mardi 3 avril 2018

LA SOCIÉTÉ, GRAND CORPS MALADE

Par Robert Maggiori  — 

Poursuivant ses études des formes de l’individualisme contemporain, le sociologue Alain Ehrenberg s’intéresse dans «la Mécanique des passions» aux neurosciences cognitives, devenues le «baromètre» de la modernité, pour déterminer ce qu’elles modifient dans les comportements individuels ou sociaux, et quelle image de l’homme elles produisent.

L'ouvrage décrit une anthropologie à partir du problème central portant sur les rapports cerveau-comportement.
L'ouvrage décrit une anthropologie à partir du problème central portant sur les rapports cerveau-comportement. Photo Quentin Bertoux. Agence VU


Il est tellement courant de parler de «vie sociale» qu’on ne remarque presque plus le paradoxe qui consiste à faire de la société un organisme, un ensemble biologique, comme s’il s’agissait d’une plante ou d’un animal vivant. On s’étonne si peu qu’on attribue dès lors au corps social des «malaises» ou des pathologies, on le dit «en bonne ou mauvaise santé», traumatisé, vieilli, en dépression, en crise de croissance - ce qui, en toute logique, devrait aboutir au remplacement de la sociologie, du droit, de l’économie ou de la science politique par la médecine générale, la psychologie clinique ou la psychiatrie.

Au demeurant, il n’y a là rien de grave - à ceci près qu’une telle «biologisation» laisse entendre que, de même que les maladies qui frappent les individus arrivent «objectivement», sans que personne ne l’ait voulu, de même les maux qui atteignent les sociétés ne sont de la responsabilité de personne. Evidemment, en dehors de sa structure physique, son territoire, son mode de production, ses appareils d’Etat ou ses institutions, la société est faite des relations en tout genre entre individus. Aussi est-il normal de soutenir que la façon dont ceux-ci entendent mener leur vie, ou sont empêchés de le faire, influe sur la nature et les formes que prend tour à tour une société ; et, à l’inverse, que les conflits qui agitent une société, ses perspectives ou son absence de perspectives, son (in)aptitude à redistribuer égalitairement les richesses, les valeurs qu’elle produit, ont un fort impact sur la façon dont les individus vivent, souffrent, sont heureux ou tirent le diable par la queue. C’est pourquoi une science, à elle seule, ne peut rendre raison de rien. Comme on le voit notamment après des attentats terroristes, l’émotion, par exemple, censée être l’expression la plus intime de la singularité individuelle, est devenue «sociale» - et il en est de même pour la souffrance psychique, le malaise, le désarroi, le bien-être aussi, lesquels ne se laissent saisir que si l’on croise les approches psychologiques et sociologiques, politiques, cognitives et neuroscientifiques. C’est à ce «carrefour» que se situe le travail d’Alain Ehrenberg.

Privatisation de l’existence
Docteur en sociologie (1978) grâce à une thèse intitulée «Archanges, guerriers, militaires et sportifs : essai sur l’éducation de l’homme fort», directeur de recherche émérite au CNRS, fondateur (2001) du Centre de recherche «Psychotropes, santé mentale, société» (CNRS-Inserm-université Paris-Descartes), Alain Ehrenberg s’intéresse, dans la Mécanique des passions, à l’essor considérable des neurosciences cognitives, à ce qu’elles modifient dans la définition du comportement humain (sinon de l’humain lui-même), et aux «idéaux» qu’elles proposent ou imposent aux sociétés d’aujourd’hui. C’est là une scansion nouvelle du projet entrepris notamment avec la Fatigue d’être soi (1978), où le sociologue, focalisant sa réflexion sur la dépression, montrait le parallélisme entre les mutations de celle-ci (de syndrome associé à certaines maladies mentales, elle devient simple trouble, déprime ou stress, cause ou effet de la plupart des difficultés qu’on rencontre dans l’existence) et les superstructures sociales. Quand, dans une société plutôt répressive, il y a opposition entre le désir et les normes morales ou sociales, la dépression se manifeste soit par l’abattement ou le désespoir de ne pas trouver une médiation entre le permis et l’interdit, soit, si on transgresse les règles, par un sentiment de culpabilité. Si, en revanche, sous le coup d’une révolution culturelle, éthique ou sexuelle (Mai 68 par exemple), une société se «libéralise», affirme la valeur de la créativité, de la liberté d’initiative, de la «performance», de la réussite, alors la dépression ne sera plus douleur morale, perte de la joie de vivre, mais «pathologie de l’action», sentiment de ne pas être à la hauteur, conscience pénible de l’incapacité de faire ce que les autres attendent de nous (d’où l’apparition sur le marché pharmaceutique de produits psychotoniques, vitaminiques, antidépresseurs, désinhibiteurs…). Ehrenberg poursuivait son propos en publiant, douze ans après, la Société du malaise, dans lequel il circonscrivait les effets, à la fois politiques, éthiques, sociaux, de l’élévation de la subjectivité et de l’autonomie au rang de concepts-clés de nos sociétés, et analysait critiquement (en comparant les approches psychanalytiques française et américaine) l’idée qu’il y aurait une «désinstitutionnalisation» des rapports sociaux (sinon disparition de la «vraie société», celle d’avant,celle où il y avait «de vrais emplois, de vraies familles, une vraie école et une vraie politique»), compensée par une psychologisation de ces mêmes rapports et donc une privatisation de l’existence. Il remettait ainsi en question, rappelle-t-il dans la préface de la Mécanique des passions (présenté comme étant «la suite» de la Société du malaise), le «thème canonique de l’opposition entre l’individu et la société, pour montrer qu’on avait affaire non à un déclin de l’idée de société résultant d’un individualisme forcené, mais à un changement dans nos manières d’agir que la figure de l’individu capable incarne».
Souffrance psychique
La notion d’«individu capable» est centrale. Elle était envisagée dans la Société du malaise sous l’angle de la psychanalyse, elle est ici considérée dans «sa version neurobiologique, cognitive et comportementale». On voit toute de suite la différence, et les enjeux : «Si la psychanalyse rappelle l’être humain à sa limite, les neurosciences cognitives l’invitent à les dépasser». Ces dernières «se présentent comme une "biologie de l’esprit" visant à une connaissance la plus complète possible de l’homme, pensant, sentant et agissant, à partir de l’exploration du cerveau (et des ramifications du système nerveux dans le reste du corps)». En ce sens, elles «reconfigurent», dans le cadre général des troubles du cerveau, la ligne qui sépare classiquement pathologies psychiatriques et pathologies neurologiques, en laissant aussi émerger une nouvelle idée-image de l’homme, où les questions de souffrance psychique restent centrales mais où se dessinent en plus «celles de bien-être ou d’amélioration des performances individuelles à l’égard desquelles l’opinion publique a les plus grandes attentes». C’est cette anthropologie que décrit la Mécanique des passions, à partir du problème central qu’elle pose et qui porte sur les rapports cerveau-comportement (lequel «inclut les pensées, les émotions et les actions»). Une telle entreprise prend en compte la «valeur heuristique des neurosciences» pour élaborer une «sociologique de l’individualisme contemporain», et ce dans la mesure où les neurosciences, tenues certes à des protocoles méthodologiques et expérimentaux strictement scientifiques, sont également «imprégnées de valeurs morales, de concepts sociaux ordinaires et d’idées communes - bref, de ce que la sociologie appelle des représentations collectives». Aussi n’est-il pas aisé de la mener à bien sans passer par d’ardus développements théoriques, même si, au fond, l’interrogation qui la porte est celle que chacun, naïvement sans doute (autrement dit sans considérer la façon dont s’entrelacent le biologique, le neurologique, le psychologique et le social), commence aujourd’hui à se poser : est-ce qu’il suffira un jour d’agir sur les circuits neuronaux pour trouver une vie acceptable, tant au niveau des perspectives qu’on se fixe soi-même qu’à celui des idéaux éthico-politiques qu’on peut construire et partager dans la société ?
«Prise de décision»
Trop circonstanciée, diversifiée et riche apparaît l’analyse pour qu’on puisse la résumer, qui passe de David Hume à António Damásio ou Olivier Sacks, de Marcel Mauss à Ralph Waldo Emerson ou à la grammaire naturelle de Chomsky, de la schizophrénie à l’intelligence artificielle, de l’empathie à la confiance et à l’«économie comportementale», du perfectionnisme moral à l’«informatique émotionnelle»… La question qui est au cœur de la Mécanique des passions (où rien n’est «mécanique» en vérité !) est pourtant toute simple : que se passe-t-il si l’homme n’est que son cerveau ? Il suffit toutefois de la préciser pour «entendre» le sens et l’étendue du travail d’Ehrenberg : si l’homme est son cerveau, que signifie «individualisme», qu’en est-il du «social» (bientôt objet de «neurosciences sociales, neurosciences cognitives sociales, neurobiologie de la cognition sociale, neurosciences cognitives du comportement social» ?), qu’est-ce qu’une souffrance morale, une maladie, jusqu’où se développeront les capacités humaines, la plasticité cérébrale sera-t-elle celle des machines, que voudra dire «partager des émotions», que deviendront des catégories telles que celles de faute ou de responsabilité, y aura-t-il «autorégulation» des agissements individuels, les neurosciences permettront-elles à chacun d’«accroître sa valeur» et de faire que cela ne se traduise plus par «une aventure solitaire analogue à celle du rat dans le labyrinthe» mais par l’établissement de «relations de coopération et de comportements "prosociaux", dans un contexte où chacun est appelé à produire son style de vie propre», etc. ?
«Dans un monde orienté par les idées-valeurs de l’autonomie, caractérisé par des changements permanents et des mutations profondes au travail, dans la famille, dans la religion, écrit Alain Ehrenberg, la possibilité de découvrir des fondements ou des corrélats physiologiques dans les structures cérébrales et de pouvoir agir sur eux, dans une perspective de régulation des comportements, n’est évidemment pas dénuée d’attrait». Emerge de là, en effet, la figure d’un homme que caractériserait la «prise de décision»,commandée par les passions. «Percevoir, évaluer-s’affecter, décider, c’est ainsi que se présente le sujet des neurosciences, comme un homme d’action qui adapte ses moyens à des fins dans une relation au temps centrée sur l’incertitude de l’avenir et imprégnée par des critères de confiance». Les neurosciences révéleraient donc le «potentiel caché» de l’homme - lequel, de toutes ses faiblesses, ses hésitations, ses tremblements, ses handicaps, saurait désormais faire trésor. Fin de la «société du malaise» ? Voilà un bel optimisme.

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Robert Maggiori
Alain Ehrenberg La Mécanique des passions - Cerveau, comportement, société Odile Jacob, 336 pp.


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