lundi 8 octobre 2018

QUAND LA MUSIQUE DEVIENT SOUFFRANCE

Par Brice Bossavie  — 

C’est sans doute le mal le plus handicapant pour un musicien : l’acouphène, ce sifflement continu dans l’oreille. Aujourd’hui, le milieu prend de plus en plus conscience des dangers liés au son. Témoignages.Parmi les musiciens célèbres souffrant d’acouphènes, on trouve Bono, Noel Gallagher, Phil Collins ou encore Ozzy Osbourne.

Parmi les musiciens célèbres souffrant d’acouphènes, on trouve Bono, Noel Gallagher, Phil Collins ou encore Ozzy Osbourne.Photo Paul Rousteau pour Libération

«Les gens, c’est chargé d’émotion que je vous annonce qu’il me faut arrêter la musique pour une durée indéterminée.»Nous sommes en septembre 2016, sur sa page Facebook, le rappeur belge Veence Hanao annonce dans un long message une pause dans sa carrière. «Au cours des deux derniers mois, j’ai vu plus de tabliers blancs que de potes. […] La vérité, c’est qu’aucun ne sait. Aucun ne soigne.» La raison de son mal être ? «Quinze piges que j’me bats contre des crises récurrentes de surdité, des acouphènes de plus en plus invalidants, et les angoisses qui en découlent. […] Tu rêves de silence, mais il n’existe plus. Quant à la musique, n’en parlons pas. Une chose est sûre : elle m’a apporté trop de belles choses pour qu’elle devienne souffrance.» La musique qui devient une souffrance, en termes médicaux, cela s’appelle des acouphènes : un sifflement constant dans l’oreille que seule la personne concernée peut entendre. Beaucoup de gens en ressentent en rentrant de soirée après une forte exposition sonore, mais pour certains le sifflement ne disparaît pas. C’est ce qui est arrivé à Veence Hanao qui résume aujourd’hui, laconique : «A un moment dans ma vie, il y avait de la musique, de la joie, des gens dans les salles qui écoutaient ce que j’avais à raconter. Et un jour, je n’entendais plus rien et j’avais ce sifflement.»

«Un signal aberrant»
Comme Veence Hanao, de nombreux autres artistes sont concernés par ce problème, encore mal connu du grand public. «Les acouphènes sont des symptômes qui surviennent lorsque l’oreille s’est fragilisée après avoir subi un traumatisme sonore, explique Jean-Luc Puel, directeur de recherche à l’Institut des neurosciences de Montpellier, spécialisé dans la question de l’audition. Un signal aberrant se propage alors dans tout le système auditif, et la personne se met à entendre un sifflement qui n’existe pas réellement, mais que le cerveau analyse ainsi.» On estime que 10 % de la population française serait atteinte de ce phénomène. De nombreux musiciens sont touchés : Noel Gallagher, Bono, Ozzy Osbourne ou Phil Collins sont concernés. «Les musiciens sont évidemment plus exposés à ce problème que les autres, confirme Jean-Luc Puel, qui a conduit il y a quelques années une étude sur les DJ des boîtes de nuit de Montpellier. Ils avaient à peu près 25 ans de moyenne d’âge, mixaient depuis cinq ans environ, et travaillaient en boîte de nuit trois soirs par semaine, soit 21 heures d’exposition à un fort volume sonore.» Le constat est sans appel : «Les trois quarts d’entre eux avaient déjà des acouphènes irréversibles.»
«J’ai appris à vivre avec»
Alors que sa carrière commence à décoller en 2014, Veence Hanao décide de mettre un stop net à son ascension. «Je n’arrivais plus à rentrer dans mon studio, ni à me mettre devant une feuille pour écrire, se rappelle-t-il. Je ressentais un vrai sentiment d’injustice : j’avais tout donné à la musique, et c’était comme ça qu’elle me le rendait.» Comme lui, le Français Djedjotronic, alias Jérémy Cottereau, a dû lui aussi faire une pause au début de sa carrière de DJ pour le même problème : «Tout le monde te dit "Bon, il va falloir penser à autre chose qu’à la musique". Mais quand tu as 22 ans et que tu commences à en vivre, c’est très dur à entendre. Cet événement a en tout cas considérablement ralenti mon début de carrière.»
En Angleterre, le producteur électronique Forest Swords, figure du label Ninja Tune, a lui décidé de démarrer une carrière musicale en ayant déjà des acouphènes. Et a dû apprendre à vivre de sa passion malgré ce symptôme. Lorsqu’il compose, son oreille a tendance à lui jouer des tours : «Je demande toujours un deuxième regard (sic) sur ce que j’ai composé parce qu’il arrive que je règle mal les aigus à cause de mon acouphène. Et puis je sais qu’au bout de sept ou huit heures, mes oreilles vont vraiment se mettre à siffler, et je suis obligé d’arrêter.» Même schéma pour Djedjotronic, qui vient de sortir son premier album (lire Libération des 15 et 16 septembre ) : «J’ai énormément perdu d’audition mais j’ai appris à vivre avec. Quand je suis en studio, j’arrive tout de même à entendre des effets stéréo, en les imaginant un peu. Mais c’est vrai que parfois je me demande comment ça sonnerait si j’avais le plein usage de mes deux oreilles…»
Une douleur fantôme
Dans le monde des musiciens, l’acouphène semble être un tabou. Une sorte de risque du métier, dont personne ne veut vraiment entendre parler. «Je connais tellement de gens dans la musique qui en souffrent, assure Forest Swords. Le problème, c’est que c’est tellement personnel, traumatisant et stressant, qu’on n’en parle pas trop entre nous.» Véritable douleur fantôme, l’acouphène n’est entendu que par celui qui en est victime. Au point de lui donner l’impression que son imagination lui joue des tours (alors que le phénomène est tragiquement réel). Après avoir publié son message pour annoncer qu’il arrêtait la musique, Veence Hanao a reçu des centaines de messages privés : «Après cette annonce, j’ai eu 200 ou 300 messages de soutien, notamment de gens qui souffraient du même problème et qui ne trouvaient pas non plus de réelle solution. J’ai réalisé que je n’étais pas seul à vivre ça.»
Malgré la difficulté à évoquer le phénomène, il semblerait qu’une prise de conscience collective soit en marche. «Même si on n’aime pas en parler entre nous, je vois de plus en plus d’artistes se protéger, notamment en concert et en soirée,constate Djedjotronic. Pas mal d’artistes ont été touchés par ce phénomène et le milieu commence à être sensible au problème.» Jean-Luc Puel le confirme : «Les musiciens ont compris les risques qu’ils courent, et il me semble que de plus en plus se protègent en studio comme en concert en utilisant des bouchons-oreillettes qui diffusent le son à un volume modulable.» A plus long terme, Puel et son équipe pourraient même changer le quotidien des musiciens acouphéniques grâce à leurs recherches. Ils travaillent depuis plusieurs années sur une molécule, la gacyclidine : les premiers tests cliniques réalisés sur des humains ont montré qu’elle faisait considérablement baisser les acouphènes des patients. Mais pour quelques semaines seulement. Un premier pas, mais la guérison devra encore attendre : «Pour l’instant, nous ne connaissons pas exactement les résultats à long terme ni la proportion de guérison. C’est encourageant, mais il va encore falloir encore attendre une dizaine d’années au moins.»
«J’ai dompté le problème»
En attendant, Veence Hanao a réussi à aller de l’avant. Il se souvient comme si c’était hier du jour où les choses se sont débloquées : «Depuis quelque temps, j’avais un peu renoué avec la musique, mais de loin. J’écrivais pour les autres [dont la chanteuse Angèle, ndlr] mais je n’osais pas retourner composer pour moi.» C’est en recevant un soir une production de son ami musicien Le Motel qu’il va réaliser ce qui lui semblait impossible quelques années auparavant : «J’ai attrapé une feuille et un stylo et j’ai commencé à écrire sans me poser de question.» Il gratte jusqu’à obtenir un texte et va dans la foulée l’enregistrer dans son studio. «Tout s’est enchaîné dans une énergie très spontanée. Je n’avais pas envie de réfléchir.» Il sourit : «Le lendemain, je me suis réveillé en me disant : "Putain, j’ai enregistré un morceau hier !" Ça faisait des années…»
Comme d’autres musiciens, Veence Hanao a appris à gérer son problème. Car si l’acouphène est toujours logé dans ses oreilles, il ne l’a pas empêché de faire ce qu’il aime : de la musique. «Je travaille évidemment avec un volume sonore bien plus bas qu’avant, je me protège énormément sur scène, mais j’ai réussi à dompter le problème. Mes acouphènes se sont stabilisés, et je refais ce que j’aime. La musique m’a rappelé en quelque sorte.» Tellement qu’il a même fait son retour sur disque au printemps 2018 avec un album intitulé Bodie. Sur le dernier titre du disque, on peut d’ailleurs entendre le temps de quelques secondes un bruit d’acouphène qui s’estompe. Il explique : «Il m’est arrivé pas mal de trucs dans ma vie dont j’ai dû me relever. Cet événement de troubles auditifs en fait partie. Ça me paraissait important d’en parler, surtout maintenant que j’ai réussi à passer au-dessus.» On est bien loin de son message Facebook désespéré d’il y a deux ans.

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