vendredi 22 juin 2018

Les chimères homme-animal des apprentis fermiers californiens

Aux Etats-Unis, des scientifiques cherchent à développer des foies et des pancréas humains dans des animaux, dans l’espoir de pouvoir les transplanter aux demandeurs de greffes.
LE MONDE ECONOMIE Par 
FANNY MICHAELIS
Rien ne distingue cette ferme des propriétés voisines. Un bâtiment ocre posé au milieu des pâturages, une série d’enclos ombragés par de grands arbres et sous un auvent en bois, une vingtaine de moutons grisâtres broutant nonchalamment leur fourrage. Ce paisible coin de Californie est cependant l’un des terrains d’expérimentations les plus intrigants des Etats-Unis.
Dans cette exploitation, propriété de l’université de Californie à Davis (UC Davis), près de Sacramento, des scientifiques ambitionnent de créer des « chimères ». Dans la mythologie grecque, ce mot désigne des monstres mi-lion, mi-chèvre, mi-serpent. Les créatures fantastiques qui sont inventées ici sont des moutons et des cochons dotés d’organes humains. Grâce à de nouveaux « outils » comme Crispr, le célèbre « ciseau » à ADN, et aux progrès de la recherche sur les cellules souches, cultiver des foies et des pancréas humains semble une piste prometteuse pour faire face à la pénurie d’organes dans le monde.

Rien qu’aux Etats-Unis, 118 000 patients sont sur liste d’attente, et 8 000 ne vivront pas assez longtemps pour bénéficier d’une greffe. En France, la liste compte près de 24 000 personnes, pour environ 6 000 greffes annuelles, comme le rappelle l’Agence de la biomédecine à l’occasion du lancement vendredi 22 juin d’une campagne de sensibilisation au don.
Arpentant la ferme en tenue décontractée, pantalon de toile et chemise à carreaux, le docteur Pablo Ross se fond dans le paysage agricole. Vétérinaire d’origine argentine, il a piloté les premières expériences de chimères « homme-animal », en collaboration avec deux équipes californiennes, celle de l’Espagnol Juan Carlos Izpisua Belmonte au Salk Institute, près de San Diego, et celle du Japonais Hiromitsu Nakauchi, à l’université Stanford, près de San Francisco. « Les moutons que vous voyez ici ne sont pas des chimères », tient-il à préciser en souriant.
Créer des animaux « humanisés » apparaît simple sur le papier : il « suffit » d’injecter dans un embryon de mouton des cellules souches humaines et, après quelques jours, de procéder à l’implantation dans la brebis « hôte ». Influencé par ce double héritage génétique, l’animal doit – en théorie – développer des organes composés de cellules des deux espèces. A ce jour, personne ne sait cependant dans quelle mesure ce serait le cas : pour des raisons éthiques, le développement des embryons est arrêté après vingt-huit jours, et les scientifiques doivent donc se contenter d’observations limitées.
Un pancréas pour les diabétiques
Dévoilés en février 2018 lors de la conférence annuelle de l’American Association for the Advancement of Science (AAAS), les résultats des expériences du docteur Pablo Ross sur les ovinsmontrent que les cellules humaines contribuent bien au développement de l’animal, mais leur nombre est limité : 1 cellule sur 10 000. Publiés en 2017, les résultats d’une autre expérience menée avec des cochons suggéraient une contribution encore plus faible, de l’ordre d’une cellule sur 100 000.
« Obtenir un organe ainsi paraît très improbable », reconnaît le docteur Pablo Ross, qui teste maintenant la performance d’autres lignées de cellules souches avec l’objectif d’accroître le pourcentage de cellules humaines dans l’animal. « A ce stade, cela reste très empirique », ajoute le scientifique.
Situé à quelques minutes de l’étable où les apprentis fermiers de l’université apprennent à s’occuper des vaches, son laboratoire travaille également sur une nouvelle génération d’animaux hôtes. Une glacière à la main, un laborantin vient de rapporter d’un abattoir voisin la récolte du jour, des ovules de vaches qui seront fécondés in vitro.
Dans cette mini-clinique, les scientifiques créent tout au long de l’année des embryons génétiquement modifiés à des fins d’expériences. Le plus prometteur dans la perspective de créer des organes humains est un mouton dont le gène connu sous le nom de code PDX1 a été inactivé. Cette altération bloque la genèse de son pancréas, l’organe où est fabriquée l’insuline, l’hormone qui régule le taux de sucre dans le sang et qui fait défaut aux personnes diabétiques.
« Nous n’en sommes qu’au tout début »
En injectant dans l’embryon des cellules souches humaines intactes, les chercheurs font l’hypothèse que l’animal développera un pancréas humain. L’organe – ou du moins des îlots de cellules – pourrait alors être transplanté. « Nous n’en sommes qu’au tout début. Nous devons encore faire des découvertes majeures pour que cela marche, mais je suis convaincu que cela vaut la peine de continuer », poursuit Pablo Ross.
Professeur à Stanford, son confrère Hiromitsu Nakauchi est l’autre cerveau de l’expérience. En 2010, ce scientifique japonais a démontré qu’il était ainsi possible de générer un pancréas de rat dans une souris dont le gène PDX1 avait été rendu « silencieux ». Invité à rejoindre la prestigieuse université de Palo Alto en 2014, il a depuis démontré que l’expérience inverse était aussi concluante (un pancréas de souris dans un rat) et qu’il était possible de faire la même chose avec d’autres organes comme le foie ou les reins. Enfin, une nouvelle série d’expérimentations publiées en 2017 dans la revue Nature a apporté la preuve que des souris diabétiques pouvaient être soignées grâce à des pancréas de souris « cultivés » dans des rats.
Installé dans un élégant édifice de pierre et de verre, le laboratoire d’Hiromitsu Nakauchi se situe à deux pas de l’école de médecine de Stanford, où l’on célèbre cette année le 200e anniversaire de la publication de Frankenstein. Plus loin, l’hôpital universitaire où, peut-être un jour, des patients seront transplantés avec un organe humain issu d’un animal.
« Cela marche avec des espèces proches d’un point de vue de l’évolution et de la taille », souligne le scientifique en rappelant que les rats et les souris ne sont distants « que » de vingt-quatre millions d’années sur l’échelle de l’évolution. Avec des espèces plus lointaines, comme l’homme et le cochon séparés par quatre-vingt-dix millions d’années, cela s’avère plus incertain.
Bientôt des chimpanzés humanisés ?
« Il n’y a que six millions d’années entre l’homme et le chimpanzé, donc je suis sûr à 100 % que si on m’y autorisait, je pourrais créer une chimère mi-chimpanzé-mi homme. Qui sait ? Il serait possible d’obtenir un singe avec un visage humain », indique le professeur Nakauchi. « Rien ne l’interdit : aux Etats-Unis, du moment que vous le payez de votre poche, tout est possible. Mais il est beaucoup trop tôt pour faire ça », ajoute le chercheur, dont les travaux sont en grande partie financés par les contribuables californiens. Selon lui, le chimpanzé n’est de toute façon pas un hôte idéal compte tenu du temps qu’il lui faut pour atteindre une taille adéquate : quatre ans contre neuf à dix mois pour les cochons ou les moutons.
L’une des difficultés pour les scientifiques est de tracer les cellules humaines dans l’animal. « Les cellules étrangères contribuent de façon différente à la formation des organes de l’animal hôte. Les poumons, les intestins les intègrent, tandis que le cerveau, le cœur ou le foie les rejettent. On ne sait pas exactement ce qui se passe », souligne le chercheur en montrant sur son écran l’image fictive d’un cochon avec des traits humains.
Selon lui, il faudra au moins encore cinq à dix ans de recherches pour créer un mouton doté d’un pancréas adapté à la transplantation. Prometteurs, ses premiers succès sont aussi controversés : le NIH, l’agence gouvernementale américaine qui supervise la recherche biomédicale, a annoncé en 2015 qu’elle ne financerait plus les recherches sur les chimères homme-animal.
Dans ce domaine, chaque pas en avant soulève de nouvelles questions éthiques. A vingt minutes à pied du laboratoire d’Hiromitsu Nakauchi, Hank Greely s’est amusé à inventer des scénarios fictifs pour voir où ces recherches pourraient conduire l’humanité. « D’un côté, tout le monde veut trouver des thérapies, de l’autre, personne ne veut créer un chimpanzé ou une souris qui dise “Hey, je suis Mickey !” », plaisante ce professeur de droit à la Stanford Law School et auteur de nombreuses publications en bioéthique. Selon lui, trois écueils guettent les chercheurs : « Brain, balls, and beauty. » Autrement dit la contribution de cellules souches humaines à la formation du cerveau, des gamètes ou de l’apparence de l’animal. « A partir du moment où certaines caractéristiques humaines apparaissent, c’est un problème. Or comment le savoir ? », interroge le professeur Greely.
Ce juriste au bureau peuplé d’affichettes de super-héros rappelle que la barrière des espèces a été franchie depuis longtemps dans la plus grande indifférence. Moins spectaculaires que les créatures du docteur Pablo Ross, les chimères sont déjà au cœur de la recherche biomédicale. « On implante depuis des décennies des cellules cancéreuses humaines dans des rongeurs pour les étudier. Personne ne s’en soucie ! C’est bien plus facile de faire des recherches chez les animaux que chez les humains », constate le juriste. Au-delà de leur intérêt pour pallier la pénurie d’organes, ces chimères pourraient donc être des super-animaux de laboratoire permettant de tester des hypothèses et des thérapies de façon bien plus précise.

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