jeudi 8 novembre 2018

Fethi Benslama : «La radicalisation tend à broyer de la haine brute»

Par Cécile Daumas — 
Image extraite de la série «Jihad» (mai 2015) dans laquelle Caroline Delmotte juxtapose des images de propagande sur des photos prises en France pour évoquer la vision fantasmée du jihad que se construisent certains jeunes Français à travers Internet.
Image extraite de la série «Jihad» (mai 2015) dans laquelle Caroline Delmotte juxtapose des images de propagande sur des photos prises en France pour évoquer la vision fantasmée du jihad que se construisent certains jeunes Français à travers Internet. Photo Caroline Delmotte


Les premiers états généraux psy sur le phénomène jihadiste sont organisés cette semaine à Paris. Pour le psychanalyste, organisateur de l’événement, il faut accentuer l’effort de prévention primaire car le danger des radicalités ne réside pas seulement dans les passages à l’acte terroriste.

Trois ans après les attentats de Paris en 2015 qui inauguraient une vague terroriste sans précédent en France, les premiers états généraux psy sur la radicalisation, dont Libération est partenaire, sont organisés cette semaine à Paris. Que savons-nous aujourd’hui sur l’énigme jihadiste ? Pourquoi un tel engagement ? Sur quelles bases s’arrime-t-il ? Comment s’opère la bascule vers l’acte terroriste ? Comment accompagner les familles de jeunes radicalisés ? Comment prévenir ? Comment encadrer les retours de Syrie ou les sorties de prison ? Plus de 90 intervenants, essentiellement des «psys» (psychiatres, psychologues, psychanalystes) discuteront durant quatre jours sur un savoir encore en élaboration. L’objectif de cette rencontre, prévue par le Plan national de prévention de la radicalisation (mesure 37), est aussi de faire un état des lieux des pratiques des professionnels du traitement psychique afin de recueillir et de diffuser les bonnes approches. Travaillant et écrivant sur la question, le psychanalyste Fethi Benslama a organisé ce colloque avec notamment le Centre d’étude des radicalisations et de leurs traitements (Cert) qu’il dirige, le ministère de la Santé, l’université Paris-Diderot et le Comité d’interministériel sur le sujet (SG-CIPDR).
Pourquoi le besoin de réunir 90 intervenants autour de la radicalisation ?
Nous sommes aujourd’hui à un autre moment de l’approche du phénomène de la radicalisation. A la suite des attentats de 2015, après la stupeur, a succédé une frénésie de discours où n’importe qui prétendait savoir ce qu’est la radicalisation, en tirant des plans sur les théories et les causes générales. Mis à part un nombre restreint de chercheurs et d’acteurs sur le terrain social et judiciaire, la connaissance de la réalité était inversement proportionnelle à cette prétention de savoir. Ce temps des «Uber radicologues» est terminé ; nous sommes maintenant à un moment où prévaut la connaissance concrète des individus, de leur histoire, de leurs trajectoires, de leurs motivations. Bref, c’est le temps des praticiens et du savoir tiré de l’expérience. Cette intelligibilité, qui se construit par des acteurs de terrain, nécessite le partage à une échelle collective suffisamment large, d’où la notion «d’états généraux» qui désigne ce type de mobilisation et qui suppose que les apports permettront des avancées dans la compréhension et dans la pratique.
Vous avez choisi pour l’affiche du colloque une œuvre de l’artiste Kader Attia, qui représente une toute petite silhouette face à un immense labyrinthe…
L’œuvre de Kader Attia représente la complexité, la nécessité de penser en termes de réseaux de causes et d’effets, de trajectoires avec des bifurcations où la contingence, autrement dit les circonstances et le hasard jouent un rôle. Le fait qu’un individu se radicalise n’est pas déterminé d’avance. Les causes macro du type géopolitique ou religieux existent, mais s’il ne s’agissait que de cela, on devrait avoir des millions d’aspirants jihadistes. Il faut plus que jamais affirmer «un droit à la complexité» avec l’exigence de la clarté certes, mais pas une clarté totale. La réalité humaine est claire-obscure. Il y a un noyau énigmatique indestructible chez tout humain. Quant aux «psys», psychiatres, psychologues, psychanalystes, plus particulièrement les psychologues cliniciens dans les institutions, ils ont été appelés au front des jeunes radicalisés pour les prises en charge, les expertises judiciaires, l’accompagnement en vue d’un dégagement des idéaux extrémistes. Ils ne sont pas seuls - sans les autres acteurs sociaux, ils ne peuvent mener leur mission -, mais la formation clinique des psys leur permet d’articuler les données objectives et les repères de la subjectivité.
Avec l’expérience et la connaissance accumulées depuis trois ans, comment comprendre l’engagement jihadiste ?
Il y a eu une offre, diffusée largement grâce à Internet, qui a rencontré une demande chez des jeunes, puisque c’est la majorité de ceux qui se sont engagés. Au départ, la demande n’est pas nécessairement une demande de jihad, et Internet n’est pas qu’un puissant moyen de diffusion. Il y a plusieurs sortes de demande : devenir un héros, se purifier d’un fort sentiment de péché, se donner une prothèse à des failles identitaires, réparer un préjudice supposément infligé par la société, trouver une hospitalité absolue parce que le sujet a été mal accueilli au début de sa vie, etc. L’offre jihadiste propose une relève pour ces sujets qui se sentent en chute, écrasés ou déchétisés. Elle est susceptible de donner une contenance à des femmes et des hommes décontenancés. Nous sommes dans un moment de la civilisation mondiale qui produit beaucoup d’humains décontenancés. Quant à Internet, c’est sa puissance d’illusionnement inégalée qu’il faut prendre en considération. En un sens, elle réalise les croyances dans la métempsychose : vous avez été naguère un autre ou vous pouvez devenir un tout autre, vous pouvez vous virtualiser dans toutes sortes de semblants, c’est la migration illimitée des âmes n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Cette technique dépasse la religion.
Quelles sont aujourd’hui les urgences ? Les retours de Syrie, les sorties de prison ?
Les retours des zones de guerre sont moins nombreux, même s’il existe des réserves de jihadistes et consorts en attente. Les sorties de prison qui vont se multiplier requièrent, en effet, l’attention, mais l’urgence chronique reste la prévention, notamment dans les espaces de relégation urbaine. Il faut accentuer l’effort de la prévention primaire, car le danger des radicalisations ne réside pas seulement dans les passages à l’acte ou à l’action terroriste. Les radicalités d’aujourd’hui, étant bien moins structurées par les utopies et les espérances laïques, tendent à broyer de la haine brute. D’où cet état de floculation diffuse de la haine dans le climat actuel. Il faut civiliser Internet, le meilleur et le pire proviennent de là.
La déradicalisation a-t-elle un sens ? Est-elle possible ?
La déradicalisation est un mot qui fait croire qu’on sait quoi faire, en tournant la machine à l’envers. C’est puéril. En revanche, aider des jeunes à sortir de la compensation haineuse ou, plus crucial encore, à ne pas s’engager dans la voie des tueurs, nécessite un accompagnement pluriprofessionnel plus ou moins long, cela dépend des cas. Tout le monde n’est pas accessible à ce traitement. Sur le plan psychologique, cela suppose de comprendre dans chaque cas la fonction psychique que la radicalisation a rempli pour la personne. C’est à partir de là que l’on peut s’orienter pour aider une personne à faire un autre choix, et à exploiter des possibilités inaperçues chez le sujet lui-même.
Le jihadisme a-t-il un genre ?
Effectivement, le jihadisme est genré, même s’il existe une part commune ou indéterminée. Il y a des femmes qui aspirent à faire la guerre comme les hommes. Dans le livre sur le Jihadisme des femmes, que Farhad Khosrokhavar et moi avons consacré à ce sujet (Seuil, 2017), nous avons montré comment l’engagement des femmes, même s’il n’est pas uniforme, correspond dans la plupart des cas à une lutte contre une condition psychique mortifiée, une angoisse morale lancinante, à cause des violences sexuelles qu’elles ont subies ou des troubles de l’identité féminine. Elles espèrent trouver dans la soumission à l’ordre masculin viriliste un encadrement strict et un apaisement.
Aujourd’hui, les autorités françaises organisent un rapatriement progressif des enfants de familles jihadistes actuellement retenues en Syrie. Quels défis à relever avec ces enfants ? Quelle prise en charge envisageable ?
Là, nous sommes avec l’inédit, nous devons être très prudents, et surtout ne pas faire ce qui a été fait à partir de 2015 à propos de la radicalisation : le bavardage et l’exhibition. Le traitement de ces enfants doit rester très discret pour éviter la stigmatisation. Tout en étant vigilant, on doit leur réserver le même soin qu’aux enfants socialement pris en charge, notamment à propos du lien avec leurs parents, avec la médiation ou pas de professionnels.
Etats généraux psy sur la radicalisation, du 7 au 10 novembre, à Paris. 
Rens. : https://cert-radicalisation.fr/

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