vendredi 13 avril 2018

Elisabeth Badinter : « Il n’y a pas de féminisme sans laïcité »

Dans un entretien au « Monde », la philosophe s’inquiète de l’offensive menée par les mouvements antiavortement au nom d’une idéologie qui défie la nature.

LE MONDE  | Propos recueillis par 

L’écrivain et philosophe Elisabeth Badinter, en 2006, à Paris.
L’écrivain et philosophe Elisabeth Badinter, en 2006, à Paris. ERIC FEFERBERG/AFP

Philosophe, Elisabeth Badinter n’a cessé de questionner les rapports entre les hommes et les femmes et de promouvoir un féminisme progressiste et républicain. Essayiste, elle s’attache à réfuter l’idée d’un amour maternel inné (L’Amour en plus, Flammarion, 1980), à défendre une ressemblance entre les sexes (L’un est l’autre, Odile Jacob, 1986), à étudier les racines de l’emprise des religions sur le corps des femmes ou bien encore à critiquer les impasses du néoféminisme (Fausse route, Odile Jacob, 2003).

Pour Le Monde, Elisabeth Badinter revient sur le mouvement #metoo et s’alarme de l’offensive d’une nouvelle droite catholique et identitaire contre les libertés des femmes, comme le droit à l’avortement.

Interdiction des relations sexuelles entre majeurs et moins de 15 ans, allongement des délais de prescription pour les crimes sexuels sur les mineurs, élargissement de la définition du harcèlement sexuel et moral, création d’une contravention d’outrage sexiste… Le projet de loi présenté par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, et Nicole Belloubet, ministre de la justice, va-t-il dans le bon sens ?

Je suis contente que l’on ait tenu compte des avertissements du Conseil d’Etat contre les condamnations automatiques de jeunes majeurs qui auraient des relations sexuelles avec une adolescente de moins de 15 ans. En revanche, je regrette que l’âge du consentement soit fixé si tard et souhaite vivement que l’on tienne compte des observations du planning familial concernant les différences de maturité entre adolescents de 13 à 14 ans.

Enfin, la notion d’« outrage sexiste » me paraît englober des comportements très différents. Il me semble que l’on ne devrait sanctionner que les situations dangereuses, telles un homme qui vous suit de façon agressive ou des gestes inconvenants sur le corps des femmes. Mais pas les sifflements et paroles déplacées qui relèvent de l’éducation.

Ces mesures s’inscrivent dans le prolongement de l’affaire Weinstein et des mouvements #metoo et #balancetonporc. Ont-ils été salutaires ?

Au tout début, l’initiative me semblait vraiment intéressante, c’était du jamais-vu. Les réseaux sociaux ont permis l’émergence de ces voix de femmes étouffées qui pouvaient enfin dénoncer les agressions sexuelles dont elles étaient l’objet.
Et puis j’ai trouvé que ça commençait à déraper, comme en témoigne la violence incroyable suscitée par la publication dans Le Monde, en janvier, de la tribune dite des 100 femmes. Que l’on critique certains passages du texte, je le conçois très bien, mais il y avait quelque chose de haineux dans les réactions de certaines, notamment à l’égard de Catherine Deneuve. C’est une femme de ma génération et je lui ai toujours été reconnaissante, comme aux 343 femmes, d’avoir signé, en 1971, le manifeste sur l’avortement. On peut être féministe et farouchement contre les dérives de #balancetonporc.

Quelles sont-elles ?

Les hommes doivent se remettre en question. C’est essentiel. Et, en même temps, je me suis demandé comment je prendrais tout cela si j’étais un homme. A en écouter certains de moins de 40 ans, j’ai compris qu’ils étaient « tétanisés » par cette situation.

D’autre part, l’appel à la dénonciation par les réseaux sociaux me heurte. Le lynchage médiatique ne peut pas se substituer à la justice, c’est un principe sacré de la démocratie.

Que reprochez-vous aux militantes « néoféministes » ?

Les néoféministes se sont emparées de la parole des femmes qui ont spontanément lancé ce mouvement pour asseoir l’idée selon laquelle la plupart des hommes sont porteurs de violence à leur égard. Sans compter qu’elles ont minoré la question sociale.

Selon une statistique du ministère du travail [« Dares analyses », nº 002], sortie en janvier, les femmes qui exercent un travail précaire ont 78 % plus de risques d’être harcelées que les femmes qui ont un travail stable. Or, cette affaire de différences sociales a été très peu abordée. Il fallait, pour les néoféministes, que toutes soient dans la même situation.

De fait, tous les chiffres ou remarques de ce genre ont été considérés comme un coup de couteau porté à l’unité, à l’union des femmes. Selon elles, toutes les femmes pourraient être de potentielles agressées ou victimes, et un homme sur deux ou un sur trois des agresseurs. Mais cette vision du monde, victimaire et essentialiste, et qui, de surcroît, oublie la question sociale, ne me convient pas.

Prend-on suffisamment la mesure du retour du religieux qui s’opère sur tous les fronts, de l’avortement à la procréation médicalement assistée (PMA), et remet en cause nombre de conquêtes des femmes ?

Non. On sait que l’avortement est condamné par l’Eglise catholique. Mais, au fond, depuis la loi Veil, on ne l’entendait plus vraiment sur cette question. Chaque année, quelque trente ou quarante militants s’enchaînaient devant l’Assemblée nationale pour dénoncer l’avortement, mais ça n’allait pas plus loin.

Or, en 2016, un matin, j’ai entendu à la radio un évêque condamner clairement l’avortement. Il disait que c’était un crime, un homicide, que l’on tuait un enfant. Je n’avais pas entendu ce type de discours de la part d’un homme d’Eglise haut placé depuis longtemps. Et, au moment des primaires de la droite, lors de la campagne présidentielle, je me suis rendu compte que l’on commençait aussi, chez certains politiques, tel François Fillon, à remettre la question de l’avortement sur la place publique.

Lors de la campagne présidentielle, François Fillon a déclaré que, à titre personnel, il n’était pas favorable à l’avortement, reprenant les convictions d’une partie de son électorat porté par le succès de La Manif pour tous. Avez-vous mesuré l’ampleur de ce mouvement social ?

J’aurais dû me dire, après avoir vu des centaines de milliers de gens manifester en 2014 contre le mariage pour tous, qu’il était logique que les plus jeunes créent des réseaux pour défendre leurs idées. Il y a aujourd’hui une force militante toute nouvelle qui se bat pour la suppression de l’avortement.

Regardez l’influence de l’association Sens commun, qui est une émanation de La Manif pour tous, sur la droite française. Je n’ai pas immédiatement fait le lien avec les anti-IVG. Il y a un immense réservoir de catholiques très à droite et qui n’ont pas oublié leur engagement contre le mariage pour tous.

D’ailleurs, c’est intéressant de voir la différence de méthodologie pour un même combat entre la France, république laïque, et l’Italie, pays marqué par l’influence du pape. En Italie, d’une part, il y a un mouvement de culpabilisation (70 % de médecins en appellent aux cas de conscience face aux demandes d’avortement, ce qui étouffe peu à peu la possibilité pour une femme d’avorter), et, d’autre part, l’essor d’une philosophie écolo-globale, radicale, défendue par le pape.

Quels sont les ressorts de cette nouvelle écologie politique de droite ?

Le pape, dans ses discours, appelle à la protection de la nature, qui va de l’embryon à l’écosystème global, prône le respect de l’environnement comme celui du corps de la femme. On explique alors aux femmes que, si elles sont prêtes à défendre la moindre des espèces animales, elles ne peuvent donc admettre que l’on supprime un embryon, qui serait un humain en puissance.

En 2010, dans Le Conflit, la femme et la mère (Flammarion), je mettais déjà en garde contre ces propos écologiques radicaux qui appellent à une révérence totale à l’égard de la nature. Je voulais lutter contre la réactualisation du discours rousseauiste et de son message de soumission aveugle à la nature. Je suis cartésienne et l’idée d’être « comme maîtres et possesseurs de la nature » me semble plus libératrice que celle prônée par la sainte alliance des réactionnaires. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il ne faille pas protéger l’environnement.

Plusieurs pays, comme la Pologne, la Hongrie ou les Etats-Unis, limitent progressivement le droit à l’avortement…

Dans la plupart des pays, les gouvernements n’osent pas supprimer directement le droit à l’avortement, alors ils procèdent par étouffements successifs.

En Hongrie, par exemple, ils commencent à répandre leur propagande dès le plus jeune âge, au sein même des écoles. Ailleurs, des restrictions et des limitations de plus en plus grandes à la capacité d’avorter sont mises en place. Aux Etats-Unis, par exemple, dans le Kentucky, il n’y a plus qu’un hôpital où les femmes peuvent avorter. Regardez la Pologne, mais aussi les évangéliques américains, les Russes orthodoxes, qui mettent des sommes considérables au service des anti-IVG. Sans parler des lobbys à Bruxelles.

La France échappera-t-elle à cette vague ?

Ce qui m’inquiète le plus, c’est de constater que l’on ne sait pas vraiment ce qui se passe et ce qui menace le droit à l’avortement.

Dans le documentaire Avortement, les croisés contre-attaquent, diffusé le 6 mars sur Arte, j’ai découvert le mouvement Les Survivants, qui explique, dans une vidéo consultable sur Internet, qu’il ne faut surtout pas condamner l’avortement, mais convaincre autrement. Leur cible : les moins de 35 ans. Pourquoi « Les Survivants » ? Parce que, selon eux, seulement un enfant sur cinq a pu survivre aux ravages de l’IVG. Ils se disent des « rescapés ». Les Survivants détournent les slogans féministes avec talent, au point même de s’être servis de Simone Veil pour leur propagande. A vomir.

Ils utilisent le marketing contemporain pour apparaître comme un mouvement de jeunesse, généreux, qui se revendique de l’écologie intégrale. C’est beaucoup plus subtil que la culpabilisation italienne et redoutablement efficace. Lors de leur manifestation en juin 2016, ils étaient des milliers. Nous sommes assez ignorants de ce qui est en train de se jouer, et c’est pour cela que je suis très reconnaissante à Alexandra Jousset et Andrea Rawlins-Gaston d’avoir réalisé ce documentaire. Elles ont tiré le signal d’alarme.

Ce n’est pas uniquement la vieille garde traditionaliste que l’on voit militer, ce sont des jeunes gens dans le vent et souvent charpentés intellectuellement, qui prennent le relais de la croisade antiavortement. Comment expliquez-vous l’éclosion de cette génération conservatrice et parfois même ultraréactionnaire ?

Le vent souffle à droite. Et cette nouvelle génération en appelle à des repères qu’elle croit neufs, mais qui sont fort anciens : Dieu et la nature.

Ce qui est étrange, c’est qu’une partie de la droite et de la gauche se retrouve parfois sur certains points. L’extrême droite et une partie de l’extrême gauche sont devenues les avocats les plus passionnés de la parole religieuse, qu’elles veulent remettre au centre du débat public. Et force est de constater que ça ne marche pas si mal.

Au sein des trois religions monothéistes, le radicalisme monte en puissance. L’extrême droite se présente aujourd’hui comme pratiquante, l’extrême gauche, elle, défend le plus souvent les libertés religieuses, parce qu’elle considère que critiquer une religion, en l’occurrence l’islam, est une forme de racisme. Et, au milieu de tout cela, il y a une majorité muette et inconsciente du danger qui pèse sur ses droits. Un ventre mou qui n’a pas réalisé qu’il n’y a pas de féminisme sans laïcité.

Dans ces conditions, comment défendre un féminisme à la fois républicain et progressiste ?

Il faut défendre la laïcité, or les troupes ne sont pas là. Il est impératif de relier la question des libertés personnelles, individuelles, féminines, à la neutralité absolue d’un Etat laïque qui n’a pas à se conformer à la parole religieuse.

On aimerait voir des jeunes gens enthousiastes du côté des progressistes de gauche engagés pour la défense de ces libertés, qui ont été si difficiles à acquérir. Je trouve les politiques si peu courageux sur cette question de la position à adopter face aux Eglises. Il y a quand même le livre de Marlène Schiappa, Laïcité, point ! (L’Aube, 2017), qui est impeccable sur le sujet, mais je la trouve bien seule. Jusqu’à présent, les autres sont restés muets.

Certaines féministes ont déjà essayé de nous mettre en garde sur la difficulté grandissante d’avorter. On ne les a pas entendues et peut-être s’est-on dit qu’elles exagéraient. Or il faut garder en tête les avertissements solennels de Simone de Beauvoir et de Benoîte Groult : les droits des femmes ne sont pas inscrits dans le marbre et peuvent être remis en cause. La montée en force des droites dans les pays occidentaux, qui prônent le grand retour en arrière, semble, hélas, leur donner raison.

Les Etats généraux de la bioéthique réactivent les débats idéologiques sur la gestation pour autrui (GPA), combattue par la droite, mais aussi par une partie de la gauche. Pour quelles raisons y êtes-vous favorable ?

Je suis bien entendu pour la PMA et également favorable à une GPA encadrée, qui protège toutes les parties contre les dérives commerciales possibles. Ce qui signifie : un salaire modeste pour la mère porteuse et le remboursement de tous ses frais.

Par ailleurs, les enfants nés dans ces conditions, nous le savons par des études américaines, ne sont pas plus que les autres un gibier pour psy. D’autre part, les femmes qui acceptent de porter un enfant pour un couple homo ou hétéro, sans donner leurs ovocytes, ne sont pas traumatisées par cette expérience. Elles sont des nourrices bienveillantes. Elles ont beau le clamer, on refuse de les entendre.

Certes, leur nombre est limité, mais pourquoi ne pas admettre qu’elles le ressentent comme un acte gratifiant de générosité. Pourquoi méconnaître le cas des femmes qui aiment être enceintes sans pour autant vouloir élever un enfant ? Pourquoi nier que l’« instinct » maternel n’est pas universel, notamment durant la grossesse et parfois même après la naissance de l’enfant ? Il faut en finir avec l’idée que l’amour maternel est automatique.

« Nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Eglise et l’Etat s’est abîmé, et qu’il vous importe à vous comme à moi de le réparer », a déclaré Emmanuel Macron à la Conférence des évêques de France. A-t-il eu raison ou bien s’est-il affranchi des limites fixées par la laïcité française ?

Cette attaque frontale de la loi de 1905 est une grande première. Jusqu’à ce jour, tous les présidents de la République, quel que soit leur conviction spirituelle, se sont fait un devoir de défendre les institutions et les principes républicains. La laïcité qui sépare le temporel du spirituel et traite à égalité croyants et non croyants est l’un de ces principes qui fondent l’identité de notre pays et nous permet de vivre paisiblement les uns avec les autres.

Par ailleurs, il est difficile de comprendre en quoi les catholiques sont maltraités. Ces derniers, de gauche ou de droite, ont toute latitude d’exprimer leurs convictions. Alors pourquoi cet appel aux catholiques à faire de la politique, comme si je ne sais quelle force les bâillonnait ? Est-ce le désir qu’un communautarisme religieux s’installe dans notre pays ?

Laissons la politique gérer la cité et les religions s’occuper des croyants. C’est bien grâce à cette séparation de l’Eglise et de l’Etat que les femmes ont acquis des libertés et des droits que l’Eglise leur a si longtemps refusés, tels le vote, la contraception ou l’avortement.

Les Eglises interdisent au nom de dieu, alors que la laïcité est libératrice. Sans cette dernière, les femmes seraient toujours des citoyennes de seconde zone, soumises à leur mari et les homosexuels des parias. Force est de constater que le président Macron vient hélas de donner aux Bernardins le signal le plus inquiétant du grand retour en arrière.


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