Une partie des fonds européens d’aide publique au développement sert en réalité à aider les pays de transit à bloquer les réfugiés, et non à lutter contre la pauvreté explique dans sa chronique l’économiste Thibault Gajdos.
LE MONDE ECONOMIE | | Par Thibault Gajdos (Chercheur au CNRS)
Tendances France. Depuis quelques mois, une petite musique persistante se fait entendre : il faut être implacable, mais généreux ; refouler impitoyablement les personnes qui tentent de venir en Europe, mais aider davantage les pays les plus pauvres. C’est Emmanuel Macron promettant devant l’ONU en 2017 de porter à 0,55 % du PIB l’aide publique au développement, mais condamnant il y a quelques jours les ONG portant secours aux naufragés en Méditerranée. C’est Laurent Wauquiez, déclarant le 28 juin : « Il faut que les navires ramènent les migrants sur les côtes dont ils sont originaires et il faut une aide au développement du côté africain. » Ce discours repose sur le raisonnement suivant : si les conditions de vie dans les pays les plus pauvres s’améliorent, leurs habitants auront moins de raisons de les quitter.
Raisonnement apparemment imparable… mais faux.
Car on sait, depuis le début des années 1970 et les travaux du géographe américain Wilbur Zelinsky (1921-2013), qu’il existe une relation « en U inversé » entre migration et développement. Jusqu’à un certain stade, le taux d’émigration augmente avec le niveau de développement d’un pays ; puis cette relation se stabilise avant de s’inverser.
Processus d’accumulation de l’émigration
L’économiste Thu Hien Dao et ses collègues ont analysé les flux migratoires vers les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) entre 2000 et 2010 (« Migration and Development : Dissecting the Anatomy of the Mobility Transition », Journal of Development Economics, n° 132, mai 2018).
Ils ont mis en évidence trois explications principales à cette relation à première vue paradoxale entre développement et migrations.
Tout d’abord, le niveau de qualification de la population augmente à mesure qu’un pays se développe. Or, les personnes qualifiées sont celles qui ont la plus forte propension à émigrer. Cela explique entre un tiers et la moitié de la relation croissante entre développement et émigration.
En second lieu, les inégalités et les revenus tendent à s’accroître dans les phases initiales de développement, augmentant le niveau d’aspiration et les capacités des plus pauvres à émigrer, ce qui explique environ un quart du phénomène.
Enfin, il est plus facile de rejoindre un pays où se trouvent déjà des compatriotes, ce qui conduit, jusqu’à un certain point, à un processus d’accumulation de l’émigration. Ce mécanisme explique environ 30 % de la relation croissante entre développement et émigration.
La stratégie de l’Union européenne
Thu Hien Dao a estimé à 6 000 dollars le revenu annuel par habitant à partir duquel une augmentation du PIB d’un pays entraînait une diminution de son taux d’émigration. Sachant que deux tiers de la population mondiale vit dans des pays situés sous ce seuil, il n’est guère raisonnable d’espérer qu’une politique de développement permette de réduire les flux migratoires à court terme.
C’est ce que confirme une étude d’Axel Dreher qui a analysé l’impact de l’aide versée à 141 pays pour contrôler les flux de réfugiés entre 1976 et 2013 (« Does Aid Help Refugees Stay ? Does Aid Keep Refuggees Away ? », CEPR Discussion Paper, février 2018). Résultat : le nombre de réfugiés quittant un pays n’a aucun lien avec l’ampleur de l’aide qu’il reçoit.
En revanche, le flux de réfugiés provenant d’un pays diminue de 30 % lorsque l’aide reçue… par ses voisins augmente d’un point de pourcentage. L’explication est simple : une part importante de « l’aide humanitaire » consiste en réalité à aider les pays frontaliers des régions en crise à renforcer leurs capacités à bloquer les flux de réfugiés. Cette stratégie est exactement celle décidée par l’Union européenne lors du sommet Europe-Afrique de La Valette en 2015, et confirmée lors du sommet européen des 28 et 29 juin sur la question migratoire.
Une partie des fonds européens d’aide publique au développement sert en réalité à aider les pays de transit à bloquer les réfugiés, et non à lutter contre la pauvreté. C’est donc la double peine pour les réfugiés : non seulement l’Europe refuse de les accueillir, mais elle détourne l’aide au développement pour les contraindre à rester en Afrique.
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