vendredi 20 avril 2018

François Cusset: «Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire»

Par Sonya Faure, Recueilli par — 


Dessin André Derainne

Et si nous étions, au quotidien, confrontés à une brutalité inédite ? Dans son dernier livre, l’historien réfute l’idée que nous vivons aujourd’hui dans une société plus apaisée qu’hier. Selon lui, la violence a changé de visage, devenant plus sournoise et psychique, à mesure que l’injonction à jouir se faisait plus pressante."

Burn-out, écocide, calvaire migratoire, cyberharcèlement… nous vivons dans une ère de grande violence. La thèse de François Cusset, historien des idées et professeur à l’Université de Paris Ouest-Nanterre, prend à rebrousse-poil l’idée commune qui veut que, siècle après siècle, nos sociétés se soient civilisées et pacifiées. Une théorie que soutenait récemment le psychologue canadien Steven Pinker dans son livre remarqué, la Part d’ange en nous (les Arènes), paru cet automne en France. Selon le cognitiviste, le prix donné à la vie n’aurait cessé d’augmenter au fil des siècles, tandis que la mortalité, due aux guerres ou aux crimes, n’aurait cessé de baisser. Erreur, soutient François Cusset dans son nouveau livre le Déchaînement du monde (la Découverte). La violence n’a pas reculé, elle a changé de visage. Elle n’est plus irruption soudaine, mais elle infuse notre quotidien. Elle n’est plus un accident mais un rouage de notre système. Encouragés par le marché, nous sommes devenus de «nouveaux sauvages».

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A l’encontre d’une idée répandue, vous soutenez que la violence n’aurait pas eu tendance à s’effacer au fil des siècles. Bien au contraire, les sociétés contemporaines seraient le théâtre d’une violence inédite. Sur quoi vous appuyez-vous ?
On calcule que les morts violentes sont moins fréquentes aujourd’hui que dans la première moitié du XXe siècle, et qu’elles étaient moins nombreuses alors qu’au Moyen Age. La violence tue, soit. Mais quand elle ne tue pas ? Comment mesurer ses effets ? En 1939, la philosophe Simone Weil écrivait que «la force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force : combien plus variée en ses procédés est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore ?» Il s’agit aujourd’hui de modifier le sens même du mot violence, pour en comprendre les dimensions moins visibles. Prendre en compte les nouvelles formes de la violence contemporaine -burn-out, suicides au travail, cyberharcèlement, épuisement, campagnes ravagées, villes de moins en moins vivables… -, et pour cela, changer d’instrument de mesure, dépasser des outils statistiques qui n’ont pas de sens en soi.
Mais comment la définissez-vous alors ? Stress, contrainte, autocensure, souffrance, conflictualité ? A vous lire, tout devient violence…
Le parti pris du livre est que la violence est une énergie affective qui circule, nous relie tous, et peut s’emballer jusqu’à la destruction. Il retrace le circuit complexe qui fait qu’elle n’est pas toujours là où on croit, pas seulement en Syrie ou en Seine-Saint-Denis, mais tout autant dans une tour de bureau tranquille d’une ville dite «en paix». La violence est aussi bien psychique et pérenne, que physique et ponctuelle. Elle ne se résume pas à la déflagration d’un coup. Elle s’inscrit dans les structures, les règles, l’ordinaire. Elle n’est pas seulement, peut être même n’est-elle pas surtout, l’événement, la saillie, la guerre, le meurtre, tout ce qui surgit et détruit soudain.
Vous réfutez le psychologue canadien Steven Pinker, pour qui nos sociétés accordent bien davantage de prix à la vie que dans les siècles passés…
Pourquoi tient-on autant à nous montrer que la vie est moins violente aujourd’hui qu’autrefois ? Steven Pinker nous dit de ne pas nous plaindre de la violence du monde contemporain, que c’était pire avant : le XXe siècle fut terrible, et le XIIe avec ses guerres en Asie centrale, encore bien pire. L’argument a toujours été utilisé par les pouvoirs pour délégitimer les revendications, égarer notre besoin de comprendre ce qui nous arrive. Rien, pour nos consciences occidentales, ne saurait être pire que ces points de non-retour historiques que sont, différemment, la Shoah ou la traite négrière. Or, il faut montrer que des formes de violences émergent aujourd’hui, peut-être moindres, mais à coup sûr inédites, qui n’existaient ni dans les camps nazis ni dans les plantations de coton. Un surmoi nous intimide, qui nous empêche de reconnaître la nouveauté de la violence actuelle. Il faut oublier l’approche comparative, cesser de nous demander si nous vivons dans un monde pire ou meilleur, et préférer un questionnement sur les modalités, les logiques, les circulations neuves de la violence. Que ressentons-nous de neuf, qui n’était pas éprouvé par nos ancêtres ?
Justement, ne sommes-nous pas devenus plus sensibles à la violence, ce qui expliquerait l’impression de vivre dans un monde plus brutal ?
On peut partir de ce paradoxe. Nous sommes à la fois des êtres hypersensibles, que traumatise une rixe aperçue dans la rue, un vol à l’arraché qui secoue nos corps douillets et, en même temps, totalement indifférents à la violence de masse, qui déroule ses effets sur nos écrans et sous nos fenêtres - errances hagardes, enfants de migrants dormant seuls dans la rue, ou ces femmes SDF qui font sur elles pour dissuader leurs compagnons d’infortune d’abuser d’elles.
La violence psychique inédite que vous pointez n’existait-elle pas dans les siècles précédents, même si elle n’avait pas de nom ?
La violence psychique a toujours été indissociable de la violence physique. Ce qui me semble nouveau c’est qu’elle est désormais une condition explicite, légale, managériale, prévue et théorisée, du fonctionnement d’ensemble du système. Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire. Elle n’est plus l’œuvre d’un patron sadique, elle est le rouage clé d’un système fondé sur l’accélération, la pression, la performance, la permanence de la précarité. Même les guerres aujourd’hui ont rejoint l’ordinaire : un quart de siècle au Congo, déjà huit ans en Syrie. Elles sont désormais tout à fait compatibles avec le développement économique et les échanges commerciaux. Contrairement aux crises migratoires précédentes, liées à des tragédies politiques précises, celle que nous vivons est vouée à devenir pérenne, notamment avec le changement climatique. D’où notre accoutumance, notre indifférence.
Et toutes ces violences appartiennent selon vous à une même dynamique…
Un ferment majeur les relie : la violence de l’économie, et la consigne qu’elle nous donne de nous lâcher. Tout le monde aujourd’hui est incité à se lâcher. Se «lâcher» n’est plus un trait psychique singulier mais une injonction, présentée comme la condition de l’épanouissement intime et collectif. «Libérer les énergies !» : on comprend mieux le slogan macronien, néolibéral et très suspect, à la lumière d’une tradition intellectuelle - la psychanalyse, Bataille ou Baudrillard - qui analyse les rapports sociaux en terme d’énergies affectives. Nos énergies pulsionnelles, il faudrait les intensifier, les optimiser pour en tirer le plus grand profit. Regardez le syndrome Trump-Sarkozy : insultant les femmes ou les immigrés, lançant du «casse-toi pauvre con», ces hommes politiques ne se contrôlent plus, et sont appréciés pour cela et non malgré cela. On apprécie leur sincérité, ils «libèrent leurs énergies».
Vous tirez cette thèse d’une relecture de l’ouvrage fondateur de Norbert Elias Sur le processus de civilisation (1939).
Alors qu’elle est aujourd’hui souvent critiquée, la thèse de Norbert Elias est essentielle et plus subtile qu’on ne croit. Malgré les guerres, les invasions ou le capitalisme, le comportement de l’homme occidental se serait modifié au fil des siècles pour se faire plus mesuré, retenu, policé. Elias ne dit pas que la violence a disparu, il la dissocie même d’une origine pulsionnelle, ou sauvage, montrant qu’en incorporant les normes de la civilité, on a aussi incorporé la violence sociale que nous font ces normes. Mais dans l’ensemble, il décrit son transfert vers l’armée et l’Etat, qui en ont acquis le monopole. Pourtant je crois que le tournant des années 60-70, a en partie invalidé la thèse du livre, à l’ère de l’informalité obligée : le marché, qui nous veut cool, inverse le processus de civilisation. Une nouvelle forme de sauvagerie a émergé, inhérente au marché total, qui a moins besoin des formes et de la politesse bourgeoise, que de l’extase, de l’hystérie, de l’intensité, de l’injonction à jouir. Les gens ont toujours su qu’ils ne pouvaient pas tout avoir, ni tout être. Mais le marché, plus encore avec la révolution numérique et sa «tyrannie de la visibilité» sur les réseaux sociaux, leur dit exactement l’inverse : être et avoir tout. Ce mensonge-là déstabilise profondément les sociétés, produit une forme inédite de haine et de frustration rentrée, qui un jour rompt le lien social.
Les membres de la classe moyenne seraient selon vous devenus les «nouveaux sauvages» ?
Pour Elias, la violence, en tant qu’exception, a toujours été le fait des extrêmes de l’échelle sociale : d’un côté les dominants et de l’autre ceux qui, n’ayant rien, y étaient réduits. Aujourd’hui, la violence concerne aussi bien le cœur du tissu social. Elle a quitté le régime de l’accident pour rejoindre celui de la norme, les marges pour le centre : derrière le vernis de respectabilité, la classe moyenne est en train de péter les plombs. En cause : sa nouvelle fragilité économique et affective (les couples se séparent, les gens ont peur), la promesse intenable du bonheur, qui l’incitent à des formes de folies intériorisées, bénignes pour le moment, sorte de syndrome de Gilles de la Tourette à bas bruit, qui conduit les gens les moins soupçonnables à ne pas se rendre à un rendez-vous clé, à répondre n’importe quoi à une question sérieuse, à commettre une impudeur ou un geste insensé. C’est le circuit de dérivation de la violence intérieure qui est engorgé. Les catharsis traditionnelles ne fonctionnent plus. L’image a envahi nos vies ordinaires. A la place des logiques culturelles de sublimation on a la pléthore de produits pop culturels consommés chaque jour. Frustration et haine de soi sont déviées vers l’autre, le bouc émissaire, le rival symbolique. Au risque de faire de nous des époux sauvages, des travailleurs sauvages, des électeurs sauvages.
Que faire pour l’éviter ?
Reprendre le contrôle collectif de nos destins, que ce soit par la discussion, le soulèvement, l’expérimentation locale de zones d’autonomie d’existence, qui peuvent réenclencher un circuit vertueux d’énergie collective. Après quarante ans de censure et de tabou autour de la violence politique, diabolisée jusque par l’extrême gauche, les nouvelles générations contestataires (zadistes, étudiants occupant leur fac, habitants d’un pâté de maison autogéré…) n’opposent plus, dans leur répertoire d’action, le discours à l’action directe, la pétition au blocage, le recours juridique au sabotage, mais les associent. A la violence que leur impose le pouvoir, de Notre-Dame-des-Landes aux amphis de Nanterre ou de Montpellier, elles ne comptent pas répondre seulement par l’indignation. L’insurrection n’est plus exclue, mais elle n’est plus fantasmée non plus, comme chez les gauchistes des années 70. Pendant ce demi-siècle de condamnation totale de la violence politique, on a érigé en idoles Martin Luther King, Thoreau, Gandhi ou Mandela… qui ne sont pourtant pas des figures non-violentes ! A les lire, on voit qu’à de nombreux moments de leur longue lutte ils ont envisagé le recours à la défense active, si les autres formes de combat échouaient. Opposer, dans l’absolu, violence et non-violence est un non-sens.

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