vendredi 1 juin 2018

«L’intelligence artificielle a déjà un impact sur le vivant»

Par Erwan Cario — 

Sur le stand France biotech de Sanofi, lors du Salon des nouvelles technologies numériques, à Paris, samedi.
Sur le stand France biotech de Sanofi, lors du Salon des nouvelles technologies numériques, à Paris, samedi.Photo Marc Chaumeil


Selon François Jouen, spécialiste de la cognition humaine et artificielle, si notre cerveau est à l’origine des évolutions technologiques, elles le façonnent tout autant en retour.

Les grandes innovations technologiques qui se suivent à un rythme effréné sont souvent issues des cerveaux les plus brillants de la planète. Mais, pour François Jouen, qui travaille entre autres sur le développement du cerveau des nourrissons, ce n’est pas une relation à sens unique. La technologie elle-même a toujours fait évoluer la cognition. Cette relation symbiotique façonne nos capacités cérébrales. Le chercheur donnera une conférence jeudi prochain sur le sujet, à l’occasion des 150 ans de l’Ecole pratique des hautes études (lire ci-contre), où il codirige l’unité de recherche Cognition humaine et artificielle.
De quoi parle-t-on quand on parle de «cognition» ?
C’est justement quand on cherche à la définir que les ennuis commencent. Dans le langage courant, la cognition a remplacé l’intelligence, et c’est un mot fourre-tout, un concept parapluie, qui ne veut pas dire grand-chose. On peut établir que ça décrit les processus mentaux qui se rapportent à la connaissance, mais on n’a pas beaucoup avancé. La définition classique de la psychologie cognitive renvoie au langage, à la mémoire, au raisonnement, à l’apprentissage, à la prise de décision, etc. Cette définition a pas mal de défauts. D’une part, elle est centrée sur l’humain, et on oublie la condition animale, ce qui est dommage. D’autre part, il y a cette idée implicite, cartésienne, du dualisme entre le corps et l’esprit. On s’intéresse aux processus mentaux de haut niveau. Mais on oublie que la cognition, c’est surtout une association de processus de bas et de haut niveaux.
Quelle est alors votre définition ?
Elle est très minimaliste : c’est la capacité qu’a un système à intégrer à son fonctionnement les effets de l’environnement en réponse à sa propre activité. En gros, c’est donner du sens à son univers. Il y a deux corollaires à cette définition. Le premier, c’est que la cognition est incarnée, le système de cognition est référencé au corps. On le constate avec la verticalisation, quand l’homme s’est mis debout. Cette posture verticale a changé le mode de locomotion, le volume crânien, a modifié la face, et a permis la libération de la main qui est, en soi, la première technologie. Le deuxième corollaire, c’est que la cognition est située dans un milieu. Le milieu, c’est le rapport qu’un système va entretenir avec son environnement pour se l’approprier. Ça se constate sur la perception que nous avons des horizontales, des verticales et des obliques. Lorsqu’on effectue des tests, les deux premières sont détectées plus rapidement. Ce n’est pas lié à la rétine, ni à l’optique de l’œil, ça se joue dans le cerveau qui a grandi dans un environnement où les lignes horizontales et verticales sont plus importantes. Il faut donc comprendre comment ce milieu va modifier le rapport cognitif vis-à-vis de lui, aux niveaux physiologique, linguistique et adaptatif.
On a tendance à considérer que les évolutions technologiques sont le fruit de l’intelligence humaine, mais vous établissez aussi une relation dans l’autre sens…
Oui. La cognition permet le développement de la technologie, mais la cognition dépend aussi de la technologie. Les premiers outils nous ont permis de mieux nous nourrir, et d’augmenter nos capacités cognitives. Parfois, aussi, la technologie devance la cognition, comme avec les couleurs. La perception des couleurs par l’œil, décomposées en bleu, rouge et vert, a été utilisée dans la photographie bien avant qu’on découvre sa cause physiologique et la présence de cônes spécialisés dans notre rétine.
On entend beaucoup parler de l’augmentation de l’homme par la technologie…
Ça a toujours été le cas ! On est déjà un homme augmenté quand on porte une paire de lunettes.
Quand on parle de cognition et de technologie, on pense forcément à l’intelligence artificielle (IA), à ses progrès fulgurants, et à ses limites actuelles…
Oui, l’IA est très performante, mais elle est très spécialisée. J’explique souvent à mes étudiants que le système artificiel le plus sophistiqué qu’on ait construit aujourd’hui est plus bête qu’un bébé de 3 jours. Il ne possède pas cette capacité de généralisation des apprentissages qu’ont les systèmes vivants. C’est lié au nombre monumental de connexions neuronales qu’on a à la naissance, et à notre système qui va se construire en fonction de l’environnement. Quand on naît, la répartition de ces connexions, qu’on appelle la «synaptogenèse», est pratiquement uniforme sur l’ensemble du cortex, et c’est notre relation à l’environnement qui va influencer l’architecture de notre système cérébral. Les systèmes d’IA ne possèdent pas ces capacités génératives liées à l’apprentissage.
On sait que l’intelligence artificielle s’inspire souvent des travaux des sciences cognitives, mais ça va aussi dans l’autre sens…
C’est effectivement une relation qui est biunivoque. Le jour où on aura des systèmes d’intelligence artificielle qui commenceront à avoir des propriétés relativement proches du fonctionnement humain - dont on ne connaît finalement pas grand-chose - on le comprendra sans doute mieux. Mais, comme les autres technologies avant elle, l’intelligence artificielle a déjà un impact sur le vivant. Il y a des programmes qui permettent de trouver les foyers épileptiques des patients et de leur fournir une thérapie personnalisée. C’est un effet immédiat d’une technologie sur le vivant. Comme pour les inventeurs du silex taillé qui ont permis d’atteindre plus de proies, ce qui a augmenté la taille du cortex par l’apport de protéines. On est toujours dans ce même processus.
Est-ce une évidence pour vous qu’un jour, les machines penseront ?
Oui, c’est évident. La généralisation de l’apprentissage, l’intégration de l’environnement, il n’y a pas de raison que ça n’arrive pas. Le gros problème des réseaux de neurones, ça a longtemps été de savoir comment on transmettait le message d’erreur lors de l’apprentissage. On a aujourd’hui des systèmes qui sont beaucoup plus plausibles physiologiquement. Ça change la donne. C’est pour ça que je m’intéresse au développement de l’embryon. On a de très jolis modèles d’apprentissage qui sont extrêmement simples, précoces et efficaces.
L’inspiration biologique, c’est la meilleure piste pour vous ?
C’est la plus évidente, mais ce n’est qu’une voie parmi d’autres. Sur le plan de la pensée, c’est plus simple de chercher à reproduire le fonctionnement humain. Je suis cependant persuadé que dans quelque temps, on aura des systèmes cognitifs artificiels qui auront des propriétés radicalement différentes.
La technologie a connu ces dernières décennies une croissance sans précédent, est-ce que ça ne va pas trop vite pour qu’on puisse vraiment s’adapter ?
Non, c’est toujours la même chose. D’autres inventions, comme le chemin de fer, ont déjà eu un impact considérable. On se demandait déjà à l’époque si transporter des gens à une si grande vitesse n’allait pas les rendre complètement dingues. L’inquiétude face aux évolutions technologiques a toujours existé. Il y a une sorte de résistance naturelle face à cette accélération. On le voit sur l’utilisation des smartphones et des tablettes chez les petits. Mais cette évolution conjointe peut encore une fois s’observer avec la surreprésentation du pouce dans le cortex des jeunes générations, qui est liée au fait qu’ils saisissent leurs messages avec ce doigt. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, on intègre des changements technologiques d’une génération à l’autre, ce qui est inédit.


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