mercredi 25 avril 2018

La pornographie, nouvelle éducation sexuelle ?

L’accès aux images X, facile et gratuit, se banalise. Leur impact sur les comportements est débattu.

LE MONDE  | Par 

AUREL

Images partagées sur les réseaux sociaux, accès gratuit à des vidéos X sur Internet : jamais l’accès à la pornographie n’a semblé aussi facile. Au point qu’elle serait devenue pour les adolescents la principale initiation à la sexualité.

Ceux-ci – mais également des enfants – sont très largement confrontés à ces images en libre accès, comme l’a confirmé une enquête d’opinion réalisée par Opinionway pour 20 minutes et publiée le 11 avril. Dans ce sondage réalisé auprès de 1 179 jeunes majeurs âgés de 18 à 30 ans, 62 % déclarent avoir vu leurs premières scènes pornographiques avant 15 ans (dont 22 % avant 13 ans et 11 % avant 11 ans) ; 52 % de l’échantillon dit en avoir été « choqué » (38 % des hommes et 66 % des femmes).

Le sujet est devenu politique depuis le discours d’Emmanuel Macron contre les violences faites aux femmes, en novembre 2017, dans lequel le chef de l’Etat dénonçait un genre « qui fait de la sexualité un théâtre d’humiliation et de violences faites à des femmes qui passent pour consentantes ». Discours moralisateur, ou danger réel ? Un point fait l’unanimité : les parents sous-estiment l’exposition de leurs enfants. « Les adultes appréhendent les questions numériques à l’aune de leurs propres pratiques, affirme Gordon Choisel, président de l’association Ennocence. Or elles sont aux antipodes de celles des enfants. »

« L’individualisation de l’offre via les algorithmes fait que ce qu’ils voient sur Internet n’a rien à voir avec ce que voient les adolescents, explique également Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-8. Ce contenu peut également beaucoup varier entre eux, en fonction de leurs fréquentations, de leur cursus scolaire, du nombre d’amis qu’ils ont sur Facebook… »

Images non sollicitées


Mais contrairement aux idées reçues, le visionnage d’images pornographiques n’est pas toujours voulu. Selon un sondage IFOP auprès d’adolescents âgés de 15 à 17 ans de mars 2017, plus de 50 % des garçons et des filles interrogés étaient déjà tombés dessus sans l’avoir cherché.

Ces images intempestives peuvent être partagées sur Facebook, Snapchat ou encore Instagram, apparaître lors de la consultation de films ou de séries sur des plates-formes de diffusion illégales dans des fenêtres « pop-up » destinées à attirer des clics, sur les smartphones de camarades dans des cours de récréation – y compris à l’école primaire –, ou même lors de consultations de moteurs de recherche en tapant des mots à double sens ou des prénoms de filles… Le rite de passage du visionnage en groupe peut également être subi car dicté par le seul impératif de se conformer à la norme.

Quel est l’impact de ces images non sollicitées ? La nécessité d’en protéger les enfants prépubères fait l’unanimité. « Il n’y a pas besoin d’être expert pour se dire que le fait qu’un enfant puisse tomber sur une sodomie filmée en gros plan pose problème », lance Gordon Choisel. « Etre confronté à de telles images avant que la sexualité soit présente psychiquement peut créer des troubles (anxiété, troubles du sommeil), sur le moment ou plus tard, car les enfants en ressentent de la culpabilité », explique la psychologue Marion Haza, experte auprès de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique.

Pour les adolescents, les paramètres de l’équation sont différents. « Avec l’arrivée de la puberté, vers 12 ans et demi chez les filles et 13 ans et demi chez les garçons, la sexualité vient au premier plan dans la pensée, poursuit Marion Haza. Se poser des questions et regarder des images pornographiques est normal, tant que cela reste une exploration, sans devenir une obsession. »

« La dimension féminine de la sexualité est niée »


Le sociologue des médias Florian Vörös met également en garde contre tout alarmisme. « Dès l’apparition de la carte postale érotique à la fin du XIXe siècle, qui fut le premier objet de consommation sexuelle de masse, l’idée a prévalu que ces images étaient dangereuses pour les jeunes, relève-t-il. Il y a encore aujourd’hui une difficulté à accepter leur curiosité sexuelle. »

Cependant, ces images autrefois entourées d’un parfum de mystère, cantonnées aux sex-shops ou aux recoins secrets des vidéothèques familiales, sont aujourd’hui banalisées, sans même un message « interdit aux moins de 18 ans ».
En outre, sous l’influence de la course au clic, les sites de pornographie gratuits proposent des contenus de plus en plus trash (catégories « sexe brutal », « famille » mettant en scène des situations incestueuses, « teens » impliquant de très jeunes filles, « orgie », etc.), tout en étant très stéréotypés. « Les femmes y sont la plupart du temps traitées comme des objets, commente Sophie Jehel. Souvent il y a une inégalité en nombre : une femme pratique un acte sexuel avec plusieurs hommes. La dimension féminine de la sexualité est niée. »
Ces scènes influencent-elles pour autant les comportements ? « Aucune étude scientifique ne l’a démontré », relève Thomas Rohmer, président de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open). En particulier, tout lien direct entre ces images et les violences faites aux femmes, raccourci souvent effectué par les politiques, est réfuté. « Il est évident que ces violences existaient avant que ces images ne se banalisent », affirme Marion Haza. « En matière de sexisme, la pornographie fait partie du problème, dans un contexte culturel beaucoup plus large », renchérit Florian Vörös.

En somme, la pornographie participe à la diffusion de stéréotypes, mais ne les crée pas. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle est anodine. « Ces images sont contraires aux valeurs d’égalité entre les sexes de notre société, affirme Sophie Jehel. Elles n’aident pas à mettre en œuvre des relations équilibrées entre hommes et femmes. »

Impliquer les parents


Dans une étude qualitative d’octobre 2017 menée auprès d’une centaine d’adolescents de 15 à 18 ans de différents milieux sociaux, la chercheuse a mis en évidence une grande variété de réactions. « Un phénomène d’adhésion se produit chez certains garçons, observe-t-elle. Ils pensent que cette représentation est fidèle à la réalité et se préparent en les regardant. Les filles sont plus nombreuses à tenir un discours distancié. »

Certains jeunes manifestent également de l’indifférence ou, de façon plus inattendue, affichent un fort rejet. « Il est particulièrement sensible chez les garçons et les filles qui se revendiquent d’un islam strict et disent ne pas concevoir de sexualité avant le mariage, poursuit Sophie Jehel. L’omniprésence de la pornographie est condamnée et s’accompagne d’un discours puritain qui bloque toute réflexion sur le sujet. »

La qualité du dialogue au sein de la famille et le fait d’avoir été tenu à l’écart de ces images pendant l’enfance favorisent leur mise à distance. « La représentation que les adolescents se font de la sexualité n’émane pas d’un seul élément, complète Marion Haza. Ils picorent. L’important est qu’ils aient en tête qu’il s’agit d’images fabriquées, de fiction. »

D’où l’intérêt d’impliquer les parents, qui se sentent la plupart du temps démunis, dans cet « enjeu d’éducation », selon Thomas Rohmer. Les logiciels de contrôle parental sont seulement en partie efficaces et ne remplacent pas le dialogue. « Il faut aider les adultes à trouver les mots pour aborder ce sujet sans être dans l’impudeur », résume Sophie Jehel.

La ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé début mars le lancement d’un groupe de travail visant à rendre réellement effective l’interdiction des sites pornographiques aux moins de 18 ans. Pour la rentrée prochaine, l’interdiction des portables au collège et une opération de sensibilisation des parents sont annoncées.

Cette dernière s’annonce délicate, car le sujet est sensible, voire tabou. « Le mot pornographie risque de bloquer beaucoup de parents, observe Sophie Jehel. Il vaudrait mieux parler de sensibilisation à l’usage d’Internet par les adolescents. »

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