiatre américain John Gartner avance que « l’intérêt d’avertir le public de préoccupations concernant les personnalités publiques doit l’emporter sur le devoir de confidentialité. »

L’auteur prend comme contre-exemple à ne pas suivre l’inertie de l’Association des psychiatres allemands qui « n’a rien dit pendant la montée d’Hitler » dans les années 1930. Faut-il prendre comme « modèles » ces psychiatres muets pendant le nazisme ? S’y refusant, John Gartner avance trois principaux arguments qu’on peut approuver ou réfuter :

– Un diagnostic précis ne nécessite pas forcément un entretien psychiatrique.
– Divulguer un diagnostic peut se révéler essentiel pour la sécurité du public.
– Il n’est pas nécessaire d’avoir porté un diagnostic pour alerter l’opinion publique.

Des compétences éthiques dépassées

Cependant, un dernier argument (« L’intérêt du public a été sacrifié pour protéger la guilde des psychiatres ») laisse songeur sur les conceptions intimes de l’auteur : a-t-il vraiment une vision aussi corporatiste de ses collègues psychiatres aux États-Unis ? Formeraient-ils une « guilde » pouvant sacrifier l’intérêt collectif au nom des intérêts particuliers ? Cette vision ne sonnerait-elle pas elle-même comme un parfum de complot, donc comme une pensée à type de délire persécutif ?... Quoi qu’il en soit, Alex Langford, le débatteur de ce psychiatre américain, estime pour sa part que ce sujet très sensible «dépasse les compétences éthiques de la pratique psychiatrique. »

Dr Alain Cohen
RÉFÉRENCE
Gartner J et coll.: It is ethical to diagnose a public figure one has not personally examined. Br J Psychiatry, 2018; 213: 633–637.

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