vendredi 28 septembre 2018

Médecins anti-IVG : liberté sacrée ou abus de conscience ?

Par Juliette Deborde et Anaïs Moran — 
Manifestation pour la défense du droit à l'avortement, place de la République à Paris, le 28 septembre 2017.
Manifestation pour la défense du droit à l'avortement, place de la République à Paris, le 28 septembre 2017. Photo Léa Mandana

Invoquée par ceux qui refusent de pratiquer des avortements, une clause prévue par la loi Veil fait débat. Une pétition avait déjà rassemblé 50 000 signatures, des sénateurs PS déposent ce vendredi une proposition de loi pour la supprimer.

Faut-il abroger la clause de conscience qui permet aux médecins de refuser de pratiquer l’avortement en France ? C’est ce que souhaitent plusieurs sénateurs socialistes (dont l’ancienne ministre des Droits des femmes Laurence Rossignol), qui déposent ce vendredi une proposition de loi pour supprimer cette disposition intégrée dans la loi Veil de 1975 (voir ci-dessous). Le débat a été relancé mi-septembre après les propos polémiques du président du Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France (Syngof) sur TMC. «Nous ne sommes pas là pour retirer des vies», avait déclaré Bertrand de Rochambeau avant d’ajouter : «En tant que médecin, […] la loi me protège et ma conscience aussi.» Un discours «fermement» condamné par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui appelait, quelques jours plus tard, à un «état des lieux» de l’usage de la clause de conscience en matière d’IVG. Objectif : s’assurer «qu’il n’y a pas une augmentation du nombre de médecins» qui refusent, par conviction, de pratiquer cet acte, auquel ont eu recours près de 217 000 femmes en 2017.
Agnès Buzyn a aussi expliqué vouloir vérifier que les professionnels concernés orientent bien les patientes vers un confrère. De fait, le code de la santé publique indique qu’«un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une IVG», mais qu’il doit «communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles» de réaliser l’intervention (autorisée jusqu’à douze semaines de grossesse en France). «Aujourd’hui, je ne suis pas sûre qu’ils le fassent», s’interroge la ministre de la Santé.

«Double peine pour les femmes»

Cette proposition de loi fait suite à une pétition en ligne adressée au gouvernement il y a deux semaines. Le texte, qui a recueilli plus de 50 000 signatures, dénonce une disposition qui «stigmatise» les femmes et ferait de l’IVG un «acte médical à part et donc, un droit à part».En 2015 déjà, un amendement pour la supprimer avait été déposé par la députée Catherine Coutelle, qui y voyait une «limite d’accès» à ce droit fondamental. Faute de soutien de la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, l’élue socialiste avait finalement retiré le texte. La revendication est aussi portée par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes depuis sa création (HCE). «La possibilité de recours à la "clause de conscience" est déjà accordée de manière générale à tout le personnel soignant pour l’ensemble des actes médicaux», justifiait le HCE dans un rapport en 2013. Le code de la santé publique donne en effet la possibilité au médecin de refuser un soin, quel qu’il soit, pour des raisons professionnelles ou personnelles, sauf urgence vitale. «Cette double clause est une double peine pour les femmes, car elle participe à une moralisation indue de l’avortement», considère également la coprésidente du Planning familial Véronique Séhier. La militante féministe Marie-Hélène Lahaye, auteure d’un ouvrage sur les violences obstétricales, va plus loin : «Etre anti-IVG est incompatible avec la profession de gynécologue-obstétricien, peut-on lire sur son blog. Tolérerait-on qu’un anesthésiste invoque une clause de conscience pour refuser de poser une péridurale à une femme qui accouche, sous prétexte qu’il adhérerait à l’injonction biblique "tu enfanteras dans la douleur"?»

Pas de statistiques dans l’Hexagone

Reste que la réalité du recours à la clause de conscience médicale est mal connue en France : contrairement à des pays comme l’Italie, où 70 % des médecins sont «objecteurs de conscience», il n’existe à ce jour par de statistiques dans l’Hexagone. Cela n’empêche pas le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) d’affirmer que cette clause s’exprime «de moins en moins» parmi les jeunes générations de médecins.
Interrogée par Libération, la gynécologue et ancienne responsable d’un centre IVG en Seine-Saint-Denis Danielle Hassoun ne croit pas non plus en une recrudescence d’un «phénomène anti-choix chez les médecins». Marie-Laure Brival, cheffe du service gynécologie obstétrique à la maternité des Lilas, établissement pourtant à l’avant-garde en matière de lutte pour le droit à l’avortement, n’a pas le même ressenti. Il y a environ un an et demi, la spécialiste a dû embaucher deux médecins qui font actuellement valoir leur clause de conscience en matière d’IVG. «J’ai été stupéfaite de constater que lors des entretiens, la moitié des candidats disait ne pas en pratiquer, se souvient-elle. J’ai commencé par dire non. Pour moi, c’était rédhibitoire. Mais au bout d’un moment, je me suis dit que si je les refusais tous, je n’aurais pas assez de médecins pour assurer la continuité des soins de mon service.» Aux Bluets, maternité parisienne historique, le chef de service Michel Heisert est favorable à la fin de la clause de conscience dans les hôpitaux publics : «Quand on fait partie du service public, on a des devoirs. Si on veut une liberté en la matière, on part en libéral !»
Les instances professionnelles restent, pour leur part, attachées à cette tradition. Même si un tiers des femmes ont recours à l’IVG au cours de leur vie, cette intervention reste «un acte particulier» pour beaucoup de médecins, fait valoir le président du Collège national des gynécologues, Israël Nisand. Même réflexion du côté du président de la section «éthique et déontologie» du Conseil national de l’ordre des médecins, Jean-Marie Faroudja : «Pratiquer une IVG, ce n’est pas un geste anodin. On ne parle pas d’une vaccination contre la grippe.» Autre argument qui revient régulièrement : le risque que le médecin contraint se montre maltraitant avec la patiente. Israël Nisand : «Les femmes ont besoin que les médecins qui pratiquent les IVG le fassent bien et ne les culpabilisent pas.» Un raisonnement que rejette la secrétaire générale du Haut Conseil à l’égalité, Claire Guiraud : «Refuser à une femme un avortement alors qu’elle en exprime le souhait est déjà un manque d’empathie, une forme de maltraitance.»

Manque de valorisation

Comme les médecins n’ont pas à justifier leur refus, on ignore si les convictions personnelles, notamment religieuses, sont la principale motivation. Pour la gynécologue Danielle Hassoun, le manque de valorisation de cet acte par la sphère médicale entre aussi en ligne de compte : «Contrairement au traitement des cancers ou des problèmes de fertilité, l’IVG n’est pas un acte noble, gratifiant, pour les gynécologues.» La faute aussi à une formation initiale et continue insuffisante en la matière, de deux ou trois heures en moyenne dans le programme de spécialisation «gynécologie obstétrique» à une dizaine d’heures en quatre ans pour la spécialisation «gynécologie médicale». «C’est invraisemblable qu’un médecin qui termine ses études n’entende parler que quelques heures de l’IVG dans sa formation, alors que c’est sûrement l’acte le plus pratiqué sur le territoire !» s’offusque Marie-Laure Brival, de la maternité des Lilas.
De leur côté, les défenseurs du maintien de la clause justifient certains refus d’IVG par la baisse d’effectifs dans les services hospitaliers. Pour le CNGOF, le manque de personnels médicaux, qui met en tension les activités de gynécologie, «peut altérer le parcours des femmes en demande d’IVG» davantage que le recours à la clause de conscience. «Il ne suffit pas de retirer la clause de conscience pour ancrer l’IVG comme un acte de routine dans les pratiques médicales, souligne Marie-Laure Brival.Il faut aussi changer les mentalités, comme en Suède, en Finlande ou en Islande. Là-bas, il n’y a pas de clause et pas de polémique, car c’est culturellement accepté.» «Il faut réussir à convaincre que l’IVG un geste qui participe à la santé des femmes. Avant la loi Veil, les avortements clandestins étaient l’une des premières causes de mortalité. Il faut rappeler cela aux jeunes générations.» Problème : la nouvelle génération de médecins n’est pas forcément prête à se mobiliser pour cette cause, déplore Jacqueline Heinen, professeure émérite de sociologie, spécialiste de l’IVG. «Il y a, partout et à tout moment, des risques de retour en arrière», rappelle-t-elle. Pour preuve, ces dernières années, le droit à l’avortement a été attaqué en Espagne, en Pologne, en Italie, au Portugal… «Il faut descendre dans les rues pour exiger que cette clause soit supprimée !»

Dans la loi Veil :
La liberté de choix du médecin est reconnue, en matière d’IVG, depuis la loi Veil du 17 janvier 1975 qui a dépénalisé l’avortement. Elle a été intégrée, lors des négociations au Parlement, comme un compromis pour s’assurer le soutien des plus réticents à cette libéralisation. «Un médecin n’est jamais tenu de donner suite à une demande d’interruption de grossesse», précisait le texte d’origine initialement voté pour cinq ans. Une réserve qui s’applique aussi aux soignants (sages-femmes, infirmiers, auxiliaires médicaux) potentiellement impliqués.



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