lundi 4 juin 2018

Dans les banlieues, une enfance avec la mort pour horizon

Par Amar Henni , Anthropologue et éducateur — 

La cité de la Grande Borne, à Grigny (Essonne), en janvier 2015.
La cité de la Grande Borne, à Grigny (Essonne), en janvier 2015.Photo Martin Colombet. Hans Lucas


Si des recruteurs parviennent à fanatiser des Français désormais prêts à mourir et à tuer, ce serait parce que ces jeunes ont une longue expérience de la violence. A la banalisation de la mort des années 80, liée à la drogue, au sida ou aux suicides, a succédé dans ces quartiers une banalisation du meurtre.

Comment une idéologie prônant la barbarie a-t-elle réussi à fanatiser des milliers d’individus pour les envoyer faire la guerre en Syrie ou en Irak et bien souvent pour y mourir ?
Il y avait déjà eu, au milieu des années 70, notamment dans le pays minier du nord de la France, des tentatives d’endoctrinement religieux. Le Mouvement islamique armé (MIA) voulait à l’époque renverser le gouvernement algérien. Il avait tenté de pousser des enfants de mineurs à commettre des actes terroristes dans le pays de leurs parents. Ces entreprises mortifères avaient échoué parce que chacun (Etat, ouvriers, familles, éducateurs) avait joué sa partition. Les fanatiques s’étaient ainsi heurtés à de vraies structures de socialisation, qui formaient encore un rempart. La classe ouvrière avait construit, notamment au travers de l’éducation populaire, un récit commun de la Nation. Elle travaillait à une conscientisation des rapports de domination. Les enfants de «gueules noires» connaissaient les conditions de pénibilités de travail réduisant l’espérance de vie de leurs pères. Ils pouvaient mourir à tout instant au fond de la mine, ou prématurément de silicose. La mort, pour nombre d’entre eux, s’inscrivait dans un schéma de domination, et de lutte contre cette domination. Je nomme cette intériorisation, «antériorité de la mort».
De l’antériorité à la banalisation de la mort
Un chômage de masse s’est développé en même temps que s’opérait dans les années 80 une disqualification de la classe ouvrière dans les quartiers populaires. La catégorie d’«ouvrier» avait été remplacée par celle d’«immigré». (Relire à ce sujet Sylvain Lazarus dans l’Anthropologie du nom, paru aux éditions du Seuil en 1996). Dans le même temps, dans ce contexte de désindustrialisation, l’implantation de la drogue allait causer des milliers de morts (overdoses, sida, suicides). De nombreux adolescents ont été témoins de ces drames passés sous silence. Néanmoins cette pandémie n’a jamais été pensée comme un problème de santé publique.
Puis avec la consommation de drogue, nous avons assisté à une multiplication des vocations de trafiquants, structurant un code du quartier largement inspiré de logiques mafieuses où la vie de l’autre perdait de sa valeur. Nous sommes alors passés de l’antériorité à une banalisation de la mort.
De la banalisation de la mort à celle du meurtre
Puis le code du quartier s’est progressivement constitué en entité propre, avec ses lois, sa justice. Beaucoup de professionnels de l’éducation n’ont pas su, ou pas voulu, mesurer les dangers que présentaient ces nouvelles règles. Ils ont considéré que ces jeunes ne relevaient plus de leur responsabilité, parce qu’ils étaient hors-la-loi. C’est dans ces conditions que nous avons vu se développer les politiques des «grands frères». Certains aînés ont fait le choix de se former. Mais d’autres ont considéré que leur notoriété était suffisante pour apprivoiser des jeunes en rupture avec les institutions. Et aujourd’hui ces codes, auxquels même les jeunes qui ne sont pas délinquants se rangent, s’ordonnent dans un rapport très particulier à la mort.
Dès leur plus jeune âge, nombre d’enfants et d’adolescents sont confrontés à des situations où tuer, se faire tuer, est devenu une éventualité et non plus un accident de la vie.
Les cas de jeunes assassinés dans des affaires de drogue, des règlements de comptes, pour un regard ou une futilité, se sont multipliés. Ce rapport à la mort n’est abordé au sein des quartiers populaires que dans un entre-soi, ou avec des aînés qui, parfois, par souci de réputation, glorifient la décision d’ôter la vie. Ces discours ont des conséquences dévastatrices sur la conscience et la psyché des enfants, des adolescents et des jeunes majeurs. Il n’existe ni discussion avec les pédagogues pour dire aux adolescents que la mort n’est pas une fatalité ni travail éducatif sur le deuil.
Une nouvelle séquence s’ouvre : celle d’une banalisation du meurtre. Elle se manifeste chez des jeunes sous de multiples registres. Nous ne citerons ici que l’orgueil et la fatalité. Le premier travaille à une mise en scène arrogante de sa valeur personnelle, dans laquelle le meurtre ne nourrit aucune culpabilité. Le second suggère une décision divine ou un déterminisme social, dans lequel l’homme n’aurait aucun moyen d’intervenir. La banalisation du meurtre est un signifiant de notre époque qui évince toutes considérations morales, politiques et éducatives.
Politique sécuritaire et rupture éducative
Mes expériences professionnelles et universitaires me confirment que la banalisation du meurtre a pesé dans le passage à l’acte des criminels français aux mois de janvier et novembre 2015 à Paris. Il ne s’agit pas de minimiser les réalités internationales, ni d’ignorer le poids et la perversion des radicalismes religieux. Mais la notion «d’islamisation radicale» ne suffit pas à éclairer seule la situation. Elle masque la diversité des parcours et des situations de rupture - tout autant qu’elle justifie le recours à des politiques sécuritaires qui assignent souvent les jeunes de banlieues jeunes issus de l’immigration, jeunes musulmans à une menace.
La banalisation du meurtre résulte d’une conjonction de facteurs : échec des politiques d’emplois, banalisation de la mort, démantèlement des structures de socialisation, absence des figures paternelles et appauvrissement significatifs des dispositifs éducatifs et de santé publique dans et hors l’école.
Les élus qui ont participé à l’Appel de Grigny (1) ont rappelé lors des Etats généraux de la politique de la Ville, en octobre 2017, que, dans leurs quartiers, un grand nombre d’acteurs se consacrent encore sans compter à l’éducation des plus petits, et emmène des milliers d’enfants au-delà de la tourmente. Néanmoins, l’accompagnement pédagogique des adolescents et des jeunes majeurs les plus éloignés des institutions reste dramatiquement rare et difficile à mettre en œuvre. Certes, il existe des dispositifs de droits communs visant à la réinscription de ces habitants dans le tissu économique et social, mais peu de professionnels sont capables d’aller à la rencontre des jeunes, de les inscrire dans ces processus d’insertion, ou tout simplement de leur apporter une contradiction dans l’espace public, aux heures où ils s’y manifestent. C’est un travail d’approche très difficile, car les relations sont tendues, d’autant que les dispositifs sécuritaires poussent ces jeunes à ne percevoir les pouvoirs publics que sur un mode de domination, d’humiliation et de représailles.
Le préalable d’une interlocution éducative exige d’appréhender la disposition du code du quartier ; d’en maîtriser le lexique. Il doit également être examiné comme une pratique sociale, même si elle se développe en dissidence de la loi et du droit. Nous avons aussi besoin d’un inventaire de ce qui est possible pour les professionnels. Quels outils, quelles réponses face aux différentes situations, qu’elle attitude face à la peur. Et d’une mise à jour des représentations et des pratiques des jeunes. Les acteurs de terrain ne pourront l’envisager qu’en partant des formes de pensées qui émergeront d’enquêtes sérieuses auprès des «jeunes» concernés. C’est là aussi un moyen de se donner les clés pour penser les mots et panser et les maux. Et de ces initiatives pourraient naître l’organisation de nouvelles structures de socialisations indispensable pour sortir ces jeunes d’un rapport au monde anxiogène. Pour ces raisons, comme l’Etat le fait avec les établissements scolaires, l’éducation hors l’école doit devenir un enjeu national.
(1) Le 16 octobre 2017, pour les 40 ans de la politique de la ville, une centaine de maires réunis en états généraux lancent l’Appel de Grigny pour les quartiers populaires, soit un ensemble de dix mesures contre les restrictions budgétaires annoncées par le gouvernement.

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