jeudi 22 mars 2018

Mai-68 marque-t-il l’an I de la révolution sexuelle ?

A l’époque, Daniel Cohn-Bendit avait interpellé le ministre des sports sur les « problèmes sexuels des jeunes », mais la question a été peu abordée pendant le mouvement. C’est ensuite que la parole s’est peu à peu libérée.

LE MONDE IDEES  | Par 

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Manifestation, à Paris, le 29 mai 1968.
Manifestation, à Paris, le 29 mai 1968. BRUNO BARBEY/MAGNUM PHOTOS

« Jouissez sans entraves », « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution. Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour »… Les graffitis inscrits sur les murs de Paris en mai 1968 ont construit une légende : ce joli mois marquerait l’an I de la révolution sexuelle.

Un mythe que déconstruit patiemment Michelle Zancarini-Fournel. « Il faut distinguer les représentations qui se sont imposées au cours des décennies qui ont suivi 1968 et les pratiques réelles de l’époque », prévient l’historienne, qui a dirigé, avec Philippe Artières, 68. Une histoire collective (1962-1981) (La Découverte, 2008).

En 1968, il y eut certes l’interpellation de Daniel Cohn-Bendit au ministre des sports de De Gaulle – « J’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse, en 300 pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes » – et les revendications du Mouvement du 22-Mars sur l’accès des garçons à la résidence universitaire des filles de Nanterre. Mais ce fut à peu près tout. « La question de la sexualité intéressait les étudiants en sociologie de Nanterre avant 1968, mais elle n’a quasiment pas été abordée lors des assemblées générales dans les universités, souligne Michelle Zancarini-Fournel. Et, dans le mouvement social, on en parlait peu ou pas du tout – sauf dans quelques entreprises de femmes. »

Les féministes aux avant-postes


C’est plutôt au cours des décennies qui suivent Mai-68 que la parole sur le corps et la sexualité, peu à peu, se libère. Les féministes sont aux avant-postes de ce mouvement qui bouscule la morale, la pudeur et la bienséance.

« Elles insistent sans relâche sur le fait que leur corps leur appartient, raconte Michelle Zancarini-Fournel. C’est d’ailleurs le titre d’un livre témoignage écrit par des femmes de Boston et publié en France en 1977 : Notre corps, nous-mêmes [Albin Michel]. Ces mouvements luttent surtout en faveur de la contraception et de l’avortement, mais, dans les “groupes de conscience”, la question de la sexualité est, elle aussi, abordée. »

Les mouvements féministes obtiennent gain de cause sur le terrain du droit : la contraception est autorisée sans restrictions, y compris pour les mineures, en 1974, et l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en 1975.

Mais les pratiques amoureuses et sexuelles sont beaucoup plus lentes à se transformer. « Elles évoluent par capillarité, sur la longue durée, souligne Michelle Zancarini-Fournel. Il y a bien sûr des basculements, mais, pour les repérer, il faut observer le comportement des couples sur deux ou trois décennies, comme l’ont fait les sociologues Michel Bozon et Nathalie Bajos. Ce n’est pas une cascade, c’est un cours d’eau qui s’écoule très doucement. »

Scénarios égalitaires


Pour Michel Bozon, auteur de Pratique de l’amour (Payot, 2016), ce lent mouvement a permis aux femmes d’augmenter « considérablement leurs marges de manœuvre » dans le domaine de la sexualité, résume-t-il dans Le Monde diplomatique de février.

Depuis les années 1970, la passivité féminine a cessé d’être la norme, le répertoire des pratiques sexuelles s’est élargi et des scénarios de plus en plus égalitaires ont émergé. Cette évolution s’inscrit dans un paysage nouveau, insiste-t-il : augmentation du niveau d’instruction des femmes, participation croissante au marché du travail, modification des équilibres au sein de la famille.
Les enquêtes permettent de mesurer l’ampleur de ces transformations. Depuis les années 1970, les caresses, la masturbation mutuelle ou la sexualité orale ont pris de plus en plus d’importance. En 1970, les deux tiers des Français déclaraient que leur dernier rapport sexuel avait eu lieu à l’initiative de l’homme alors que, dans les années 2000, les quatre cinquièmes d’entre eux disaient en avoir eu envie tous les deux.

« La hausse spectaculaire, entre les années 1970 et les années 2000, de la satisfaction que les femmes expriment à l’égard de leur vie sexuelle est liée à leur attitude désormais plus active au cours de l’interaction sexuelle », souligne Michel Bozon.

« Disciplines internes »


Peut-on pour autant parler de « révolution » ? Michel Bozon en doute. « Je suis réticent à qualifier de révolution les changements intervenus dans les conduites depuis les années 1960, ­estimait-il en 2002 dans la revue Mouvements. Cet usage routinier de l’expression “révolution sexuelle” procède d’une vision de la sexualité qui a vieilli. On ne se représente plus, à la façon de [Wilhelm] Reich ou de [Herbert] Marcuse, les comportements sexuels comme entravés par des contraintes sociales qu’il s’agirait simplement de lever pour permettre une expression libre des pulsions sexuelles. »

Plutôt que de révolution, Michel Bozon préfère parler du passage d’une sexualité construite par des « contrôles et des disciplines externes aux individus » à une sexualité reposant sur des ­ « disciplines internes ». L’autonomie, résume-t-il, l’a emporté sur la libre jouissance.

« Il ne s’agit pas d’une libération, mais d’une intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales, développe Michel Bozon. Les changements doivent sans doute être moins considérés comme une émancipation que comme une individualisation. Avec l’intériorisation des contrôles, l’individu doit établir lui-même ses normes et sa cohérence intime, tout en continuant à être jugé socialement. »

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