vendredi 7 septembre 2018

Mes enfants déchirés

Par Elise Flick, (lauréate 2015) — 
Mes enfants déchirés
Mes enfants déchirés Dessin Charles Berberian


Un séjour en hôpital psychiatrique. Dans un pays aux murs lisses et sans échos. Chez les miens...

Textes, dessins, photos, carnets sonores… Il y a tout juste dix ans, Libération et l’Apaj lançaient un concours sur le thème du voyage et de la rencontre réservé aux jeunes auteurs.
Le concours redémarre à la fin de l’année avec un nouveau partenaire, Le Grand Bivouac d’Albertville. Nous en dévoilerons les grandes lignes lors de la prochaine édition du festival, du 19 au 21 octobre 2018. En attendant, retour sur les lauréats de ces dix dernières années.

Elise Flick a obtenu en 2015 le premier prix du concours Libération Apaj. (Dessin vignette: Myriam Kramer, finaliste 2010)
Mes voyages n’ont jamais été que des promenades. Europe, Asie, Caraïbes, Amérique du Nord, Afrique, Pacifique. Des pas pauvres dans un ailleurs semblable. Les mêmes hommes et femmes d’un bout à l’autre. Jusqu’à cet ultime voyage, dans un pays aux murs lisses et sans échos, chez les miens. Je fais partie d’un peuple qui ne possède ni devise ni drapeau. Un peuple translucide. Nos terres vont au-delà des vôtres, notre langue est la même depuis la nuit des temps, nos maisons sont les prisons chimiques, notre pays l’absence. Qu’importent les noms que l’on nous donne : insanes, inadaptés, malades, aliénés, marginaux, déséquilibrés… Qu’importe la médecine et ses termes. Pour vous, dehors, nous ne serons jamais que des fous.
Rares sont les voyages dont on a honte. Celui-ci, on me prie de le taire. C’est une omerta générale, un deuil. En ne nous voyant pas, on nous nie. Il y a un fantasme, presqu’un espoir collectif autour de notre enfermement, de notre disparition même. Je n’ai jamais été douée pour le silence. Ma mise au ban, je l’écris à tue-tête, je l’envoie au monde, je la fais passer pour une aventure fantasque, juste un voyage de plus. Voyez, je suis là : bipolaire, borderline, toquée, hyperactive et dissociée !
La chambre, après-midi, 16 heures. En trente minutes, la psychiatre t’arrache tous tes mots, tous tes maux, il te faut lui expliquer les vingt-sept ans d’autodestruction qui t’ont fait échouer ici plutôt qu’ailleurs. C’est court, les phrases sont coupées au bord de mes lèvres, j’en dis trop, et pourtant je sens déjà que je pourrais parler des heures.
Dehors, le parc, 10 heures. La fille en fauteuil roulant. Quel âge ? 16, 17 ans ? La peau translucide. Elle tremble. Aujourd’hui, elle a quitté le fauteuil. Un déambulateur prolonge ses mains. Chacun de ses pas est une victoire. Si belle, et la maigreur sied à son teint. Princesse 2014, sacrifiée sur l’autel de la mode… Je me lève, lui ouvre la porte. Merde, cette gosse-là, elle me donne envie de chialer, avec ses bras comme des échardes et ses petits pas de souris sous Xanax. Qu’est-ce qui a pu la bousiller comme ça ?
Groupe de parole, 14 heures. Abby, la gitane. Elle a dans sa peau et dans ses gestes quelques lieux communs, ce hâle, cette énergie musculeuse, ce défi dans le port de tête, et dans le regard, une insolence douce. A part cela, rien ne la distingue vraiment des autres patients. Baskets roses, leggings en lycra, tête nue. Elle irradie.
Salon, 16 heures. Melissa, cette phrase indifférente au détour d’un samedi, la seule chose que je saurai de son histoire, et pourtant, déjà trop. «J’avais 2 ans et demi quand mon père a commencé.» J’ai eu froid tout à coup.
Un banc, sous un pin, 19 heures. Loïc : «J’ai 8 ans et l’institutrice me maltraite, alors, je change d’école. En 5e, je découvre la phobie scolaire, à 14 ans l’HP : on m’enferme chez les adultes il n’y a pas de place chez les enfants… Je suis attaché pendant une semaine. Une fois, je me fais dessus tellement j’ai peur. Mais vraiment, littéralement, je me chie dessus, tu vois ? Je n’ai jamais dit ça à personne. A 17 ans, HP, encore, encore chez les adultes, il n’y a jamais de place chez les enfants. Je donne des coups aux infirmiers, parce qu’ils sont cons, parce que je ne les supporte plus. 22 ans, je me plante un couteau dans la cuisse. J’ai une cicatrice, là, je ne te montre pas parce que je ne vais pas me foutre à poil ici, mais elle est là, oui. Tu vois ? Une semaine après, j’ai pris une boîte de somnifères, une boîte complète, pas juste la moitié. Je m’endors, et puis je me réveille, ma mère pleure, je ne comprends rien… C’était il y a trois mois ça. Voilà, tu sais tout, je t’ai raconté toute ma vie en cinq minutes. Ecris : "J’ai peur de moi", écris cette phrase, parce que je la trouve belle.»
Il y en a tant d’autres, des rescapés de l’HDT, de l’HO, ces séjours brefs qui les ont enfoncés plus encore dans leur noirceur aliénante. Comme s’ils n’étaient pas assez déchirés. Alex tous les soirs escalade le mur du fond, là où le lierre est assez dense pour former une échelle. Où va-t-il lors de ces pérégrinations nocturnes ? Il marche dans les rues pour ne pas errer dans sa tête.
Alors, j’ai promis. J’ai promis que j’écrirais nous, toi, moi, Abby, Melissa, Loïc, Alex, Eddy, Léo, Mélanie, Zoé, Anne, Noé, Djamel. Tous les éclopés des murs blancs. Pas l’envie de déballer leurs vies, leurs manques, pas l’envie de faire pitié à travers leurs souffrances. A qui le père incestueux, à qui la mère pendue aux poutres du grenier, à qui le conjoint aux poings lourds, à qui les morceaux de cadavres au fond d’une cave.
Je les regardais de loin, avec parfois la poitrine écrasée de tendresse, parfois une haine injuste contre leurs maux, leurs cœurs inconsolables. Cette souffrance laide contre laquelle ils ne se battaient pas assez. Pourtant, j’étais moi aussi occupée à tantôt ignorer mes plaies, tantôt les rouvrir, les lécher, et parfois les soigner, un peu.
Là-bas, entre ces murs, nous n’étions pas prisonniers. Ce n’est pas ainsi que nous vivions notre exil volontaire, notre réclusion. Nous étions libres. Et nous avions 15 ans à nouveau. A nous battre, à nous haïr, à nous aimer. A nous moquer de nos blancs geôliers, des récriminations stupides du gardien acariâtre, des visiteurs anxieux, et de notre folie. A nous relever la nuit pour nous glisser dans le lit d’un autre, plus chaud, plus accueillant. A danser le soir, sur le carrelage de la salle commune, à nous toucher, à pleurer sur le sort de l’autre et puis du nôtre et puis finalement à en rire, parce qu’il le fallait bien.
Tous, nous étions bouffés par l’amour. L’amour raté. L’amour perdu. L’amour lancé à travers les salles comme des cordes. L’amour qui allait venir, c’était sûr, un jour, l’amour qui nous prendrait aux tripes et nous remplirait pour combler tout ce vide. Nos ventres creux hurlaient pour attraper une main, un geste, un regard. Nous étions des enfants.
Oui, on s’aimait mal, à coup de cris, de reins, de pleurs. Mais on s’aimait. Six longs mois à vivre de l’autre côté de la ligne. Aujourd’hui, j’ai des enfants en moi. Des enfants déchirés. Ils sont seuls, et j’ai fait une promesse.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire