jeudi 8 février 2018

Un livre inédit de Michel Foucault fait la généalogie de la libido

A sa mort, en  1984, le philosophe avait laissé inachevé « Les Aveux de la chair », centré sur la façon dont saint Augustin et les autres Pères de l’Eglise concevaient le désir. Il paraît aujourd’hui.

LE MONDE DES LIVRES  | Par 

« Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité 4 », de Michel Foucault, édité par Frédéric Gros, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 426 p.




Le philosophe Michel Foucault (1926-1984), en 1977.

Lorsque, en 1976, Michel Foucault publie le premier tome de son Histoire de la sexualité (La Volonté de savoir, Gallimard), qui se présente comme une étude générale des techniques politiques de contrôle et de normalisation de la vie, il annonce la mise en chantier de cinq autres volumes : La Chair et le Corps La Croisade des enfants La Femme, la mère et l’hystérique Les Pervers ; Population et race. Les thèmes en seront repris dans son cours au Collège de France, mais aucun ne paraîtra.

S’agissant de son œuvre écrite, il a entre-temps quitté sa réflexion initiale, dite « archéologique », centrée sur le XIXe siècle, pour s’intéresser aux maîtres de l’Antiquité grecque et latine – Platon, Epicure, Epictète, Sénèque, etc. – et à la manière dont ils pensent la sexualité comme expérience de subjectivation fondée sur la maîtrise des aphrodisia (« plaisirs ») et sur la nécessité de la ­parrêsia (« courage de dire des vérités qui dérangent »).

Ayant déjà critiqué l’« hypothèse répressive », selon laquelle le désir aurait été réprimé par la société bourgeoise, Foucault choisit de montrer, selon une perspective désormais « généalogique », comment se développe, chez les maîtres gréco-latins, puis dans le christianisme primitif, une technique de vie qui permet à la fois de dire et de contrôler les pratiques du sexe. Deux volumes paraissent au printemps 1984 (L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi), tandis que le dernier (Les Aveux de la chair) demeure inachevé. Michel Foucault meurt le 25 juin 1984, à l’âge de 57 ans.

Le feu du désir


C’est ce quatrième volume qui est publié aujourd’hui, magnifiquement présenté et édité par Frédéric Gros. Foucault y explore avec minutie les textes des ­Pères des premiers siècles chrétiens, de Justin Martyr (100-165) à Augustin d’Hippone (354-430) en passant par Tertullien de Carthage (160-220).

Et il souligne à quel point ceux-ci s’inspirent de l’éthique sexuelle des philosophes païens, dont ils reprennent l’héritage pour s’interroger sur les différentes façons de procréer, d’être baptisé, de faire pénitence, de se marier, d’envisager la virginité ou l’abstinence, dans le respect des règles de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Eviter la fornication et la concupiscence et promouvoir le règne de l’âme sur le corps : tels sont les préceptes auxquels doit se soumettre le sujet chrétien, déchu depuis que le premier couple de la Bible a été chassé du paradis. Avant la « chute », disent-ils, Adam pouvait procréer en semant des graines, tandis qu’Eve conservait sa virginité. Mais, châtiés par Dieu, l’un et l’autre furent ensuite condamnés à affronter la mort et à perdre toute maîtrise sur le feu du désir.

C’est avec Augustin que se concrétisent à la fois le grand dogme chrétien du péché originel et le rejet d’une sexualité jugée honteuse. Foudroyé par la grâce à l’âge de 33 ans, Augustin avait eu, durant sa jeunesse carthaginoise, une vie sexuelle intense auprès d’une compagne aimée. Mais, après avoir rejoint la péninsule Italique, il fut contraint par sa mère à un mariage anticipé avec une riche héritière âgée de 12 ans. Il prit alors une maîtresse : « Je ne peux me passer d’une femme dans mon lit et ça me fait honte. » Sa conversion le conduisit, dès son retour en ­Afrique, à aimer Dieu jusqu’au mépris de soi afin de racheter son passé de « fornicateur ».

La révolution augustinienne


Devenu évêque d’Hippone et docteur de l’Eglise, il invente une doctrine de la chair susceptible d’allier la procréation à la chasteté : « Aimez vos épouses chastement. Ne désirez l’œuvre charnelle que pour engendrer vos enfants… » (sermon 51). Faire l’amour à des fins procréatives, sans plaisir ni jouissance : tel sera le credo de l’augustinisme ultérieur. Mais cette interprétation est assez éloignée de la complexité de la pensée augustinienne. Foucault ne pouvait d’ailleurs pas connaître, bien sûr, les recherches récentes sur cette question.

Pourtant il souligne, à juste titre, qu’Augustin procède en réalité à une « libidinisation du sexe » en introduisant le concept de désir (libido) dans l’énoncé de l’éthique sexuelle. Celle-ci s’apparente bien plus à un examen permanent de soi qu’à une simple maîtrise de l’âme sur le corps. Selon Foucault, la révolution augustinienne consiste donc à penser l’homme déchu comme un sujet de droit afin de donner des « fondements à une conception générale de l’homme de désir et à une juridiction fine des actes sexuels qui toutes deux marqueront profondément la morale de l’Occident chrétien ».

Dans une conférence de 1981 (Dits et écrits IV, Gallimard, 1994), Foucault évoque un dialogue qu’il a eu avec Peter Brown, qui reste à ce jour le meilleur biographe d’Augustin (La Vie de saint Augustin, Seuil, 1971 et 2001). Celui-ci se demandait pourquoi la sexualité était devenue, dans la culture occidentale, le « sismographe » de notre subjectivité. En lisant Les Aveux de la chair, on se dit que l’auteur d’Histoire de la sexualité a réussi à répondre, en grande partie, à cette question, qui ne sera jamais close.

Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.

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