vendredi 11 mai 2018

Apprendre à lire : le b.a.-ba d’une fausse polémique

Le 26 avril, le ministre de ­l’éducation nationale vantait la méthode « syllabique » et conspuait la « globale ». Pourquoi feint-il d’oublier qu’enseignants et ­spécialistes s’accordent aujourd’hui sur l’essentiel ? Retour sur la longue querelle de l’apprentissage de la lecture.

LE MONDE IDEES  | Par 

Une phrase-clé qui claque : « La liberté pédagogique n’a jamais été l’anarchisme pédagogique. » Et une affirmation non moins retentissante : « Entre quelque chose qui ne marche pas – la méthode globale – et quelque chose qui fonctionne – la syllabique –, il ne peut y avoir de “compromis” mixte. » Avec son entretien au Parisien du 26 avril,accompagné de la publication, le même jour, de quatre notes de service sur l’enseignement des « fondamentaux » et d’un guide de 130 pages détaillant ses recommandations pédagogiques sur l’apprentissage de la lecture, Jean-Michel Blanquer était certain de marquer les esprits. D’une double façon : en se mettant la plupart des syndicats d’enseignants à dos et l’opinion publique dans sa poche.

Méthodes validées par la science


Le ministre de l’éducation nationale avait déjà, en août 2017, laissé percer ses intentionsen déclarant à L’Obs que, pour la lecture, il s’appuierait « sur les découvertes des neurosciences, donc sur une pédagogie explicite, de type syllabique, et non pas sur la méthode globale, dont tout le monde admet aujourd’hui qu’elle a eu des résultats tout sauf probants ». Aujourd’hui, tout en se défendant de vouloir imposer quoi que ce soit, il est passé à l’action. Quelle que soit la part calculée de communication politique, il faut lui faire crédit de sa conviction qu’il est possible d’obtenir – ou, à tout le moins, d’approcher – les « 100 % de réussite au CP », selon l’objectif-slogan énoncé dès son arrivée Rue de Grenelle. Pour Jean-Michel Blanquer, cet objectif est atteignable si l’éducation nationale a recours aux méthodes validées par la science.

La science semble, à ses yeux, idéalement incarnée par le neuroscientifique et psychologue cognitiviste Stanislas Dehaene, qu’il a nommé, fin décembre 2017, à la présidence d’un tout nouveau Conseil scientifique de l’éducation. Ce chercheur de renommée internationale s’intéresse depuis longtemps aux apprentissages scolaires et leur a consacré plusieurs livres : La Bosse des maths (1996), Les Neurones de la lecture(2007) et, sous sa direction, Apprendre à lire (2011), édités chez Odile Jacob. Situé au carrefour de domaines disciplinaires contigus – la psychologie cognitive, qui a pour objet les apprentissages et les comportements, et les neurosciences, qui, grâce à l’imagerie cérébrale, examinent leurs corrélats en termes d’activité neuronale –, il assure que « l’éducation est une science » et qu’elle doit être « fondée sur la preuve ».

D’autres chercheurs, en majorité du côté des sciences humaines, objectent que l’inextricable écheveau de variables inhérent à toute situation éducative fait que la « preuve », en ce domaine, tend à se dérober ou, ce qui revient au même, à ne fournir que des données partielles. L’accusation de scientisme affleure souvent. Elle reste cependant limitée à un milieu de spécialistes et n’empêche pas Jean-Michel Blanquer de porter, avec les neurosciences, un puissant et moderne message : la « science » va remettre sur les rails les apprentissages, à commencer par le plus déterminant d’entre eux, la lecture.

Théâtre idéologique


Ce message est d’autant plus fort qu’il en croise un autre, déjà bien ancré dans l’opinion. Dans le théâtre idéologique que constitue, en France, le débat public sur l’éducation, se joue une pièce inusable : celle de la méthode « syllabique » contre la « globale ». Selon les représentations en vigueur, la première est l’expression du « bon sens » : elle apprend aux enfants à lire comme tout le monde se souvient d’avoir appris, c’est-à-dire en associant des lettres pour former des sons – c’est le « b.a.-ba ». Aux yeux de ses partisans, elle serait la seule à apprendre systématiquement aux élèves le « code de lecture », soit les correspondances entre les phonèmes et les graphèmes – les graphèmes « o », « ô », « au », « eau » sont ainsi associés au phonème « o ». La seconde, qui repose sur la reconnaissance visuelle de la forme des mots, est présentée comme le péché absolu du « pédagogisme » et la cause des piètres performances des élèves français dans les enquêtes internationales.

C’est un académicien, l’abbé de Radonvilliers, qui, en 1768, promeut la première méthode globale ou « méthode des mots entiers »

L’approche globale est une bien plus vieille histoire qu’on ne le croit souvent. Elle existe, comme proposition alternative, depuis que l’on s’interroge sur les façons d’apprendre à lire. Selon le Dictionnaire de pédagogie (1887, réédition Robert Laffont, 2017) de Ferdinand Buisson, le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry, c’est un académicien, l’abbé de Radonvilliers, qui, en 1768, promeut la première méthode globale ou « méthode des mots entiers »« On épuise le peu d’attention » dont les enfants sont capables « à leur faire assembler des syllabes », regrettait-il, alors qu’il suffit, « plus simplement », de les entraîner à reconnaître de plus en plus de mots.

Au fil de l’émergence d’un enseignement de masse, l’idée sera reprise et développée par d’autres. Une institutrice française, Mme Rouquié, publie en 1924, chez Hachette, une méthode, Lecture globale, dont s’inspire le pédagogue belge Ovide Decroly (1871-1932). La méthode semble tellement bien réussir qu’en 1936 elle devient officielle en Belgique. Mais ce qui fonctionnait avec des maîtres aguerris et motivés déçoit à plus grande échelle : elle est abandonnée en 1957. En France, le pédagogue Célestin Freinet élabore une « méthode naturelle » de lecture qui appartient à la famille « globale », même si elle constitue un cas à part : elle part de phrases de la vie quotidienne et de mots entiers mais elle ne fait pas l’impasse sur le code et elle s’appuie sur l’imprimerie scolaire, qui fait manipuler aux élèves des lettres et des syllabes.

L’étape suivante, qui va cristalliser la querelle contemporaine des méthodes, commence en 1974. « La lecture est idéovisuelle » car « les signes écrits renvoient directement à un sens », lance alors Jean Foucambert, un jeune inspecteur du primaire, dans un article de la revue Communication et langages« La lecture vraie exclut l’étape de mise en correspondance de la chaîne écrite avec une chaîne sonore qui serait seule porteuse de signification. » Cet ancien instituteur – il avait obtenu d’excellents résultats avec ses élèves – en vient donc à proscrire l’apprentissage du code qui, selon lui, ne forme pas des lecteurs mais des « déchiffreurs ». Jean Foucambert promeut sa méthode dans le cadre de l’Association française pour la lecture (AFL), dont il est le fondateur.

Conflit de générations


Si ses théories sont aujourd’hui rejetées vers la marge, ce n’est absolument pas le cas à l’époque. Après Mai 68, une génération de jeunes enseignants, habités par le rejet de l’ordre ancien, voit dans cette méthode le comble de la modernité. Mais jusqu’où s’étend réellement son influence ? La réponse est floue. Il faut en effet distinguer ceux, très minoritaires, qui proscrivent réellement l’enseignement du code dans leurs classes (avant, pour beaucoup, de renoncer rapidement) de ceux qui, à des degrés divers, s’attachent à privilégier le sens, considérant parfois le code comme une corvée un peu ringarde. Dans certaines familles d’enseignants se noue un conflit de générations, les aînés se désolant de la perte des savoir-faire traditionnels qu’ils observent chez leurs successeurs.

Au-delà de la méthode idéovisuelle proprement dite, qui est surtout restée un modèle théorique, a subsisté, dans des proportions difficilement cernables, un état d’esprit. Porté par une partie des formateurs et de la hiérarchie, il a suscité çà et là des vocations de réfractaires dont certains deviennent des têtes d’affiche de l’exécration du « pédagogisme ». Dans les années 1980 et 1990, l’influence de Jean Foucambert diminue mais perdure. De 1990 à 1994, il dirige encore une expérimentation dans le cadre de l’Institut national de recherche pédagogique. Si ses thèses sont contestées, il n’est nullement jugé infréquentable : en 1996, le ministre de l’éducation, François Bayrou, le nomme au comité scientifique de l’Observatoire national de la lecture qu’il vient de créer.

En raison de cette histoire, la dichotomie, au milieu des années 1990, est bien installée : le « sens » serait de gauche, le « code » de droite. Mais à cette époque, cette querelle touche déjà à sa fin. Un des principaux artisans de ce déclin vient de l’intérieur du camp globaliste : en 1993, Roland Goigoux, militant de l’AFL, comme la plupart des jeunes chercheurs sur la lecture de l’époque, prend ses distances en soutenant une thèse de doctorat qualifiée de « troublante » dans la revue de l’association. En 2000, la rupture est consommée : Roland Goigoux affirme que, dans les quelques classes « idéovisuelles », les performances des élèves de milieux défavorisés sont « de 10 points inférieures à celles d’autres élèves de même condition sociale bénéficiant d’un enseignement, même minime » du code.

Ce chercheur monte peu à peu en notoriété, devient formateur et auteur de supports didactiques, puis est chargé de la formation des inspecteurs sur les questions de lecture. En 2006, il est cependant « débarqué » à la suite d’un conflit avec le ministre de l’éducation, Gilles de Robien, qui veut, sans finalement y parvenir, imposer la méthode syllabique stricte – celle-là même que Jean-Michel Blanquer préconise aujourd’hui dans son guide.

Cette méthode interdit de faire lire aux enfants des mots entiers avant de leur avoir fourni les correspondances graphèmes-phonèmes qui permettent de les déchiffrer – ce qui empêche, par exemple, de leur faire apprendre rapidement les prénoms de la classe. Dans la même logique, elle proscrit l’utilisation de « mots outils » – comme « un », « dans », « est », « chez » ou « avec » – qui permettent, dès les premières semaines de CP, de recourir à de vraies phrases plutôt qu’à des artefacts comme « papa fume sa pipe » ou « le bébé a un bobo ». Détail cocasse, mais qui n’en est pas un pour les scientifiques comme pour les enseignants : Stanislas Dehaene, dans Apprendre à lire, ne valide pas du tout cette interdiction…

Vocable flou


Au fil de dizaines d’années de polémiques, la dénonciation des « ravages de la globale » prend peu à peu une dimension mythique, qui permet à quiconque d’attribuer une cause unique – la « globale » – à tout mauvais départ d’un élève du primaire. Elle est également devenue une ressource dans le champ politique : pour se faire applaudir, il suffit de dénoncer la globale ou, plus subtilement, les méthodes « globales ou semi-globales », un vocable assez flou pour couvrir la quasi-totalité de ce qui se fait dans les classes. Car les méthodes actuelles – ou plutôt les pratiques, car il est rare qu’un enseignant suive à la lettre une méthode ou un manuel – sont essentiellement mixtes. Elles mêlent différentes composantes : la phonologie, ou travail sur la perception et l’identification des sons, mais aussi le travail sur le code, sur la fluidité de lecture et sur la compréhension.

En septembre 2015, Roland Goigoux livre les premiers résultats de son enquête « Lire et écrire », la plus vaste jamais réalisée sur l’enseignement de la lecture en France. Une équipe de soixante chercheurs a observé en détail 131 classes. Outre la confirmation qu’il ne suffit pas aux élèves de déchiffrer un texte pour le comprendre, il ressort du matériau accumulé qu’il n’est pas possible d’affirmer la supériorité d’une approche sur une autre et qu’il n’y a « pas de portrait-robot de l’enseignant le plus efficace ». On trouve en effet, dans la vingtaine de classes obtenant les meilleurs résultats, des professionnels « très différents, pratiquant tous les styles pédagogiques », y compris la méthode syllabique stricte. La variable la plus pertinente, conclut l’étude, n’est ni la méthode ni l’usage ou non de manuels, mais le niveau de maîtrise de l’enseignant.

Aujourd’hui, en l’état des savoirs, personne ne peut prétendre sérieusement détenir la clé du succès en lecture

Ce constat incite tous les camps à l’humilité. D’autant qu’auparavant, en 2013, ce que l’on pourrait appeler le « courant Dehaene » a essuyé une déconvenue. Depuis plusieurs années, avec le soutien de l’Institut Montaigne, il promeut le programme « Parler, apprendre, réfléchir, lire ensemble pour réussir » (Parler), initialement mis au point et expérimenté en 2007 dans huit classes de l’académie de Grenoble par le docteur Michel Zorman, mort en 2012. Cette approche expérimentale, qui repose sur un travail important en phonologie et met fortement l’accent sur le code, a été reprise à différents endroits à plus grande échelle. Une évaluation dirigée par le psychologue cognitiviste Edouard ­Gentaz – l’un des cosignataires du livre Apprendre à lire – étudie son élargissement à 44 classes de CP de l’académie de Lyon. « Les résultats des analyses quantitatives, conclut l’étude, montrent que ce programme n’a pas permis de faire davantage progresser en lecture les enfants du groupe test que ceux des groupes témoins. » Cela ne veut pas dire que ce serait une fausse piste, mais que, décidément, « la mise en œuvre d’expérimentations à grande échelle présente des difficultés spécifiques ».

Aujourd’hui, en l’état des savoirs, personne ne peut prétendre sérieusement détenir la clé du succès en lecture. En revanche, entre chercheurs de parcours et de disciplines différentes, présumés « scientistes » ou non, issus des sciences cognitives, de la sociologie ou des sciences de l’éducation, s’est installé ces dernières années un véritable consensus sur l’essentiel. Réaffirmé de colloques en conférences, il n’a cessé de se renforcer depuis une quinzaine d’années. En 2016, en concluant une conférence de consensus organisée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) sur la compréhension en lecture, Jean-Emile Gombert, professeur de psychologie du développement cognitif, ancien président de l’université ­Rennes-II et partisan d’une « pédagogie fondée sur la preuve », faisait état d’un « accord entre les chercheurs, tant au niveau international que national ».

Cet accord sur l’essentiel peut être ainsi résumé : l’apprentissage explicite et progressif du code dès le tout début du CP doit s’accompagner d’un travail suivi sur la compréhension. Bien sûr, chaque école de recherche garde ses spécificités. Des divergences subsistent sur le temps à accorder aux différentes compétences que doivent acquérir les élèves ou sur la manière de les agencer au cours de l’apprentissage, mais elles sont désormais de l’ordre du dialogue scientifique et non des affrontements idéologiques d’antan. L’apprentissage de la lecture est en quelque sorte délivré de sa charge polémique, mais le public l’ignore. Et pourquoi l’ignore-t-il ? Sans doute parce qu’il reste politiquement plus « rentable » d’exploiter des clivages dépassés.

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