samedi 21 juillet 2018

« L’émancipation des femmes est une histoire sans fin »

Le Monde Festival
Fin du patriarcat (3/5). Persuadée que « les sexes font l’histoire », la philosophe Geneviève Fraisse explique que le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes est encore loin d’être achevé.
LE MONDE 


Patriarcat est un mot qui dit le système, le système comme théorie politique raisonnée et fondement de la société. La domination masculine, mot qui lui sert d’équivalent, dit la continuité anthropologique d’une organisation sociale hiérarchisée. Fondement et hiérarchie : quitte à penser la fin de ce système, nous pouvons confondre les deux mots ; ou les séparer. La fin supposée possible de ce régime politique nous oblige à poser la question du commencement, du début. « Quand » ? Quand cela a-t-il commencé ?
Bonne question, à laquelle il fut parfois répondu. Bien connue est l’affirmation d’Engels qui, au XIXe siècle, affirma qu’il y eut une « défaite historique du sexe féminin », un avant et un après la prise de pouvoir définitive du sexe masculin. A l’opposé, Simone de Beauvoir, au XXe siècle, trancha dès l’introduction du Deuxième Sexe : la dépendance des femmes « n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée ». Alors peut-il y avoir une fin si la question des commencements reste en suspens ?
Belle question, moins brutale que la précédente. Si on songe aux luttes contre l’esclavage ou la colonisation, il y a parfois des commencements identifiables, des histoires évolutives et surtout des ruptures, des fins datées, des horizons programmés. Dans ces luttes, la fin des asservissements est pensée, puis réalisée par des dates historiques qui disent l’abolition, ou l’indépendance. Certes, l’esclavage moderne et le néocolonialisme nous indiquent la fragilité de ces victoires ; mais quand même…
Le capitalisme, catalyseur de la domination masculine
Quant à la hiérarchie des sexes, elle semble plus pérenne, exactement constante, ayant toujours été déjà là. Et les luttes qui s’y opposent, toujours partielles, envisagent rarement un objectif de rupture définitive, elles dessinent au mieux un horizon imaginé. A moins que les travaux récents ne fournissent des explications plus circonstanciées quant aux causalités. Deux m’intéressent, toutes deux liées à la modernité, celle qui suit la pensée du contrat social et celle qui réexamine la fonction des sorcières.
Dans les deux cas, on rencontre le développement du capitalisme comme catalyseur de la domination masculine. Carole Pateman démontre dans Le Contrat sexuel que ce dernier est un soubassement implicite du contrat social tel qu’il est pensé à partir du XVIe siècle. Ainsi, c’est moins le droit du père, le patriarcat au sens strict, qui est renouvelé dans la pensée moderne que la mise à disposition du corps des femmes, dispositif social sans conceptualisation politique. Mise à disposition sauvage qui fait de ce corps, des corps féminins, une matière à utilisation autant sexuelle qu’économique.
Dans Caliban et la sorcière, Silvia Federici, reprenant l’histoire de la chasse aux sorcières des débuts de l’ère moderne en Europe, montre les liens avérés entre la fin du féodalisme, la naissance du capitalisme et la discipline des corps, des corps féminins en particulier. Ces deux interprétations de la réorganisation d’une société, la nôtre, concourent à désigner une temporalité de la domination masculine comme une étape précise dans l’Histoire. Mais, c’est clair, ce n’est en rien un début, un commencement, plutôt un moment qui montre, à mes yeux, que les sexes font l’histoire (contrairement à celles et ceux qui croient à l’atemporalité du rapport sexuel, et du genre en général).
« L’esprit n’a point de sexe »
En revanche, il y a un commencement de la révolte de ces corps, qu’on découvre d’abord comme êtres de raison. Ce passage est rendu possible par le concept politique d’égalité que le XVIIe siècle remet en lumière grâce au philosophe Poulain de la Barre. « L’esprit n’a point de sexe », dit-il. Alors, toutes les égalités sont possibles entre les deux sexes. Assertion logique, et optimiste. Le mouvement féministe qui se déploiera avec le XIXe siècle en est l’expression historique.
Avant la Révolution, avant d’en venir à cette émancipation subversive, un homme sut penser la stratégie de résistance. Choderlos de Laclos, dans un texte de 1783, soit un an après Les Liaisons dangereuses (De l’éducation des femmes, éditions des Equateurs, 2018, 10 €), identifie le moment où la première femme qui « céda au lieu de consentir, forgea les chaînes de tout son sexe ».
Lucide quant aux ambiguïtés du consentement, il s’attache à dire que ce point de départ est suivi des premières pratiques féminines de résistance, dont la séduction et la ruse. Pensée d’une dynamique historique chez cet auteur dit libertin, qui analyse l’origine pour imaginer la suite. La débrouille individuelle appelle la subversion collective… Choderlos de Laclos ouvre alors la porte à l’histoire et interpelle les femmes : « Apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C’est à vous seules à le dire. »
PAS DE DÉMOCRATIE FAMILIALE, DANGER POTENTIEL DU CONTRAT SOCIAL : ROUSSEAU, TOCQUEVILLE, PROUDHON, ALAIN LE DIRENT CHACUN À LEUR FAÇON…
Puisque aujourd’hui encore on s’interroge sur la fin du patriarcat, voyons comment les femmes furent « révolutionnaires ». Depuis deux siècles, dans l’après-Révolution française, les luttes furent nombreuses, les changements certains.
Droits civils d’abord, qui s’obtinrent contre le code napoléonien tout au long du XIXe puis du XXe siècle, droits politiques ensuite qui, dans ce même temps, gagnèrent un pays après l’autre, puis droits économiques que l’institution européenne, par le traité de Rome et les directives qui s’ensuivirent, légitima, et droits familiaux, enfin, depuis les cinquante dernières années, cette égalité domestique que les penseurs du politique redoutaient tant. Pas de démocratie familiale, danger potentiel du contrat social : Rousseau, Tocqueville, Proudhon, Alain le dirent chacun à leur façon…
La loi ne suffit pas pour transformer les choses
Aujourd’hui commence une nouvelle époque, celle qui fait le bilan de ces deux siècles, celle qui reconnaît, mais elle le savait d’avance, que le formel ne fait pas le réel, que la loi ne suffit pas pour transformer les choses… L’irruption du mouvement #metoo pourrait bien en être la suite logique, manière de sortir de cette impasse. Cet événement est historique, au sens fort du terme. Les droits et les lois sont insuffisants ? Alors les corps, comme corps collectif, se rebellent et se remettent au centre de la question démocratique.
Pendant les quatre derniers siècles on a longuement débattu de l’existence, des limites ou des débordements de la raison des femmes. Cette raison, lieu symbolique de l’égalité, fut l’enjeu principal. Le corps des femmes indiquait l’autre enjeu, celui de la liberté. Ainsi on légiféra sur le divorce, la contraception et l’avortement, le viol, les sexualités et ses orientations.
Or, aujourd’hui, il s’agit de bien plus qu’une somme de libertés individuelles, car les corps disciplinés et mis à disposition par l’implicite du contrat social se révoltent comme tels, et comme un collectif. A défaut donc de prévoir la fin du patriarcat dont on discute en ce moment, on peut déjà prendre acte d’un événement extraordinaire, la révolte collective des corps.
Révolte politique
Révolution anthropologique, ai-je entendu dire ; non, révolte (voire révolution) politique. L’anthropologique ferait croire à un changement de civilisation alors qu’on commence tout juste à ébranler la hiérarchie des sexes, dans un système social où les multiples dominations se re-fabriquent sans cesse, races et classes comprises.
Alors ébranler, rendre fragile l’ordre actuel ? Ce n’est pas simple. Le capitalisme moderne peut absorber l’émancipation des femmes, comme partisanes ou fonctionnaires, sans toucher à la structure phallocratique. Cependant, féminisme et capitalisme ne sont pas pour autant des alliés, car la machine économique contemporaine, tout en soutenant le travail des femmes, veille à ce qu’il ne permette jamais complètement leur indépendance économique. L’emploi partiel, le congé maternel empêchent toujours l’autonomie, clé nécessaire à toute femme libre, clé unique pour toute fin du patriarcat.
J’ai coutume de dire que le féminisme vient souvent à contretemps d’autres luttes et utopies. Accepter ce contretemps permet la lucidité, lucidité propre à un avenir. La pureté de la lutte politique n’existe pas, ici comme ailleurs. Quand on accuse le féminisme de se tromper de chemin, d’accepter l’inacceptable d’un système économique, comme de détruire l’organisation naturelle de la reproduction des humains (PMA par exemple), on refuse de voir que ce mouvement politique appartient à l’histoire, et non à l’ordre immuable des choses.
La race, le sexe sont des facteurs discriminants
Cette affaire n’est donc pas anthropologique mais bien politique. Alors, ni début ni fin de cette domination patriarcale qui semble résister aux concepts de notre démocratie contemporaine, égalité et liberté. Oui, il faut convoquer le contrat social ainsi que le capitalisme et les confronter au rêve d’émancipation des femmes devenu action politique. Et ce n’est pas parce que les frères ont remplacé les pères après le temps de la Révolution que la hiérarchie entre les sexes cesse.
La fratrie de nos républiques ne nous rend pas la vie facile et c’est pourquoi le mot « fraternité » choque de plus en plus nos oreilles. Reste à mettre en lumière, si ce n’est un invariant, une constante de la relation entre les sexes, avec un mot important, celui de « sexisme ». Néologisme des années 1960, on entend tout de suite sa parenté avec le racisme. La race, le sexe sont des facteurs discriminants dans une société. La discrimination est ce qui sépare, mais surtout la discrimination s’autorise de la disqualification, d’un sexe, d’une race.
Qu’est-ce que la disqualification ? C’est bien une différence de qualité, une « différence de substance », dirait Aristote. Une femme n’est pas de la même qualité qu’un homme, on le constate si bien dans la vie courante, familiale ou non, professionnelle ou non. Le sexisme précède toute organisation et institution sociale, c’est pourquoi il me surprend si souvent, à chaque anecdote de la vie quotidienne.

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