lundi 25 juin 2018

En mathématiques, les filles restent des inconnues

Par Philippe Douroux et Magalie Danican — 


Illustration Sarah Bouillaud

Normale Sup, Polytechnique… Les grandes écoles scientifiques peinent à faire de la place aux filles. Une discrimination insidieuse que certaines vont jusqu’à intégrer. «Libération» a rencontré de jeunes mathématiciennes qui racontent les stéréotypes auxquels elles font face et leur combat pour s’en affranchir.

Zéro. Aucune fille n’a intégré le département de mathé­­ma­tiques de l’Ecole normale ­supérieure (ENS) de la rue d’Ulm (Paris) l’an dernier. Voilà, un problème réglé. Après la disparition, en 1985, de l’ENS jeunes filles de Sèvres la prédominance des «mâles» n’a cessé de se confirmer.
Elles s’appellent Edwige, Lola, ­Sonia, Camille, elles ont réalisé un parcours sans faute, mais pas sans douleurs, pour s’imposer parmi les meilleurs élèves de la filière des mathématiques. Elles ont intégré l’une des ENS ou l’Ecole polytechnique, et racontent les petites vexations et les grands préjugés, les révoltes et les victoires remportées contre le mécanisme qui voudrait qu’elles n’aient rien à faire dans le domaine des mathématiques, qu’elles soient appliquées ou fondamentales.
Il y a d’abord Camille (2), une trajectoire rectiligne à «Stan», Stanislas un établissement privé situé dans le VIe arrondissement de Paris, du collège à la prépa. Brillante, elle a le choix des meilleurs : l’ENS et Polytechnique, l’X. Elle choisit la seconde. Neuf filles sur 30 élèves en terminale S, neuf sur 50 en math sup, et quatre sur 42 en math spé, sans que cela suscite d’interrogation : «Je n’ai jamais senti de différence de traitement entre filles et garçons.»
Pourtant Edwige, Sonia et Lola ont une autre vision des choses. A des degrés différents, elles racontent une discrimination palpable ou impalpable qui leur donne des envies de combattre pour l’égalité des filles et des garçons en maths.

Egaux devant Pythagore

A la veille de l’été 2017, Lola était aussi admise à l’ENS, rue d’Ulm d’où sont sorties toutes les médailles Fields de France à l’exception d’Alexandre Grothendieck. Elle préférera elle aussi le campus de l’X à Palaiseau. Au collège à Vanves, celui que les contourneurs de carte scolaire évitent et où elle a voulu rester, Lola est dans les meilleures élèves. Les 17, succèdent aux 19, sans efforts particuliers. Filles ou garçons, il n’y a pas de différence. Tous égaux devant Pythagore.
Bonne élève, elle intègre le lycée Louis-le-Grand en seconde. Les notes chutent, mais elle bosse et intègre «la» 1ère S1, et la TS1, «la» terminale S qui donne accès à «la» classe prépa qui permettra d’accéder à l’une des quatre ENS (Ulm, Rennes, Lyon, Paris-Saclay, l’ex-Cachan) ou à l’X. En TS1, la parité est respectée 50 % de filles 50 % de garçons.
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C’est ensuite que tout se complique. Lola se voit reléguée tout au fond la classe : 35e, 35e, 36e aux trois premiers contrôles. En janvier, elle doit choisir entre faire autre chose ou s’accrocher. A la maison, son père ne cesse de lui répéter que les filles sont meilleures que les garçons. Le stéréotype qui veut que les mathématiques ne sont pas faites pour les filles tourne dans l’autre sens. «J’ai repris les bases, repassé les programmes de 1ère et de TS, quand le professeur était déjà passé au programme de math sup.» C’est à ce moment qu’elle découvre le sexisme très ordinaire qui traîne dans les couloirs d’un grand lycée parisien. «On pardonne très facilement aux garçons de ne faire que des maths. Ils peuvent s’enfermer dans le travail, ne faire que bosser, passer de l’internat aux salles de cours en peignoir, en survêtement ou même en pyjama. C’est presque normal. On dira : “C’est un bosseur”. Des filles, on attend autre chose. Il faut qu’elles soient sympathiques, qu’elles préparent le buffet pour les fêtes, qu’elles s’investissent dans la vie de la classe. Elles doivent “jouer les princesses” et passer du temps à se préparer. On perd un temps fou, et pendant ce temps, les garçons bossent et passent devant. Moi, je descendais comme j’étais, et tant pis si ça provoquait des remarques», s’agace Lola qui refuse la division surhommes et princesses, nouvelle version du «Sois belle et tais toi !». Elle remonte à la 17e place et intègre finalement «la» bonne prépa.

«Travailler dur»

Sonia raconte un parcours similaire. Elle aussi se dit «ni bonne ni mauvaise» élève, quand les garçons souligneraient la puissance de leur machine cérébrale. Elle aussi échappe aux stéréotypes familiaux, avec une mère anglaise féministe virulente, un père mexicain, l’un et l’autre artistes plasticiens. Après la seconde à Louis-le-Grand, elle voit les garçons lui passer devant sans qu’elle comprenne bien pourquoi. Pas de 1ère S1, pas de TS1, pas de prépa «étoilée». «On proposait à des garçons moins bien notés que moi d’aller dans les bonnes math sup, et je me suis retrouvée en MP5 [la classe préparatoire qui ne prépare pas aux meilleures écoles, ndlr]. Ça m’a révoltée, et, du coup, je me suis mise à travailler dur.» Elle raconte les perles du sexisme ordinaire en classe prépa : «Pour une matheuse t’es bonne», sous entendu «t’es mignonne !». «Une fille, enfin elle compte pour une demie.»«Un jour, un garçon fait le décompte des filles en prépa et il ajoute : “Elle, elle compte pour une demie.” Il fallait la disqualifier parce qu’elle ne faisait pas assez ­attention à son look !» L’un des meilleurs élèves de la prépa lancera en cours de philo que la place de la femme est à la maison pour s’occuper des enfants. Plus tard, une fois intégrée l’X, Lola entendra dire en stage qu’elle n’allait pas toute sa vie faire des maths, qu’il fallait songer à se marier et à faire des enfants.
Le syndrome de la vieille fille allume des clignotants dans tous les sens : «Le garçon est prêt à s’enfermer dans les études, quand la fille n’a pas de temps à perdre pour trouver un mec.» En dépit des obstacles, elle intégrera l’ENS-Lyon où le sexisme s’atténue peut-être parce que les femmes ont disparu, elles sont quatre sur 40 élèves. Pour décrire un monde où les mâles dominants s’agrègent, elle évoque la salle du concours où se retrouvent les postulants à Polytechnique : «Un océan de mecs. Là, j’ai senti la différence, ça n’était pas la place pour une fille.»

Conscience collective

Edwige partage le constat de Lola et Sonia sur la mise à l’écart ­insidieuse des filles, mais elle veut transformer le discours individuel en une arme collective dans un domaine où la solidarité féminine est presque inexistante. «Les filles ne se voient pas comme les victimes d’un système, la solidarité féminine est inexistante. Chacune pense qu’il s’agit d’un problème individuel. A chacune de trouver la solution, il n’y a pas de sororité, vraiment il n’y a aucune solidarité», estime Edwige qui a choisi l’ENS-Lyon.
Pour susciter une prise de conscience collective, Edwige organise dans le cadre d’Animath (1) des week-ends «Filles et Maths» avec des rencontres avec des mathéma­ticiennes de métier et des ateliers d’algèbres, de géométrie ou d’arithmétique. Faut-il faire des quotas dans les préparations aux grandes écoles pour les filles ? «Pourquoi pas ? La loi ORE (3) a fixé des quotas pour les boursiers, pourquoi pas pour les filles ?»
L’idée a été évoquée à l’ENS-Lyon tant le désarroi est grand face à la raréfaction des filles dans le département de mathématiques, admet Emmanuelle Picard, sociologue impliquée dans un groupe d’études mis en place par les ENS pour comprendre l’incompréhensible. Pourquoi les filles représentent 20 % des élèves en prépa, 16 % des candidats au concours MP des ENS, celui qui privilégie les maths, 8 % des admissibles et 5 % des intégrées par concours ? Et question subsidiaire : comment remédier à cette situation ? «La pression sociale, les stéréotypes qui classent, rangent les garçons du côté des chiffres et les filles du côté des lettres tout cela est vrai, mais il faut comprendre ces phénomènes pour comprendre à quel moment les filles s’éliminent», explique la sociologue.

«Avoir une barbe» ?

Rozzen Texier-Picard, mathématicienne et vice-présidente chargée des questions liées à la diversité à l’ENS-Rennes, avoue ne pas avoir trouvé la solution à un problème qu’elle examine depuis plusieurs années : «Nous avons intégré les matières littéraires, le français et les langues dès l’admissibilité pour le concours 2018, et nous allons voir ce que cela donne», dit-elle sans attendre un bond spectaculaire.
Elyès Jouini, mathématicien, vice-président de l’université Paris-Dauphine et coauteur de plusieurs études, n’a pas beaucoup plus de certitudes pour expliquer la sexuation des maths. «Beaucoup d’efforts ont été réalisés pour réduire l’écart entre le niveau moyen des filles et des garçons. Mais, quand on regarde le haut du panier, les 5 % qui se trouvent tout en haut de la pyramide, les garçons s’imposent à chaque fois qu’il y a une sélection. Là, les archétypes et les stéréotypes fonctionnent, et quand il s’agit de se présenter à un concours réputé difficile, les garçons iront quand ils ont 12 ou 13, les filles attendront d’avoir 15 ou 16. Prenez un pays comme la Norvège qui a sans doute le plus fait pour effacer les écarts entre femmes et hommes, le biais mathématiques demeure.»
La situation est-elle désespérée ? Pas tout à fait. Elyès Jouini rappelle qu’au XVIIIe siècle, l’un des cerveaux les plus brillants de l’Europe s’éclairant à la raison, Emmanuel Kant, estimait que les filles n’étaient pas faites pour les lettres classiques : «Une femme qui sait le grec est si peu une femme qu’elle pourrait aussi bien avoir une barbe.» Faudra-t-il attendre un siècle ou deux pour que les choses s’arrangent ? «Si nous voulons maintenir le niveau de l’école française de mathématiques, on ne peut pas se passer de la moitié de la population», constate un mathématicien pressé de voir les choses bouger, sans savoir comment faire. Inutile de porter attention aux explications mettant en cause des différences fondamentales entre les deux sexes, sinon en donnant la parole à un enfant de 5 ans rentrant de l’école : «Le cerveau des filles ne tourne pas dans le même sens que celui des garçons.»
Une autre scène vaut la peine d’être racontée. Un matin de juin, les enfants de l’école maternelle de la rue Clauzel à Paris sont déguisés pour fêter la fin de l’année. Toutes les filles sont en princesses, sauf une, habillée en catwoman. Les garçons sont tous en super-héros, sauf un pirate. Et un tigre pas du tout méchant.
(1) Animath est une association qui cherche à promouvoir les mathématiques auprès des jeunes.
(2) Nous ne parlerons à aucun moment du physique des jeunes femmes que nous avons rencontrées, pour ne pas avoir à aborder cette question qui voudrait qu’une fille qui fait des maths sacrifie sa féminité.
(3) Loi du 8 mars 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants.

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