lundi 24 septembre 2018

Mona Chollet: «Il est difficile de ne pas voir les chasses aux sorcières comme un phénomène de haine misogyne intense»

Par Catherine Calvet et Anaïs Moran — 
Exécution de sorcières en Angleterre (gravure ; colorisation ultérieure) par l'école anglaise du XVII e siècle, collection privée Stapleton.
Exécution de sorcières en Angleterre (gravure ; colorisation ultérieure) par l'école anglaise du XVII e siècle, collection privée Stapleton. Photo Bridgeman Images


Dès la Renaissance, des dizaines de milliers de femmes ont été massacrées. Les historiens ont longtemps négligé ce véritable féminicide. Dans son dernier ouvrage, Mona Chollet décèle aujourd’hui des vestiges de cette haine irrationnelle.

On utilise encore aujourd’hui le terme de «sorcières» pour caricaturer des femmes de pouvoir, les femmes vieillissantes ou tout simplement les femmes libres. Dans son dernier essai, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (Zones - La Découverte), Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique et auteure des excellents Beauté fatale et Chez soi, s’interroge sur ce qu’il reste aujourd’hui des grandes chasses aux sorcières, c’est-à-dire le massacre de dizaines de milliers de femmes en Europe entre les XVIeet XVIIe siècles. Elle retrouve notamment la trace de cette misogynie, féminité haïe venue de ces sombres périodes du passé, dans le regard aujourd’hui porté sur les femmes célibataires et sans enfant, sur les plus âgées. Très incisive dans ses tweets et sur son blog «la Méridienne», Mona Chollet parle de son sujet avec calme et retenue. Et finit par convaincre : la sorcière est une figure plus fascinante et stimulante que repoussante.
Dans votre livre, vous montrez les grandes chasses aux sorcières sous un autre jour : elles ne remontent pas au Moyen Âge, mais à l’époque de la Renaissance…
C’est incroyable de découvrir que ces événements ont eu lieu durant une période qui coïncide avec la construction de notre «société éclairée» dont nous sommes très fiers. Ces persécutions et ces meurtres ne s’inscrivent pas dans le cadre que nous nous sommes forgé, dans cette espèce de récit qu’on a l’habitude de se raconter, d’une progression des ténèbres du Moyen Âge vers les Lumières.
L’histoire des sorcières a mis du temps à être «genrée»…
Longtemps, le caractère misogyne des chasses aux sorcières n’a pas été un sujet digne d’intérêt pour les historiens. Lorsque certains d’entre eux ont commencé à s’intéresser à ces événements sous le prisme du genre, c’était avec un regard condescendant pour les victimes. Ils ont alimenté des préjugés très défavorables à l’égard de ces femmes, en les considérant comme «folles» ou «antipathiques»… L’historien américain Erik Midelfort préconise dans ses travaux d’étudier pourquoi ce groupe de femmes «s’est placé» à cette époque «en situation de bouc émissaire».
Son confrère français Guy Bechtel fait, dans son ouvrage la Sorcière et l’Occident, tout un développement sur l’intensité de la misogynie à l’époque qui précède immédiatement le début des chasses aux sorcières, pour malgré tout finir par affirmer que les chasses aux sorcières n’ont finalement pas de rapport avec la misogynie. Le déni va vraiment très loin.
Cette période des chasses aux sorcières est une histoire qu’on met à distance, parce qu’elle est dure, dérangeante. Il est difficile de pas y voir un phénomène de haine misogyne particulièrement intense, qui s’est traduit par des meurtres de masse, des tortures. Heureusement, des intellectuelles, telles que la philosophe Silvia Federici ou l’historienne américaine Anne L. Barstow, ont clairement affirmé que c’était un phénomène misogyne.
Quel est le profil de ces femmes accusées d’être «maléfiques» ?
Des femmes fortes, insolentes, indépendantes. Les veuves ou sans époux, échappant à toute autorité masculine, sont surreprésentées parmi les victimes… Certaines fois, un simple comportement «déviant» suffisait à se faire accuser. Mal répondre à son mari, mal parler à son voisin, le spectre des comportements qui pouvaient attirer une accusation était très vaste. Sans oublier évidemment toutes les manipulations, comme par exemple des hommes qui accusaient des femmes de sorcellerie pour ne pas être eux-mêmes accusés de viol.
Selon vous, les femmes célibataires ou vieillissantes sont encore aujourd’hui victimes de cette réprobation. Pourquoi ?
Des images peu flatteuses leur collent encore à la peau. Les femmes finissent elles-mêmes par les intérioriser. Beaucoup de célibataires ont une image dégradée d’elles-mêmes. C’est dur de lutter contre ces stéréotypes, personne n’a envie d’être identifiée à une vieille fille à chat ! Cette dissuasion sourde mais efficace basée sur de la moquerie semble en apparence inoffensive mais se révèle de fait assez méchante. Un reproche d’égoïsme et de déviance assez profond.
Des femmes de pouvoir, comme Hillary Clinton ou Margaret Thatcher, sont taxées par certains d’être les «nouvelles» sorcières.
Oui, elles ne sont pas attaquées en tant que politiciennes mais en tant que femmes. Des femmes vieilles de surcroît. Un chroniqueur conservateur a dit un jour au sujet de Hillary Clinton : «Mais qui a envie de voir une femme vieillir sous ses yeux jour après jour pendant quatre ans ?» Cette remarque est très révélatrice : on a vu Barack Obama blanchir sous nos yeux pendant huit ans, et tout le monde trouvait ça très élégant, lui-même plaisantait sur ce sujet, cela n’a jamais été un biais pour l’attaquer.
Donald Trump revitalise-t-il ces discours sur les sorcières ?
Il a même osé parler de chasse aux sorcières pour défendre des hommes accusés de harcèlement sexuel, un terrible renversement des symboles. Les forces conservatrices ont de nouveau une grande influence sur le pouvoir : il y a des attaques contre les droits des femmes, le droit à l’avortement, on essaie de contrôler toujours plus les corps féminins. Ce débat a une forte résonance avec l’époque des chasses aux sorcières, puisqu’elles étaient guérisseuses mais aussi avorteuses, et que le sabbat était considéré comme la fête de la stérilité. Donald Trump incarne quelque chose de tellement archaïque qu’en face, pour s’y opposer, les femmes reprennent des symboles tout aussi archaïques. Comme ces militantes qui, au pied de la Trump Tower, font un cérémonial néopaïen anti-Trump une fois par mois…
Vous prenez aussi en exemple toutes ces femmes tuées par leur compagnon ou leur ex…
Avant, c’était l’Etat qui punissait les femmes trop indépendantes, même si cela partait d’une dénonciation. Désormais, la violence contre le désir de liberté des femmes est en quelque sorte privatisée. Un homme a ligoté son ex-femme sur une ligne de chemin de fer avant le passage du train. Certaines femmes sont immolées, brûlées vives : le bûcher n’est pas loin. Ces formes de violence contre le désir de liberté des femmes se sont en quelque sorte privatisées, elles se font en dehors de l’Etat. Heureusement, les réactions sont de plus en plus nombreuses. Dès qu’il y a un procès, les sanctions trop légères ou le recours au concept de «crime passionnel» soulèvent l’indignation. Il commence à y avoir une lutte contre la complaisance de toute une société envers ces crimes de femmes. Mais on continue de lire dans des comptes rendus de procès des erreurs de formulations très signifiantes : parler de la victime en disant «sa femme» alors que le couple est divorcé depuis longtemps, par exemple. Comme si le mariage ne pouvait être défait.
Vous débusquez aussi les stéréotypes de sorcières dans le domaine de la médecine.
Les sorcières étaient souvent des guérisseuses. Elles avaient à la fois le savoir et la charge de soigner. Plus tard, les sages-femmes ont été chassées par les médecins. Ils ont inventé de nouveaux outils, comme les forceps et le spéculum : ils prétendaient ne plus avoir besoin des sages-femmes qu’ils accusaient d’être «malpropres», l’accusation d’impureté n’étant pas loin. Ce qui est d’une grande ironie quand on sait que les chirurgiens se sont très tardivement lavé les mains avant de pratiquer des accouchements, transmettant des infections mortelles à de nombreuses femmes. Les mandarins ont instauré une médecine quasi militaire, une médecine de pouvoir. Notre système sépare encore ces deux aspects, celui du savoir et celui du soin : d’un côté, il y a les médecins et la science, et de l’autre, les infirmiers qui sont majoritairement des infirmières. Reconnecter la médecine avec le care,l’établissement du diagnostic avec les soins quotidiens, rendrait notre médecine plus humaine.
Cette médecine bicéphale est aussi une prise de pouvoir sur le corps des femmes ?
Non seulement l’accouchement a été surmédicalisé, mais les histoires de violences gynécologiques et obstétriques commencent seulement à se dire. Elles sont le symptôme d’un vrai problème dans le rapport au patient. La manifestation d’une médecine dominatrice, conquérante et agressive, d’une médecine profondément masculine. Le corps de référence est encore celui de l’homme. Les femmes sont le «corps secondaire», le «corps problématique». Elles sont aussi suspectées d’exagérer, d’être des affabulatrices, de somatiser, leur parole est moins prise au sérieux.
La sorcière n’est-elle pas aussi la figure de celle qui défie le rationnel et le progrès, encore largement incarnés par les hommes ?
La notion même de progrès est à interroger. Les perspectives environnementales sont le signe que nous avons un rapport problématique au monde qui nous entoure. Nous sommes encore dans la domination, la maîtrise absolue. Si le système actuel, qui est plus que capitaliste - cette domination et cette exploitation de la nature préexistaient au capitalisme -, si ce système nous mène droit dans le mur, nous devons nous interroger sur ce qui est vraiment rationnel. Cette figure de la sorcière qui revient en force actuellement peut nous permettre d’éclairer les aspects problématiques de notre histoire moderne en remettant en question les catégories du rationnel et de l’irrationnel. En s’intéressant à l’histoire des sorcières, on en vient, finalement, à une remise en question philosophique beaucoup plus vaste.
MONA CHOLLET SORCIÈRES. LA PUISSANCE INVAINCUE DES FEMMES La Découverte, coll.Zones,, 231 pp.

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