dimanche 26 août 2018

La jalousie, une histoire d’amour ?

Paradoxe de notre culture, ce vilain défaut est à la fois condamné et valorisé. Pourtant, ce sentiment suscite des drames et ne mérite pas notre indulgence, estime la chroniqueuse de « La Matinale », Maïa Mazaurette.


Historiquement, ces velléités de possession s’expliquent par un désir de progéniture AOC : la jalousie est l’excuse permettant de contrôler le ventre des femmes. Dit de cette manière, ça ne fait pas envie…

C’est pourquoi la jalousie fait office d’enrobage émotionnel : on transforme une question de sexe en affaire de grands sentiments. Quitte à obtenir une mise sous cage de l’être aimé, un engouement sans bravoure, balisé, terni par la peur d’être remplacé ; en somme, une inclination ne faisant confiance à personne – ni à l’autre ni à soi-même. 

Pour contrebalancer ce point de départ peu enthousiasmant, on positive, quitte à battre des records de mauvaise foi. La jalousie est en effet considérée simultanément comme un rehausseur de goût et comme un indicateur : si ça fait mal, si on ne supporte pas l’idée que l’autre couche ailleurs, alors les sentiments sont authentiques (dans le cas contraire, comme chacun sait, cet amour est un flan pâtissier).

Théories révolutionnaires

Au point de jeter la suspicion sur les personnes indifférentes à la jalousie ! De fait, les couples solides ont tendance à être jaloux : les conjoints heureux ont plus à perdre que ceux qui se détestent. On pourrait cependant arguer qu’en France, terre d’infidélité par excellence, cette angoisse est tempérée par un flot constant d’infidélités fameuses ou banales, dont les protagonistes s’aiment et pourtant se trompent, sans que ce soit nécessairement contradictoire.

Du côté de la psychologie évolutionnaire, on se préoccupe plutôt de préservation des gènes que d’amour, afin d’établir une partition genrée des jalousies. Chez les hommes, ce sentiment servirait à assurer leur paternité – ils seraient jaloux sexuellement.

Les femmes, en revanche, seraient jalouses émotionnellement : une suspicion motivée par la crainte que le protecteur-pourvoyeur n’aille donner ses Ticket Restaurant à une autre (de fait, les flirts extraconjugaux purement platoniques concerneraient 45 % des hommes et 35 % des femmes).

Ces théories évolutionnaires se retrouvent dans les statistiques de la psychologie, mais elles correspondent à un monde dénué de contraception, d’avortement et de tests ADN. On peut hériter de ces faits culturels tout en les contestant – sans être prisonnier du monde ancien.

Asymétrie

La psychanalyse avance pour sa part l’idée d’une jalousie comme « standard relationnel » développé dans la petite enfance : si notre premier amour se porte sur la mère et qu’elle nous dévoue toute son attention, si c’est ainsi que l’amour s’inscrit dans notre mémoire, alors tout intérêt non exclusif et non omnipotent paraît insuffisant, voire offensant. Les contes de fées suivent ce modèle d’une passion à usage unique et qui déplace des montagnes (dans la réalité, quand la passion se déplace de trois stations de métro en période de grèves, on peut déjà se féliciter).

Outre la vision passéiste de la maternité que cette vision-là de la psychanalyse suppose (rappelons que les enfants d’aujourd’hui ont des mères fatiguées, des iPad et même des pères), elle implique une asymétrie entre l’infidélité masculine et féminine… la seconde étant objectivement plus grave que la première (quelle surprise !).

D’où d’intéressantes justifications des crimes « passionnels » dans les médias : « C’est un drame terrible, mais quand même, le tueur était en pleine détresse » (traduire : « c’est encore la faute de sa mère »). Notons que dans ce paradigme les adultes cherchent à établir avec leurs partenaires des rapports de parentalité – ce qui constitue rarement une idée géniale. Quant à la distance nécessaire au désir, pourtant chère à certains théoriciens, elle passe à la trappe.

Abus émotionnels et/ou physiques

Du côté du bon sens populaire, nous louvoyons. Pour valoriser un sentiment désastreux, nous divisons la jalousie en deux : comme pour le cholestérol, il y en aurait une bonne et une mauvaise, dont les lignes rouges se noient dans un fascinant flou artistique.

Dans sa version intériorisée, la jalousie maladive provoquerait une souffrance insurmontable à qui la ressent. Dans sa version extériorisée, elle consisterait à faire peser ses angoisses sur le partenaire, sous forme de chantages, d’abus émotionnels et/ou physiques. Remarquons que cela reste vrai à l’autre bout du spectre de la fidélité : le candaulisme, sous une forme extrême, peut exploiter des formes de surveillance similaires. (Rappel : le candaulisme consiste à organiser et/ou à assister aux escapades sexuelles de sa moitié.)

Revenons maintenant à notre culture contemporaine. Malgré ses justifications historiques, romantiques, évolutionnaires ou psychanalytiques, nous savons bien que la jalousie coince. Nous savons bien qu’éthiquement il est moins grave d’être trompé que de s’arroger la possession d’un corps tiers – nous ne pouvons pas célébrer l’autonomie à tout bout de slogans et la jeter aux orties quand elle nous blesse. Certains en viennent à jalouser les rêves érotiques de leur partenaire : si on accepte des formes de possession dans le couple, on rentre dans l’arbitraire total.

Le malaise grandit à mesure que les conséquences de notre indulgence sont analysées de manière systémique : bien sûr qu’il y a mort d’homme… mais surtout mort de femme. Et voici certainement la face la plus obscure de notre « tendresse » envers la jalousie : si ce sentiment se retrouve chez les deux sexes, les hommes en paient rarement le prix (le meurtre d’un partenaire masculin existe, mais il concerne moins d’un cas sur cinq).

Une faible estime de soi

Au contraire, en tant que groupe, les hommes bénéficient de la bonne réputation de la jalousie : elle leur permet de contrôler la sexualité de leurs compagnes, mais aussi leur habillement, comportement et déplacement. Comble de l’hypocrisie, la jalousie prend les atours de l’attention à l’autre. L’égoïsme se maquille en paternalisme.

Cependant, comme la recherche l’a montré, la jalousie est liée à une faible estime de soi, à l’anxiété, à l’instabilité mentale et à la dépendance (de manière logique, tout cela concourt au fiasco de couple, en entraînant un cycle de prophéties autoréalisatrices). La jalousie encourage en outre la victimisation des coupables, tout en inversant la charge de la preuve du côté des victimes : on laisse entendre à ces dernières qu’elles doivent être patientes, qu’elles doivent donner des signes de fidélité – ou que leur situation est finalement rigolote.

Une histoire d’amour, la jalousie ? En 2018, on peut décemment grincer des dents. Les drames sont trop fréquents, les enjeux trop lourds (crimes d’« honneur », féminicides, coups, abus). Justement parce que le sentiment amoureux occupe une place considérable dans notre imaginaire et notre quotidien, justement parce qu’il constitue LA grande aventure collective désirable (les autres grandes aventures collectives que sont la fracture de la hanche ou la recherche d’un Vélib’ à Paris ne font pas rêver), nous devons cesser de « glamouriser » nos rancœurs et nos lâchetés. La jalousie ne mérite pas l’amour.

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