mardi 10 juillet 2018

Des apprentis médecins en immersion dans la « vraie vie », pour favoriser l’empathie

Sorbonne Université envoie depuis 2012 ses étudiants en médecine se frotter aux réalités des femmes violées et des sans-abri, en immersion dans des associations et en maraude avec le Samu social.
LE MONDE  | Par 

SIMON LANDREIN
Paul se souvient en avoir pris « plein la figure ». « Une femme a expliqué que cela fait trois fois qu’elle va à la gendarmerie se plaindre d’agressions sexuelles, et qu’il ne se passe rien… J’étais à des années-lumière de me rendre compte de l’horreur que certaines vivent », raconte cet étudiant en 4e année de médecine à Sorbonne Université, à Paris. Casque sur les oreilles, il a écouté, durant une demi-journée, les appels reçus sur le numéro vert Viols femmes informations (0-800-05-95-95) par les salariées du Collectif féministe contre le viol (CFCV). Et ainsi appréhendé une réalité dont il ne soupçonnait pas l’ampleur : une femme sur six a subi ou subira des violences sexuelles au cours de sa vie.
En ce matin d’été, le soleil entre à flots dans le local de la permanence téléphonique du CFCV. Carole, apprentie médecin, écoute Lucie répondre à la mère d’une jeune femme agressée par un voisin : « Il y a des phrases toutes simples qui peuvent aider votre fille : lui dire “je te crois”. Et aussi : “Quelles que soient les circonstances, tu n’es pour rien dans ce que cet agresseur a commis”, explique l’écoutante. Essayez de valoriser tout ce qu’elle a déjà fait – se confier, c’est énormément de courage. Pour l’instant, elle n’a pas pu porter plainte, il n’y a aucune pression à mettre. »

« Un rôle génial à jouer »
Une fois le téléphone raccroché, Carole remercie Lucie et l’interroge sur l’échange qui vient de se dérouler. « Comme médecin, vous avez un rôle génial à jouer », l’encourage l’écoutante. Le médecin, poursuit-elle, est le premier recours des victimes ; il peut aussi contribuer à libérer la parole, en demandant à chaque patient, quel que soit le motif de sa visite, s’il a subi des violences. Et si l’un d’eux est choqué ? « Vous pouvez lui répondre : “Vous savez, je pose la question à chacun de mes patients”, car c’est très fréquent et qu’il n’y a pas de profil de victime. »
Carole est aussi sensibilisée à la possibilité d’établir un certificat médical, « même s’il n’y a pas de traces de violences physiques, pour dire “la patiente nous confie que”… Ce sera très utile s’il y a une procédure en justice ». L’étudiante se voit aussi rappeler l’obligation, qui s’impose à toute personne adulte, y compris dans son travail, de signaler des violences commises envers les mineurs de moins de 15 ans et les personnes fragilisées. « Y compris sans leur consentement ? » Oui, répond Lucie, qui propose à la future médecin une façon de s’en expliquer auprès d’une personne concernée.
Sorbonne Université n’a pas attendu l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo pour lancer des immersions au CFCV. Elles ont commencé en 2012 : le vice-doyen de la faculté de médecine chargé des formations, Alexandre Duguet, a appelé ce numéro Vert historique, et lui-même tenté l’expérience, avant de progressivement l’étendre à chaque promotion de 4année, soit 400 étudiants – 83 % des étudiants en médecine s’estimaient insuffisamment formés sur ces thématiques, rappelle une thèse de médecine (Violences sexuelles et formation médicale initiale,Gaëlle Auber, 2014).
DANS LE BILAN QUE LES ÉTUDIANTS DOIVENT ÉCRIRE APRÈS CHAQUE IMMERSION, CERTAINS PARLENT D’UNE « CLAQUE »
« Le vice-doyen nous avait expliqué sa démarche dès son discours de rentrée aux étudiants de 2e année : former de meilleurs médecins, qui apprennent à écouter », se souvient Alice. Quelques mois plus tard, toute sa promotion passait, à tour de rôle, une demi-journée à la permanence téléphonique de SOS-Amitié. Sont également organisés, tout au long du cursus, des cours, des simulations et des examens consacrés à la relation de soins. « Comme pneumologue, tabacologue et ancien réanimateur, je mesure l’importance d’améliorer la communication entre médecins et malades, et entre soignants », explique Alexandre Duguet. Il a aussi lancé des « focus groups », lors desquels patients et apprentis médecins confrontent leur vécu – et leurs préjugés – concernant le handicap, l’obésité, les maladies mentales ou les addictions…
S’y ajoutent, en 4e année d’études, l’immersion au CFCV, ainsi qu’une nuit de maraude avec le Samu social, à la rencontre des sans-abri qui vivent dans les rues de Paris. Carole l’a effectuée voici deux mois. « C’était très intéressant. Mais il faisait froid, il pleuvait, je me suis sentie désemparée face au manque de solution. Au CFCV, j’apprécie que l’on me donne des outils. »Alyssa, qui a effectué récemment cette nuit de maraude, en garde pour sa part quelques enseignements utiles : « On a rencontré un SDF qui venait de sortir d’un séjour à l’hôpital. Cela m’a fait penser qu’à l’avenir, si j’ai besoin de garder le contact avec un tel patient, je pourrai passer par le Samusocial. »
« Changer de regard »
Lors de son lancement, en 2009, cette innovation pédagogique n’est pas allée de soi. « J’ai eu du mal à l’imposer : on me disait que ce n’était pas de la médecine, raconte le professeur Duguet.Mais cela permet aux étudiants de changer de regard, de développer leur empathie, alors qu’eux-mêmes n’en reçoivent pas dans leurs études, et n’y sont pas formés. »
Il faut encore vaincre la réticence de certains apprentis médecins. Paul se souvient d’être allé au CFCV « un peu à reculons »,craignant « d’être stigmatisé en tant qu’homme ». D’autres étudiants tournent ces expériences en dérision, ou ont le sentiment d’y perdre leur temps – surtout si le téléphone a peu sonné lors de leur immersion. Alice, de son côté, regrette que celle au CFCV soit elle aussi obligatoire, « à moins de s’en expliquer auprès du vice-doyen. Cela peut être douloureux pour celles et ceux qui auraient eux-mêmes été confrontés à des violences sexuelles ».
« C’est remuant, confrontantmais dans un cadre bienveillant, justifie le professeur Duguet. Faire l’expérience de la solitude, des violences faites aux femmes et de la précarité est beaucoup plus fort pour apprendre que d’en avoir une connaissance théorique. »Dans les quelques lignes de bilan qu’il demande aux étudiants d’écrire après chaque immersion, certains parlent d’une « claque ». Et la plupart les jugent utiles. « Plus on connaît son patient, son entourage, ce qu’il a vécu, mieux on peut le soigner », salue ainsi Carole. Pour elle, « il y a un ressenti des patients, selon lequel les médecins ne les laissent pas s’exprimer. C’est à nous de leur en donner l’occasion ».
« Leçon d’humilité »
Alice partage ce sentiment. « Lors de ma demi-journée à SOS-Amitié, il n’y avait pas eu beaucoup d’appels. Mais c’est une façon de nous sensibiliser à la solitude et à la dépression, des facteurs qui influent sur la santé. C’est également une leçon d’humilité : c’est très dur d’écouter sans pouvoir rien faire pour la personne. Mais on se rend compte que déjà l’écouter, c’est beaucoup. »
La réforme des études de santé annoncée jeudi 5 juillet par le gouvernement semble faire écho aux efforts de Sorbonne Université, et d’autres facultés, en faveur d’une médecine plus empathique : les très théoriques « épreuves classantes nationales » de 6e année, qui déterminent, selon son rang d’arrivée, le choix de sa spécialité et son lieu d’internat, vont être remplacées par diverses évaluations, portant notamment sur les « compétences relationnelles » des étudiants.

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