mardi 27 mars 2018

La folie au Moyen Age, une histoire de famille

L’historienne Maud Ternon plonge dans les archives judiciaires et livre une approche sociale de la déraison selon les médiévaux, qui contourne Foucault.

LE MONDE  | Par 

« L’Extraction de la pierre de folie », de Jérôme Bosch, début du XVIe siècle (Musée du Prado).
« L’Extraction de la pierre de folie », de Jérôme Bosch, début du XVIe siècle (Musée du Prado). AKG-IMAGES/SPL

L’Europe du XVIe siècle s’est délectée d’un poème épique qui peut être considéré comme le tombeau du Moyen Age, Orlando furioso, de L’Arioste (1474-1533). Cette « fureur » de Roland, qui a suscité tant de passion, est à la vérité une « folie », celle dans laquelle le héros tombe à la suite de son abandon par Angélique, sa bien-aimée. Furor et furiosussont les mots de la folie médiévale, comme Maud Ternon le rappelle au seuil de Juger les fous au Moyen Age.

Si l’ombre de Michel Foucault (1926-1984) plane sur l’ouvrage, c’est pourtant d’abord à un détour par rapport à l’héritage écrasant d’Histoire de la folie à l’âge classique (Plon, 1961) que le lecteur est invité, les procédures et les institutions judiciaires étant moins l’occasion d’entreprendre une archéologie du sujet occidental que d’esquisser une histoire sociale de la folie. En s’inspirant du sociologue Howard Becker et de sa notion de labelling (« étiquetage »), l’historienne cherche à comprendre comment une société considère qu’une personne relève de la folie à partir de pratiques concrètes, celles de la justice civile.

Ce choix, qui repose principalement sur l’étude des archives du Parlement de Paris et des registres du Châtelet, est sans doute l’aspect le plus original de la démarche, car les historiens du Moyen Age ont toujours privilégié la justice pénale, ses crimes, son élaboration doctrinale et ses enjeux politiques. Les tribunaux civils offrent une autre scène, sur laquelle la folie est d’abord une affaire de succession ou de curatelle. On cherche à faire invalider un testament ou un contrat, ou bien à mettre sous tutelle un parent qui sème le trouble ou dilapide son patrimoine.

Le surnaturel tenu à distance


Les fous ont plusieurs visages, ceux de la démence, de la sénilité, des accès de violence ou de la simplicité d’esprit. Ils ont, parfois, des accès de lucidité. Comment les reconnaître ? Une enquête menée en 1278 après un suicide permet par exemple d’approcher au plus près l’identification de la folie par la justice. Si les médecins interviennent parfois dans l’expertise, ce sont surtout les témoignages des voisins ou des proches qui fondent la qualification. Le surnaturel est tenu à distance, de même que le biologique : la folie est d’abord un fait social, qui se manifeste par des comportements jugés déviants par la communauté.

La prodigalité excessive en est un, en particulier lorsqu’elle risque de dissiper les biens d’un lignage. C’est ainsi que, en 1425, Jean de Thelis empêche sa mère, Anne, devenue veuve, de disposer de ses ressources, qu’elle emploie pour un nouveau compagnon, à qui elle s’est unie hors de tout lien matrimonial. Mais les tribunaux restent maîtres de la décision. En 1408, Jeanne de Dormans, héritière d’un puissant lignage, accuse son fils unique, Denis, de dilapider son patrimoine. Il faut dire qu’elle voulait le voir entrer dans les ordres, tandis qu’elle dotait richement ses filles pour les marier à des rejetons de familles prestigieuses mais désargentées. La dépense était pour Denis un acte de protestation contre une stratégie familiale qu’il refusait, et l’accusation qui lui est faite d’être de « petit gouvernement », et donc la menace d’être placé sous tutelle, tournent court.

La folie devient un outil juridique et sociologique d’arbitrage des conflits familiaux et suscite une jurisprudence appuyée sur le droit romain. La mise sous tutelle et l’interdiction visent à empêcher la désagrégation de l’ordre familial, dans un lent processus de judiciarisation de la vie des parentèles, où la puissance publique n’intervient qu’en dernier recours.

Acceptation de la folie


Dès lors, le retour final du livre vers les affaires criminelles éclaire ces dernières sous un nouveau jour. Elles sont marginales car le procès, en cas de folie, est souvent évité, voire impossible. Elles suffisent cependant à mettre en lumière la responsabilité que la folie engage : c’est aux parents de contrôler les fous, sous peine d’être punis. L’âge d’un nouveau partage entre folie et raison, lié à une gestion collective et institutionnelle de la folie, n’est pas arrivé. Mais, dans ce régime médiéval de la folie, l’exercice, par leurs proches, de la violence et de la contrainte physique sur les fous est la condition de l’intégration sociale de la folie et de son acceptation au quotidien. Cette ambivalence est la condition qui permet de contrôler le « désordre des familles », ramenant par un autre chemin à Foucault, qui évoquait « ces vies infimes devenues cendres dans les quelques phrases qui les ont abattues ».

EXTRAIT

« Le comportement d’un coupable juste après son crime peut (…) être interprété comme une preuve de folie. (…) Une mère démente, après avoir sauvagement tué son fils de 5 ans, s’enferme dans sa chambre et se met à danser et sauter. Un jeune valet nommé Perrot, coupable de “compagnie charnelle” avec une vache, ne paraît pas saisir la gravité de son acte, “dont par son insensibilité il ne tenoit compte mais lui sembloit que ce seroit bien fait”. (…) En 1368, un jeune homme nommé Jehannin du Moustier tue son père à coups de bâton dans un accès de démence puis, le voyant mort, ne songe pas à fuir. (…) Jusque dans sa geôle, il continue à manifester sa faiblesse mentale en chantant et en débitant des inepties au sens obscur. » Pages 33-34

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