samedi 28 avril 2018

Pourquoi le clitoris a tant perturbé l’histoire médicale

Dans le modèle androcentrique de la sexualité qui prévaut en Occident, cet organe, le seul uniquement dédié au plaisir, est longtemps resté invisible.

LE MONDE IDEES  | Par 

A la rentrée 2017, il s’est produit une petite révolution dans le domaine des manuels scolaires de sciences de la vie et de la Terre (SVT) : pour la première fois, l’un d’entre eux, conçu par les éditions Magnard, a représenté, dans son schéma de l’appareil génital féminin, le clitoris de manière anatomiquement correcte. C’est-à-dire d’une taille considérable.

Un organe « en trop »

Depuis de nombreuses années, on sait en effet que la partie visible de cet appendice érectile, riche de 7 500 terminaisons nerveuses ­ (contre 6 000 pour le pénis), se prolonge en faisant un coude à l’intérieur du corps, puis se sépare en deux arches qui viennent entourer le vagin et l’urètre – le tout faisant une dizaine de centimètres de long. Or, selon un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes publié en juin 2016, une fille de 15 ans sur quatre ne sait pas qu’elle a un clitoris. C’est dire l’importance de cette reconnaissance officielle. Mais que de temps il aura fallu pour en arriver là !

Comment un simple organe a-t-il pu donner, aux hommes comme aux femmes, tant de fil à retordre ? Car le clitoris, dans l’histoire médicale, culturelle ou politique, a toujours été un élément perturbateur. Dans la vision ancestrale de l’inversion entre le masculin et féminin, c’est un organe « en trop ». Et d’autant plus troublant qu’il est le seul à être uniquement dédié au plaisir, sans aucune fonction reproductrice.

L’excision est encore pratiquée chaque année sur un à trois millions de femmes dans le monde






Dans un article sur l’anatomie politique du clitoris publié en 2012 dans les Cahiers d’histoire, l’historienne Sylvie Chaperon rappelle le faible nombre de descriptions présentes dans le corpus antique connu, la manière dont cet appendice est resté quasiment ignoré de la médecine jusqu’à la Renaissance, ainsi que les récits récurrents des opérations génitales visant à le réduire ou à le supprimer – une excision aujourd’hui encore pratiquée chaque année sur un à trois millions de femmes dans le monde. Si la fonction érogène de cet organe a été « ignorée ou discutée, relativisée ou niée », cela tient en grande partie, note-t-elle, « aux relations de pouvoir qui structurent les rapports de genre ». Il s’agit bienajoute-t-elle, « d’une anatomie politique du clitoris, qui porte la marque de la domination masculine ».

Le mythe de l’orgasme vaginal


Dans ce modèle androcentrique de la sexualité, les sociétés occidentales, jusqu’à un passé récent, ont procédé à une « excision culturelle » du clitoris – selon l’expression de Maïa Mazaurette et Damien Mascret, auteurs d’un petit livre très pédagogique sur La Revanche du clitoris (La Musardine, 2007). Et parmi les grands exciseurs, il y a Sigmund Freud. S’il n’est pas le premier, à la fin du XIXe siècle, à concourir à rendre invisible cette petite excroissance, il lui assène le coup de massue. Sa théorie de la maturation sexuelle des femmes affirme en effet que l’orgasme clitoridien est infantile, et que le centre du plaisir, après la puberté, se transfère au vagin.

Marie Bonaparte, patiente de Freud et pionnière de la psychanalyse en France, y croira tellement qu’elle se fera opérer du clitoris à trois reprises pour obtenir un orgasme vaginal – sans succès. La psychanalyste Melanie Klein, elle, fera le chemin inverse, et soutiendra que le clitoris est un organe féminin à part entière. Mais le mythe de l’orgasme vaginal perdurera jusqu’aux années 1950 dans les milieux scientifiques. Et bien plus longtemps dans la société, participant à empêcher des milliers de femmes de découvrir le plaisir sexuel.

Le clitoris, depuis, a acquis droit de cité, mais il reste toujours menacé d’invisibilité. Jusque dans l’industrie pornographique, où le cunnilingus n’est qu’une technique de lubrification préalable à la pénétration, tandis que la sodomie est banalisée. La sexualité féminine continue de subir les effets de ce que la philosophe américaine Nancy Tuana appelle ­ « l’épistémologie de l’ignorance », cette activité qui étudie la manière dont on oublie d’approfondir certaines connaissances à des fins de pouvoir.

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