lundi 12 mars 2018

Mai 68 : un pavé dans l’école

Par Philippe Douroux — 

Cours d’espagnol au lycée Montaigne à Paris, en 1960.
Cours d’espagnol au lycée Montaigne à Paris, en 1960.Photo Maurice Zalewski. Adoc

Au colloque d’Amiens, le 15 mars 1968, tout le monde, y compris le ministre de l’Education nationale, s’accorde pour dire qu’il faut tout changer dans l’enseignement. Mais rien ne bougera, et la quasi-faillite du système français reste d’actualité.

Ce fut un étrange moment de concordance des esprits, des mots et des idées qui n’allaient rien donner. Le 15 mars 1968, tout ce que la France compte de spécialistes de l’éducation se retrouve à Amiens pour un colloque préparé depuis plusieurs mois avec au programme une foultitude de débats, de tables plus ou moins rondes.
L’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique a invité Pierre Bourdieu, un sociologue en devenir qui a publié deux ans plus tôt les Héritiers : les étudiants et la culture, les théoriciens d’une école «nouvelle», d’une pédagogie alternative, toutes les nuances du paysage syndical, de la droite conservatrice à la gauche de la gauche, quand le terme gauchiste n’existait pas encore. Ainsi qu’Alain Peyrefitte, un ministre de l’Education nationale respectueux de l’ordre gaulliste, mais soucieux de modernité.

Pendant deux journées intenses, les mots prononcés semblent dire la même chose : il faut tout changer dans l’enseignement. Il s’agit de reprendre le plan Langevin-Wallon qui, en 1947, devait mettre en place «un enseignement gratuit, laïque et obligatoire jusqu’à l’âge de 18 ans avec un corps professoral unique de la maternelle à l’université» et fut abandonné dès sa publication. En mars 1967, une tribune adressée au Monde par un professeur du lycée de Corbeil-Essonnes avait marqué les esprits : «Arrêtons le massacre ! L’école va si mal qu’il vaudrait mieux débrayer pendant une année entière pour étudier tous ensemble s’il existe des moyens de la guérir.»

«Qualités du cœur»

Depuis le début de l’année 1968, des établissements scolaires s’agitent, réclamant une remise à plat d’une école figée au siècle précédent. Françoise Giroud, éditorialiste à l’Express, s’inquiète de voir la société française incapable d’écouter sa jeunesse et prend la défense des lycéens qui réclament de manière véhémente «un droit de regard sur ce qui les concerne». «Si la violence ne s’exprime pas à 16 ans, à quel âge est-elle donc naturelle ? A 76 ans ?» On ne s’ennuie pas dans les écoles de la République, on se projette dans un avenir que l’on espère différent. «Les lycéens en colère réclament des relations nouvelles entre élèves et maîtres ; ils exigent, enfin, le droit à l’activité politique et à la libre expression de leur opinion»,insiste Françoise Giroud.
Les 600 participants au colloque d’Amiens vont en fait décortiquer ce mal-être qui tourne autour des rapports maître-élève et de la formation des enseignants, fondée uniquement sur leur savoir académique sans aucun souci quant au savoir transmettre, à la pédagogie.
André Lichnerowicz, mathématicien et professeur au Collège de France, qui préside la séance inaugurale du colloque d’Amiens, dresse un bilan assez effrayant du système éducatif français. Fondé sur «un délire notateur», il forme des «gens malheureux, désadaptés […], ne sachant véritablement ni travailler ni se divertir». Il en conclut : «Un maître doit être un éducateur bien plutôt qu’un juge.»
Curieusement, Alain Peyrefitte n’est pas très éloigné de cette manière de voir les choses quand il assure qu’il faut transformer en profondeur le rôle de l’instituteur et du professeur. «Nous voudrions surtout que [le maître] soit et se veuille un éveilleur, un animateur, un formateur, et plutôt que le serviteur de sa discipline, le serviteur de ses élèves. Nous voudrions qu’il soit recruté pour les qualités du cœur et du caractère, autant que pour les qualités de l’esprit»,déclare-t-il plein d’enthousiasme. Qui est contre ? Personne, évidemment, même si les représentants du Parti communiste français défendent l’idée que changer l’école est une lutte secondaire quand il faut d’abord changer la société. Yann Forestier, historien spécialiste de l’éducation qui a travaillé sur le colloque d’Amiens, parle d’un malentendu : «Il se construit un consensus étrange. Tout le monde pense qu’il faut changer l’école, et en particulier l’enseignement secondaire, que le rapport maître-élève est à revoir, mais personne ne prend en compte les bouleversements que cela suppose. Amiens est le fruit des années 60, l’envie de l’époque est là.» Libres Enfants de Summerhill,d’Alexander Sutherland Neill, devient alors le livre de toute la réflexion sur une école anti-autoritaire et Ivan Illich signe Une société sans école.C’est l’air du temps auquel Amiens semble coller. Tout peut être et doit être remis en question.
Egalement historienne de l’éducation, Noëlle Monin décrit elle aussi l’étrangeté des débats. «Pierre Bourdieu explique très posément la place de l’école dans la société, la place de l’éducation dans la reproduction de la société, un sujet sur lequel il travaille et qui donnera lieu deux ans plus tard à la publication dela Reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement. Mais il évite de prendre part au débat au-delà de son exposé.»
En fait, tout le monde semble soucieux de ne pas fragiliser cette envie de changements affichée par tous. Reste à définir lesquels. Mais pour ça, on verra plus tard. L’essentiel paraît acquis : la volonté de mutation est bien là. Les mois et les années qui vont suivre seront ponctués de blocages en tout genre. Alain Peyrefitte sera remercié quelques semaines plus tard, le 28 mai, et les ministres de l’Education nationale n’auront de cesse d’éviter tout sujet qui fâche le corps enseignant. Quand René Haby met en œuvre le collège unique en 1975, il est confronté à une violente vague de contestation, alors même qu’il s’agit d’une revendication de gauche pour en finir avec une orientation scolaire très précoce.

Obéissance

Un demi-siècle après le colloque de 1968, ce sont les historiens qui se sont retrouvés les 8 et 9 mars pour dresser un bilan qui n’a rien de glorieux. Quels que soient les classements, l’école française pointe parmi les mauvais élèves. Une enquête internationale, Trends in International Mathematics and Science Study, parue en novembre 2016, place la France en queue de liste parmi les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Elargissons le cercle avec le classement Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), qui concerne les collégiens de 15 ans dans 70 pays : la France se trouve au milieu de cette distribution, montrée du doigt pour les inégalités scolaires. L’école est toujours autoritaire, les expériences de pédagogies alternatives sont restées marginales, les rapports entre le maître et l’élève fondés sur l’obéissance n’ont guère évolué.
Finalement, on pourrait reprendre les mots prononcés en 1968 à Amiens par André Boulloche (1915-1978), député socialiste de Montbéliard et ancien ministre de l’Education nationale, quand il regrettait la part dérisoire dédiée à la recherche sur les sciences de l’éducation qui venaient de voir le jour : «Il a été dit et répété qu’une entreprise qui y consacrerait une fraction aussi minuscule de son budget irait immanquablement à la faillite.» Au regard des notes récoltées par l’école française dans les classements internationaux, nous y sommes.

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