samedi 2 juin 2018

Laurence Brunet : « Il faut inventer de nouvelles figures de parentalité »

Pour la juriste, les réticences françaises envers la gestation pour autrui viennent de la façon dont notre législation, s’inspirant du droit romain, définit le père et la mère.
LE MONDE IDEES  | Propos recueillis par 

JESSY DESHAIS
Laurence Brunet est chercheuse associée à l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (université de ­Paris-I). Elle a coordonné, en 2013, une étude juridique commanditée par le Parlement européen sur la gestation pour autrui (GPA) dans l’Union européenne.
La GPA suscite en France une grande réticence, notamment parce qu’elle dissocie les deux figures réunies dans la maternité « classique » : la mère d’intention, qui accueillera l’enfant à la naissance, et la gestatrice. Comment expliquez-vous que cette figure se soit imposée sans difficulté au Royaume-Uni, au Canada, en Israël ou aux Etats-Unis, et qu’elle ait tant de mal à être acceptée en France ?
Si la figure de la mère d’intention est si difficile à concevoir en France, c’est que les droits d’inspiration romaine comme le droit français reposent depuis des millénaires sur l’idée que la mère est « toujours certaine » – c’est le sens de l’adage latin « mater certa semper est ». Au regard de la loi française, elle est désignée non par un acte juridique, mais par l’accouchement.
Les deux mille ans de chrétienté dont nous sommes les héritiers ont consolidé cette vision naturaliste : en France, la maternité est considérée comme une essence. Dans les creux de la jurisprudence du XIXe siècle, les choses étaient parfois plus subtiles, mais ni la loi ni le contrat ne peuvent se substituer à cette loi de la nature.

L’adoption plénière institue pourtant une mère d’intention : la mère adoptive. Comment la France en est-elle venue à la reconnaître ?
La seule figure de la maternité d’intention que connaît la France est effectivement la mère adoptive, mais elle a mis des siècles à s’imposer ! L’adoption telle qu’on la conçoit aujourd’hui est en effet très récente : jusqu’au début du XXe siècle, l’adoption n’était pas considérée comme une forme de parenté, mais comme l’établissement d’un héritier légitime.
Au XIXe siècle, ce système, principalement ouvert aux célibataires de plus de 50 ans sans descendant, ne consistait pas à accueillir dans son foyer un enfant privé de famille, mais à prévoir une succession entre deux personnes majeures. C’est Cambacérès (1753-1824), l’un des rédacteurs du code civil français, qui a défendu ce système au début du XIXe siècle : notoirement homosexuel, il était célibataire et n’avait pas d’enfant.
Cette conception a évolué, mais seulement à la fin du XIXe siècle. D’abord, parce que des dizaines de milliers de filles-mères donnaient tous les ans naissance à des bébés qui étaient ensuite abandonnés. Puis parce que la première guerre mondiale a fait beaucoup d’orphelins. La légitimation adoptive a donc été admise à la fin des années 1930 afin de donner une famille à un enfant qui en était dépourvu. Cette procédure était alors réservée aux couples mariés, et prévoyait pour la première fois une coupure avec la famille d’origine.
Il a fallu attendre 1966 pour que la France consacre pleinement ce nouveau modèle et considère l’adoption comme une forme de filiation : depuis cette date, l’adoption plénière fait du couple adoptant les « vrais » parents à l’état civil. On comprend, à la lumière de cette histoire, que la maternité d’intention a été difficile à penser dans un pays comme la France : il a fallu plus d’un siècle et demi pour que le législateur accepte que l’onction du droit puisse remplacer le lien établi par la nature !
En France, la maternité est donc conçue prioritairement comme un lien biologique. Est-ce également le cas de la paternité ?
Non, cette loi de la biologie n’a jamais été imposée aux pères : si la maternité est un fait de nature dans la tradition française, la paternité est une fonction créée par le droit. Parce qu’il a longtemps été difficile, voire impossible, de prouver qu’un homme était le géniteur d’un enfant, le père, pour les règles de droit coutumier comme pour les règles de droit romain, est l’homme qui est désigné par une institution, que ce soit le mariage (le père est le mari de la mère) ou la reconnaissance (le père est l’homme qui reconnaît l’enfant).
La France est allée très loin dans cette idée que la paternité est un engagement libre, et non un lien biologique. Au XIXe siècle, on se moquait ainsi de la vraisemblance : un mari avait beau prouver qu’il était impuissant ou invoquer l’adultère, aucun désaveu de paternité n’était quasiment possible. Cette conception de la paternité s’imposait aussi lorsque le bébé naissait hors mariage : aujourd’hui encore, les hommes peuvent reconnaître n’importe quel enfant, à n’importe quel âge, sans aucune preuve et sans que la mère soit consultée. Au Royaume-Uni ou en Allemagne, ce système discrétionnaire de reconnaissance n’existe pas.
Dans le cas de la gestation pour autrui, il y a une seconde figure maternelle, celle de la gestatrice. Beaucoup d’opposants à la GPA estiment que le fait de porter un enfant et de s’en séparer ensuite peut créer des problèmes psychologiques. Diriez-vous, comme eux, que la gestatrice accepte l’« abandon programmé » de « son » enfant ?
Les études sur la GPA qui ont été menées en Israël, au Canada ou aux Etats-Unis montrent toutes la même chose : les gestatrices se considèrent non comme des mères, mais comme des nounous préconceptionnelles. Elles aident, disent-elles, une femme stérile à devenir mère en participant au développement d’un bébé. Les gestatrices ne considèrent donc pas qu’après la naissance elles abandonnent leur enfant : elles disent qu’elles le « rendent » à leur mère – il leur est d’ailleurs interdit, aux Etats-Unis, de donner leurs ovocytes, ce qui ferait du bébé leur enfant biologique.
Dans un livre publié aux Etats-Unis, Labor of Love [Rutgers University Press, 2016, non traduit], la sociologue Heather Jacobson montre que les gestatrices parviennent à concilier cette tension entre travail et amour. Elles déclarent être très investies dans leur mission, mais elles racontent aussi leur bienveillance et leur attachement envers le bébé qu’elles portent. Dans ce système où il n’y a ni mensonge ni secret, beaucoup maintiennent d’ailleurs des liens avec lui. Les enfants ne se trompent pas dans les places : ils connaissent leur gestatrice, ils ont souvent beaucoup d’affection et de reconnaissance envers elle, mais ils ne les considèrent pas comme leur mère.
Ce système est évidemment nouveau pour nous mais les études scientifiques sont très rassurantes, aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni. Ce dernier pays a adopté une voie pragmatique : depuis 1990, les gestatrices peuvent elles-mêmes autoriser le transfert de l’autorité parentale vers les parents d’intention mais elles peuvent aussi garder l’enfant, car les contrats ne sont pas juridiquement contraignants. Les conflits ayant été très rares, le gouvernement est en train de légaliser cette nouvelle « collaboration procréative ».
Comment, dans ce système, penser la rémunération de la gestatrice, souvent analysée en France comme une marchandisation du corps ?
Les femmes porteuses des Etats-Unis sont petitement rémunérées : pour les neuf mois de grossesse, elles touchent environ 25 000 dollars, soit un cinquième de la somme totale versée par les futurs parents. Au Royaume-Uni, elles reçoivent environ 13 000 euros pour compenser les frais engendrés par la grossesse. En France, on a tendance à diaboliser cette transaction financière en y lisant, de manière un peu simpliste, un mercantilisme effréné, mais elle a une fonction plus complexe : elle permet d’éteindre la dette. Dans une enquête menée aux Etats-Unis, l’anthropologue Delphine Lance montre ainsi que la rémunération permet, symboliquement, que les parents d’intention ne soient pas écrasés par la reconnaissance : chacun est quitte, et donc libre.
J’ai rencontré quelques femmes porteuses dans le cadre de mes travaux : elles ne l’auraient pas fait gratuitement, mais elles disent qu’elles ne l’ont pas fait pour l’argent, qu’elles se sont senties valorisées et qu’elles sont fières de ce qu’elles ont fait – certaines disent même que cette GPA est l’une des choses les plus belles qu’elles aient réalisées. Certaines ont des convictions religieuses qui les poussent vers l’idée du don et du « bien », d’autres le font plutôt dans le cadre d’un contre-don – parce qu’une personne proche, par exemple, a eu des difficultés à avoir des enfants – mais toutes récusent l’étiquette de victime dont on les affuble souvent en France.
Le système français de procréation médicalement assistée est fondé sur l’anonymat du don de sperme et d’ovocyte. Avec la GPA, l’anonymat de la femme porteuse n’est évidemment pas possible. Comment intégrer cette donnée ?
Dans la GPA, l’anonymat est impensable, sauf à en faire un système inhumain : les liens, quels qu’ils soient, tissés entre la gestatrice et les parents d’intention sont absolument nécessaires. La GPA bouscule donc le système, et c’est une bonne chose : il faut repenser l’anonymat du don de gamètes en faisant le pari, non du silence et de l’anonymat, mais de la parole et des liens.
Le droit britannique en 2005 et le droit allemand en 2017 ont levé l’anonymat des donneurs de gamètes : ils ont autorisé les parents, dès la naissance, à demander des informations non identifiantes sur le donneur. C’est une manière d’apprivoiser peu à peu cette personne qui n’est ni le père ni la mère, mais qui a eu un rôle fondamental dans la naissance de l’enfant.
Aujourd’hui, on peut faire des enfants à deux, à trois, voire à quatre : il faut donc inventer de nouvelles figures de parentalité. Tout est à construire : la GPA est une aventure humaine inédite – même si la première figure de ce mode de conception apparaît dans la Bible, avec Agar, la servante qui donne un enfant à Abraham car sa femme Sarah est stérile !

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