samedi 18 août 2018

Martin Winckler : «Le refus des rapports de force n’empêchera nullement le désir de s’exprimer»

Par Noémie Rousseau, dessin Fanny Michaëlis — 




Pour le médecin et militant, il n’y a pas d’«absolu» du plaisir (féminin ou masculin). Il faut refuser les normes de féminité ou de masculinité imposées par les autres. Le combat est à la fois intime et collectif.

Défendre le corps des femmes, c’est le cheval de bataille de l’essayiste et romancier Martin Winckler. Derrière ce pseudonyme, un médecin français : Marc Zaffran. Généraliste dans la Sarthe, passé par l’hôpital et le Planning familial, il dénonce dans le Chœur des femmes (P.O.L, 2009) les maltraitances gynécologiques produites par une médecine rongée par le sexisme et le paternalisme (les Brutes en blanc, Flammarion, 2016). Parti exercer au Canada en 2009, ce médecin militant féministe est aujourd’hui retraité mais continue de répondre aux questions des internautes et des patients par le biais de son site internet.
Comment interprétez-vous le mouvement #MeToo ?
C’est un mouvement de révolte et de colère, l’équivalent de Rosa Parks qui refuse de s’asseoir au fond du bus. Un acte symbolique, qui marque un début important. #MeToo attire l’attention sur ce que certains considèrent comme normal mais ne devrait pas l’être : les abus de pouvoir contre les femmes. C’est au niveau de la sexualité une dénonciation de la définition des rapports. Il s’agit d’en finir avec l’idée selon laquelle ce sont les hommes qui définissent la sexualité des femmes et à quel rôle elle est vouée : porter et donner des enfants, ou servir leurs besoins sexuels. Quand les femmes disent que leur sexualité leur appartient, c’est un refus du rapport de force, un appel au respect et à l’égalité. C’est une étape de plus dans un long processus. Le racisme n’a pas disparu avec Rosa Parks, le sexisme n’a pas disparu avec la libération sexuelle. Il subsiste car il est ancré dans des processus de pensée anciens et répétés par la société française, archaïque, pyramidale, hiérarchisée.
#MeToo est un processus enclenché d’abord dans les pays anglo-saxons, protestants, qui sont déjà soucieux d’autonomie individuelle, ce qui n’est pas le cas de la France observez-vous…
La France c’est deux mille ans de catholicisme, de féodalité, d’ancien régime. On est encore dans une pensée dogmatique : les élites savent, le vulgum pecus ne sait pas. Par exemple, en Amérique du Nord ou en Angleterre, la stérilisation volontaire est légalisée depuis plus de quarante ans. En France, il a fallu attendre le début des années 2000 et les gynécos obstétriciens continuent encore de dire aux femmes qui veulent une ligature des trompes (ou aux hommes qui veulent une vasectomie), qu’elles ne savent pas ce qu’elles font. C’est le symptôme de cette mentalité française très paternaliste : moi qui ai un statut, je sais mieux que vous et je décide pour vous. Les rapports sont beaucoup plus horizontaux dans les pays ayant une culture protestante : il n’y a pas de vérité révélée, imposable par l’élite. Chacun est responsable de soi, trouve son éthique dans ses actes, et ne va pas la chercher à l’église dans la parole du Pape. En France, toute personne en position d’autorité peut décider à la place d’une autre personne qui ne l’est pas. Et cela se retrouve au niveau du couple : les hommes sont plus investis d’autorité que les femmes et décident pour elles. Au Québec, énormément de femmes vivent seules, n’ont pas d’enfant et cela ne gêne personne. En France, une femme célibataire ou qui ne veut pas d’enfant n’est pas considérée comme une personne autonome mais comme une anomalie. Et tant que nous serons dans un environnement où la drague et le harcèlement sont «normaux», il sera plus difficile d’en discuter.
#Metoo menace-t-il le désir, la séduction ?
Penser cela revient à confondre peur, autorité et respect. C’est comme ces médecins qui me disent que s’ils expliquent tout aux femmes, elles ne les respecteront plus. C’est tout le contraire ! Le respect c’est réciproque, mutuel. Quand on demande aux gens de se déshabiller, il ne faut pas que ce soit une obligation pour eux mais qu’ils se sentent libres de dire non. Un médecin n’a pas à considérer qu’il peut disposer du corps de l’autre sous prétexte qu’il le lui confie pour le soigner. C’est le même changement de paradigme qui doit se produire dans l’intimité d’une relation amoureuse. Je n’entre pas sans frapper dans la chambre fermée où se trouve la personne avec qui je vis : son intimité ne m’appartient pas. Et cela n’empêche pas les uns et les autres de jouer en faisant comme si le corps de l’autre nous appartenait, à tour de rôle - ce qui relève alors d’une entente explicite, aujourd’hui oui et demain non. C’est cela le respect. La séduction au masculin n’est pas nécessairement la force. Un homme peut être séduisant sans être autoritaire ou brutal. Beaucoup de femmes préfèrent les hommes gentils ; elles ne les trouvent pas faibles mais très attirants. L’attraction ne dépend pas de la personne qui se pense attirante mais de la perception de l’autre. Les modifications du tissu social et des rapports entre individus ne modifieront pas le désir qui est une pulsion inhérente à tout être sexué. C’est individuel, certains ont beaucoup de désir, d’autres peu ou pas du tout. Le refus des rapports de force n’empêchera nullement le désir de s’exprimer. Il empêchera des désirs autoritaires de s’imposer à celles et ceux qui n’en veulent pas.
Charge à chacun d’inventer ses propres règles du jeu…
Ce sont les normes sociales imposées aux individus qui posent problème. On peut espérer remplacer ces valeurs soi-disant collectives, en réalité imposées par l’«élite», par des valeurs individuelles qui se vaudraient toutes, respectables mais non imposables aux autres. Que celui qui veut draguer soit libre de rencontrer des femmes qui ont envie d’être draguées, dans des lieux appropriés ; qu’il n’aille pas harceler les femmes dans la rue qui ne demandent rien ! La norme devrait être ce que chacun choisit de faire de son propre corps. Et pas ce que la société dominée par les hommes considère comme faisable ou non.
Est-ce la fin de la domination masculine ?
C’est un processus qui prendra du temps. Quand je parle dans un amphi, je ne cherche pas à «convertir» des médecins paternalistes, j’espère encourager et stimuler les gens qui ne le sont pas et ne veulent pas l’être. Ce qu’on peut espérer avec #MeToo c’est de renforcer les personnes qui ne veulent pas des rapports de force, qu’elles ne les acceptent plus, et recherchent des relations dans lesquelles il n’y en a pas, ou le moins possible. Evidemment, pour qui considère le corps des autres comme des proies, ce refus d’être une proie est embêtant car ils ne pourront plus être prédateurs. Ce changement de paradigme fait craindre à ces gens-là d’être annihilés. Comme la brute dans la cour d’école qui n’a jamais appris qu’elle pouvait exister autrement qu’en maltraitant ses camarades et qui s’est structurée ainsi, dans ce comportement.
Baignons-nous collectivement dans un érotisme masculin ?
Les publicitaires sont majoritairement des hommes. Ils expriment, prescrivent les normes qui se retrouvent sur les affiches : les femmes doivent être comme ceci ou cela pour plaire aux hommes. Ils renforcent des comportements inconscients, excitent ce que, en psychologie évolutionniste, on nomme les conflits intrasexuels, et qui relève de mécanismes psychologiques archaïques inconscients. Beaucoup d’hommes se battent entre eux comme des gorilles ; beaucoup de femmes rivalisent d’apparence entre elles. C’est de la compétition entre individus du même sexe : avoir la plus grosse montre ou la plus grosse voiture ; apparaître la «plus belle» pour signifier qu’on a le partenaire le plus puissant, riche, influent – bref, le mâle alpha. Beaucoup de femmes et d’hommes ne veulent plus de ça. Je me suis demandé pourquoi, lorsque je marchais dans la rue en Amérique du Nord, je me sentais plus détendu. J’ai compris ce qui m’angoissait en retournant à Paris, où j’ai été frappé par le nombre de femmes nues que je voyais sur les murs. Cette érotisation des figures féminines est une culture imposée. Alors que l’érotisme n’est ni féminin ni masculin, il est individuel. Il varie selon l’âge, les partenaires, les milieux. Il est contextuel, relatif, variable : on peut être hétérosexuel et avoir du désir pour quelqu’un du même sexe. Mais pas de n’importe qui, de cette personne-là.
Est-ce à dire qu’il faudrait davantage faire place socialement au désir féminin ?
Il n’y a pas «d’absolu» du désir (féminin ou masculin). Le combat est à la fois intime et collectif. Chaque femme est en droit d’affirmer son propre désir. Et quand beaucoup de femmes s’affirment, c’est autant de modèles féminins qui apparaissent. Quand on accepte que tous les modèles d’affirmation féminine sont respectables, on accepte la diversité des manières de s’assumer comme femme hétéro, lesbienne butch, musulmane portant un hijab, etc. Il faut refuser des «normes» de féminité imposées par les autres - y compris par des femmes, en général alliées des hommes blancs dominateurs. Encourageons les particularités de chacune à s’exprimer et soutenons-les. Cela permettra aussi aux particularités masculines qui ne sont pas celles de la norme imposée, de s’exprimer.
On entend un malaise chez les hommes…
Ceux que #MeToo ne gêne pas n’ont pas besoin de l’ouvrir. Ceux qu’on entend, qui crient le plus, ce sont ceux qui se sentent menacés. Et cette crainte ne sort pas du néant. Le sexisme existe dans toutes les classes sociales mais il est parfois le seul moyen d’avoir un statut. Le type qui balaie dans le métro n’a pas de statut à son travail, ou dans la société en général alors s’il veut dominer, qui dominera-t-il sinon les femmes de son milieu ? Le sexisme est la première forme de domination. Plus la société est hiérarchisée, capitaliste, avec des gens qui gagnent des millions de dollars en une seconde et d’autres qui s’épuisent pour un salaire de misère, plus vous entretenez des rapports de force. Beaucoup d’hommes qui se disent menacés par #MeToo expriment leur incapacité à faire autrement que de dominer des femmes pour exister.
Mais vous entendez aussi des malaises chez les femmes…
Ce que j’entends le plus souvent, c’est : «Comment ai-je pu ne pas me rendre compte et contribuer moi-même à ma propre oppression ?» C’est la colère de comprendre qu’on a été utilisée, et qu’on peut le refuser ; et la confusion qui en résulte : «Comment est-ce que je fais maintenant, comment faire autrement ?» Ce malaise, c’est celui qu’on éprouve quand on est libre. Les normes sont pesantes mais au moins, elles structurent. Quand on rejette les normes imposées, il faut définir ses propres normes et c’est vertigineux. Mais avoir le vertige ne signifie pas qu’on est en train de tomber.

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