vendredi 15 juin 2018

«LES NAUFRAGÉS», GALÈRE À VIF

Par Gilles Renault envoyé spécial à Lyon  14 juin 2018 

En adaptant l’essai de Patrick Declerck sur le quotidien des SDF, Emmanuel Meirieu illumine les Nuits de Fourvière.

Le comédien Patrick Cottrelle interprète avec maîtrise ce monologue qui porte haut l’étendard de l’indignation.
Le comédien Patrick Cottrelle interprète avec maîtrise ce monologue qui porte haut l’étendard de l’indignation. Photo Loll Willems
Si un site symbolise les Nuits de Fourvière, qui ont désamarré le 1er juin une édition 2018 aussi dense qu’à l’accoutumée (lire ci-contre), c’est bien celui du théâtre antique. Chaque soir ou presque, le public afflue ainsi sur les hauteurs de Lyon, où les imposants vestiges archéologiques font une cure de jouvence, souvent à base de décibels, à l’instar du concert de LCD Soundsystem, mardi, sous une pluie battante.

Clapotis
Une fois n’est pas coutume, il faut néanmoins filer à l’autre bout de la préfecture du Rhône, dans le quartier de Gerland, pour débusquer cette année un des spectacles du festival qui feront date. En préparant ses Naufragés, coproduit avec la Comédie Odéon, le metteur en scène Emmanuel Meirieu, qui souhaitait un hors les murs, est tombé sur la Halle Debourg. Un vaste hangar sans cachet particulier qui, autrefois, avait servi de gare de triage et d’entrepôt où les pompiers stockaient leurs camions de collection. Aussi, le dock décati ressuscite-t-il ces soirs-ci, sous la forme d’un «théâtre» aux volumes suffisamment extraordinaires pour y avoir fait rentrer 205 tonnes de sable importé des bords de Saône et réparti sous forme de monticules. Plus un vieux gréement de 1955 - offert par un habitant de la Drôme -, rafiot déchu qui, sans cette reconversion aussi tardive qu’inattendue en élément de décor, allait finir ses jours en bois de chauffage. Et même l’inexorable clapotis des vagues que l’on voit lécher la plage, souillée par des immondices - canettes vides, chaise, diable, carcasse de voiture.

La cadre planté tel quel, et rehaussé par un non moins formidable et méticuleux travail (signé Emmanuel Meirieu et Seymour Laval) sur les lumières et la vidéo - qui va annexer aussi bien les parois de l’édifice que les voiles blanches du bateau -, il émane de l’antre une atmosphère spectrale d’échouage aussi explicite que le titre de l’œuvre, lui, opère par métonymie. Car ces Naufragés-là sont juste nos semblables, communément dénommés clochards, ou SDF, ici ramassés par le Samu social et transférés, le temps d’un rafistolage, au Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre. Un cul-de-basse-fosse de la civilisation, «cinq étoiles au Michelin de la désespérance» où, du début des années 80 à la fin des années 90, Patrick Declerck a effectué divers séjours en qualité d’ethnographe et de psychanalyste, et dont il a tiré en 2001 un essai devenu best-seller.
Pénombre
De cette enquête de terrain, aussi posément clinique («l’hypothermie commence par une phase dite agressive…»)qu’inévitablement empathique - jusqu’à se focaliser sur la figure du défunt Raymond, apparié à Puck, le lutin du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare -, Emmanuel Meirieu tire aujourd’hui un (presque) seul en scène. Interprété avec maîtrise par Patrick Cottrelle qui, pieds nus, pantalon et chemise souillés, fait penser dans la pénombre au comédien Olivier Gourmet, le monologue porte haut l’étendard de l’indignation, sans jamais chavirer dans une pleurnicherie que, déjà, l’auteur réprouve à l’évidence. Après De beaux lendemains, d’après Russell Banks, et Mon Traître, qui contractait deux romans de Sorj Chalandon, voici donc le dramaturge lyonnais imprégné de Michel Foucault et des grands penseurs stoïciens, qui continue d’investiguer les anfractuosités d’une humanité valétudinaire.

A l’épilogue, poignant là où tout autre réglage aurait pu le faire basculer dans la gaucherie, un texte s’inscrit sur la pierre. Traduction de la chanson de Tom Waits, No One Knows I’m Gone, il dit notamment : «La pluie fait un bruit délicieux pour ceux qui sont six pieds sous terre.» Tandis qu’à l’extérieur, bonus scénographique inescompté, on entend le déluge s’abattre sur la ville.


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