dimanche 14 octobre 2018

Eloge de la dépression

Paris, le samedi 13 octobre 2018 – Sans que leur publication ne soulève (finalement) une polémique aussi importante que leur précédent ouvrage, les professeur Bernard Debré et Philippe Even sont récemment revenus sur le devant de la scène avec un ouvrage consacré aux antidépresseurs. Usant, sur un sujet pourtant éloigné de leurs spécialités, d’un ton comme à leur habitude, très critique, les deux praticiens évoquent notamment la « grande illusion » des antidépresseurs. Ils dénoncent entre autres les « mensonges » des « essais cliniques ». Au-delà, parmi les différentes accusations portées par Bernard Debré et Philippe Even contre l’industrie pharmaceutique concernant le champ de la dépression, figure l’idée d’une psychiatrisation à outrance de la société, d’une "fabrication" de la dépression. Cette idée n’est pas neuve et a déjà été développée par de nombreux essayistes. Sur le blog Pharmacritique hébergé par 20 minutes on pouvait ainsi lire en 2008 la longue analyse de Janet Currie, cofondatrice aux Etats-Unis du Psychiatric Awareness Medication Group sur ce qu’elle appelait la « marchandisation d’une dépression redéfinie à des fins commerciales ».

Autant de dépressions que de dépressifs

Si réfléchir à l’implication des groupes pharmaceutiques face à la définition des pathologies (psychiatriques et autres) ne manque sans doute pas d’intérêt (nous avons d’ailleurs déjà évoqué cette question dans de précédents posts), l’approche philosophique de la dépression et au-delà de la folie en passionnera sans doute également beaucoup. Ce sujet a en effet nourri la réflexion d’un grand nombre de penseurs.
Sur son blog, le gynécologue Laurent Vercoustre revient sur ce thème majeur en citant naturellement Foucault. « Foucault n’a jamais nié la folie, il a cherché à montrer comment chaque époque avait, à sa manière, perçu la folie. (…) Pour le dire simplement, la thèse de Foucault est que chaque époque a donné un statut spécifique à "ce quelque chose qu’on appelle la folie". Au bout de cette conscience critique il y a aujourd’hui notre conscience médicale de la folie. Dans notre pensée moderne, la folie est presqu’entièrement réfléchie comme objet médical. (…) Ainsi aujourd’hui, la théorie biologique de la dépression repose sur les neuromédiateurs. Son traitement fait appel aux antidépresseurs qui agissent sur ces neuromédiateurs et en particulier la sérotonine. Théorie qui a fait fortune même si certains psychiatres y voient une fable. Ainsi David Healy déclarait dans son discours à l’Institut de psychiatrie de Londres en 2002 : "La théorie selon laquelle, la dépression serait causée par un déficit de sérotonine vaut à peu près celle de la folie que provoquerait la masturbation". Ce qui ne signifie pas que demain on ne puisse mettre en relation la détresse humaine avec des modifications biologiques. Dans le langage courant on entend souvent : "Il fait une dépression", comme on dirait "il fait une crise d’appendicite". Ainsi cet usage donne l’illusion d’une maladie qui relèverait de la même essence nosologique. Un lecteur de mon billet "Le grand marché de la dépression", faisait pertinemment remarquer "qu’il n’existe pas UNE dépression comme une crise d’appendicite, mais autant de dépressions qu’il y a de déprimés, la crise d’appendicite est UNE, ce qui est en jeu dans la dépression, c’est chaque individu dans son irréductible singularité"».

Cette lecture met à distance les critiques concentrées sur la dénonciation du marché, pour revenir entre autres sur la nécessaire personnalisation des soins, notamment en psychiatrie.

L’homme augmenté pas aussi fort que le surhomme de Nietzsche ?

Ce rappel d’une multiplicité des dépressions et d’une trop grande facilité, peut-être, à réduire la dépression à un phénomène strictement biologique, réinvite à penser l’idée d’une surpsychiatrisation de la société (comme il existe une surmédicalisation de la société). Sur ce point, Laurent Vercoustre remarque : « Il faut enfin, je crois, mettre en perspective cette médicalisation de la dépression avec le grand mythe contemporain de l’homme augmenté et du transhumanisme. Les tranhumanistes promettent d’augmenter les capacités de l’homme, leurs vœux tiennent en une formule : "Devenir plus forts, plus intelligents, plus heureux et vivre plus longtemps, voire indéfiniment". Plus heureux, par un ensemble de procédés neuropharmacologiques par lesquels on atteindrait un état de "félicité perpétuelle". L’homme augmenté n’a rien à voir avec le surhomme nietzschéen, chez Nietzsche la perspective est radicalement opposée: la souffrance est une composante fondamentale et irréductible de la vie. Le surhomme nietzschéen, en tant qu’être vivant, se reconnait ontologiquement comme un être souffrant. C’est précisément son acquiescement sans limite à la souffrance qui fait qu’il est un surhomme » remarque le praticien.

Les neuromédiateurs des surhommes

Faut-il donc accepter que notre condition d’homme soit celle d’un homme potentiellement dépressif (que ce soit à cause de ces neuromédiateurs défaillants ou de la tristesse des circonstances ou de de notre état d’homme !) ? Faut-il préférer être un surhomme triste plutôt qu’un homme augmenté (et heureux) ? Le risque d’un tel discours, s’il n’est pas manipulé avec l’intelligence de la philosophie et la distance de l’expertise clinique est de contribuer à des réponses qui minimisent le poids de la dépression pour ceux qui en souffrent. Or, aujourd’hui, beaucoup l’ont rappelé au moment de la sortie du livre des professeurs Debré et Even, le danger n’est peut-être pas tant une surmédicalisation de la dépression, mais une errance thérapeutique encore trop longue et délétère de patients nécessitant une prise en charge. Cette errance est en partie la conséquence d’une société qui souvent encore, bien que la tendance soit à une biologisation de la dépression, ne voit pas cette pathologie comme une maladie, mais plutôt comme une mollesse de l’âme. C’est ce que rappelle dans un billet sans ambages le médecin généraliste Baptiste Beaulieu qui dénonce cette stigmatisation encore fréquente. « Aujourd’hui je veux parler à toutes les personnes qui nous écoutent (son billet est également une chronique diffusée sur France Inter dans l’émission Grand bien vous fasse, ndrl), qui souffrent peut-être de dépression et à qui de bonnes âmes viennent régulièrement recommander de, je cite, « se bouger pour que ça aille mieux ». Dire ça à une personne déprimée est aussi absurde que si on balançait à un type avec un vitiligo, un psoriasis, ou de l’eczéma : "Mais frotte, çà partira" (…). Il y a derrière ces remarques cette idée qu’on pourrait contrôler/maîtriser son corps, son esprit, ses pensées. Pourtant, on ne dira pas à une personne souffrant d’un cancer "moi perso je te conseille de mieux contrôler ta prolifération cellulaire, mais bon, je dis ça je dis rien". (…) La dépression, c’est une méchante maladie auto-immune de la conscience. Ça existe, ça se mesure, avec des appareils compliqués, de l’imagerie compliquée, et ça se traite dans beaucoup de cas avec de vrais médicaments comme n’importe quelle autre maladie » a tenu à insister de manière pragmatique le médecin.

CQFD

De fait, au-delà des investigations tendant à démontrer les possibles interventions des laboratoires pour vendre plus de médicaments, au-delà des réflexions sur la représentation philosophique de la folie, la médecine est un art de la prise en charge de la souffrance et a pour ce faire comme outil les médicaments. Qu’en penser de manière sereine ? Le professeur Antoine Pelissolo proposait sur son blog Medi K psy il y a déjà quelques années cette analyse loin des polémiques: « Différents articles et émissions ont soulevé la question de l'utilisation des antidépresseurs en général et en France en particulier, avec le plus souvent  des analyses assez critiques. Mes observations sont les suivantes : l'efficacité des antidépresseurs (globalement en tant que famille de médicaments) dans les dépressions graves n'est aujourd'hui plus discutable, après près de 50 ans d'utilisation pratique et d'études scientifiques; il est parfois difficile de prouver l'efficacité de nouvelles molécules car les critères d'évaluation sont devenus très exigeants (et c'est une bonne chose), (…) ; il est vrai que la plupart des antidépresseurs sont moins efficaces dans les dépressions légères que les dépressions sévères » énumérait-il avant de conclure : « Les Français utilisent effectivement plus d'antidépresseurs que les autres pays comparables, mais beaucoup de personnes sévèrement déprimées ne sont pourtant pas encore traitées comme il le faudrait ».
Après ce rappel indispensable, si la lecture de ces différents extraits ne vous a pas trop déprimés et si vous souhaitez poursuivre une réflexion multiple sur les antidépresseurs et la dépression, vous pourrez lire ou relire les posts de :

Aurélie Haroche

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