mercredi 28 février 2018

Mai 68 s’affiche sur les murs des Beaux-Arts

Une exposition relate cette période de l’histoire où art et luttes sociales et politiques furent mêlés.

LE MONDE | Par 

« American Interior » (1968), d’Erro (Gudmundsson Guomundur, dit), huile sur toile, 150 x 195 cm.
« American Interior » (1968), d’Erro (Gudmundsson Guomundur, dit), huile sur toile, 150 x 195 cm. FONDATION GANDUR POUR L’ART, GENÈVE/PHOTOGRAPHIE : ANDRÉ MORAIN

C’était inévitable : le cinquantenaire des événements de 1968 va être l’occasion de commémorations multiples. Une des premières à ouvrir le bal, comme elle le fit à l’époque, est l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. C’est en son sein que furent créées les fameuses affiches qui fleurissaient à l’époque sur les murs de la capitale et titillaient le pouvoir en place. Fameuses, mais mal connues : l’exposition « Images en lutte » le démontre en en faisant un accrochage presque exhaustif, du célèbre « La chienlit, c’est lui ! », avec une silhouette du général de Gaulle qui a tout de la marionnette, et d’autres, plus confidentielles. Voire inédites, puisque bon nombre de projets ne furent pas imprimés : un comité décidait chaque soir de celle qui passerait à l’atelier de ­ sérigraphie qui, sous la houlette de Guy de Rougemont, exécutait les tirages durant la nuit. Les ­affiches refusées sont là, comme les autres. Leurs auteurs sont, pour l’essentiel et par leur volonté réitérée, anonymes.

Mais l’exposition va plus loin que cette simple évocation. De par sa tranche chronologique – 1968-1974 –, qui déjà peut surprendre. Ces dates se justifient, ­disent Philippe Artières et Eric de Chassey, les commissaires, par le lieu qui l’accueille : l’Ecole des Beaux-Arts a connu deux grandes descentes de police. La première en juin 1968 (à 4 heures du matin), pour évacuer « l’atelier populaire » qui produisait les affiches appelant aux luttes, la seconde en février 1974, date à laquelle les ­forces de l’ordre mirent fin aux ­assemblées générales hebdomadaires que les mouvements féministes et homosexuels y tenaient depuis 1971.

Rangées depuis un demi-siècle

Le héros de l’exposition, en quelque sorte, c’est donc la police… Le CRS (SS), bien sûr, casqué, bouclier dressé, matraque brandie, mais aussi la police de la pensée, l’ORTF bâillonnée (la télévision a l’interdiction de filmer les manifestations pour ne pas donner des idées aux téléspectateurs), la presse écrite perçue comme étant aux ordres du pouvoir. Aujourd’hui, les réseaux sociaux pourraient pallier le problème.

A l’époque, les solutions passent par le tract et l’affiche. Certaines affiches, et notamment celles de la Gauche prolétarienne, surprendront par leur état de fraîcheur, et pour cause : beaucoup sont ­conservées aux Archives nationales, mais sous scellés de la Préfecture de police (en fait, collection de la Cour de sûreté de l’Etat !), bien rangées depuis un demi-siècle, et il a fallu une autorisation ministérielle pour les en faire ­sortir… On se demande d’ailleurs si c’est bien prudent, tant certains slogans sont toujours d’actualité, comme ce « Paysans grévistes, non aux intermédiaires ».

Certains slogans sont toujours d’actualité, comme ce « Paysans grévistes, non aux intermédiaires »





Car ceux qui ne veulent voir dans Mai 68 qu’une poussée de fièvre estudiantine se leurrent. Toute la France d’alors est mobilisée, les agriculteurs, les marins-pêcheurs, les bateliers, comme les ouvriers, les cheminots, les métallos. Avec des solidarités qui aujourd’hui peuvent faire rêver, comme cette affiche qui, en sept langues, réclame un même salaire pour les travailleurs français et immigrés. On vient de la France entière, de l’EDF comme de chez Kodak, pour demander aux artistes occupant les Beaux-Arts une affiche spécifique à « sa » grève, à l’occupation de « son » usine. Le plus souvent, elle est prête le lendemain matin, grâce à l’énergie des camarades peintres qui, après validation par le comité, impriment toute la nuit. Cette promptitude nécessaire et les limites techniques de la sérigraphie de l’époque favorisent des dessins simples, en aplat, efficaces, percutants, et si possible universels. L’usine a toujours la même toiture en dents de scie, le poing est toujours levé, seul le slogan change.

Il faut aller vers les peintures pour trouver un peu plus de subtilité. On en produit peu en mai, on ne peut pas être au four et au moulin, mais sitôt les Beaux-Arts évacués par les autorités, et un dernier pied de nez (l’affiche « La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts affichent dans la rue »), ils retournent – sauf les « établis », ceux qui, comme Buraglio, renoncent à la peinture pour partir ­bosser et militer en usine – à l’atelier. Fromanger, Rancillac, figuratifs, mais aussi Julio Le Parc, ­abstrait géométrique, les Buren-Mosset-Parmentier-Toroni (BMPT), les artistes du groupe Supports-Surfaces, qui questionnent la matérialité de leur travail, tous se mettent au boulot. C’est une des jolies idées de cette exposition que de ne pas se limiter à des figurations qui prennent parfois des allures de réalisme socialiste. Même au Salon de la jeune peinture, pourtant historiquement figuratif, toutes ces tendances cohabitèrent, un temps, lorsque notamment il était présidé par Gilles Aillaud, pour lequel « toute forme est bonne si elle n’a pas elle-même pour fin ».

Les maoïstes sont aux anges


Ainsi, la section que les commissaires de l’exposition nomment « L’ailleurs fantasmé » confronte un tableau parfaitement abstrait de Julio Le Parc, intitulé La Longue Marche – Jean Dewasne en avait peint un aussi, avec le même titre, absent de l’exposition, à un tableau parfaitement réaliste de Rancillac montrant les hiérarques du Parti communiste chinois brandissant le Petit Livre rouge devant un Mao Zedong ­débonnaire. La Chine maoïste et sa Révolution culturelle, dont on ne veut pas voir les méfaits, le Cuba de Fidel Castro, paradis ­tropical du socialisme, sont opposés aux méchants impérialistes américains, alors en pleine guerre du Vietnam, et les artistes s’en donnent à cœur joie : Erro décrit l’invasion meurtrière d’un ­intérieur américain par des ­Vietcong vengeurs, Aillaud un aviateur US fait prisonnier par une jolie combattante révolutionnaire, quand Le Parc conçoit un jeu de fléchettes où le cœur de la cible est un horrible Oncle Sam.

Les maoïstes sont aux anges, les trotskistes à l’usine. Et les anars ? « Les anarchistes possèdent parmi tous le plus érudit savoir sur l’histoire ouvrière du XIXe siècle, et il n’est pas une insurrection qu’ils ne connaissent », écrit Philippe ­Artières. C’est peut-être leur main qu’il faut voir dans cette affiche montrant les visages de Dieu, Marx, Lénine, Staline et Mao avec la mention « Il n’est pas de sauveur suprême », et dans cette autre au terrible mais lucide slogan « Vous avez voté : vivotez ! »

Par-delà des errements, voire des erreurs qu’il est aisé de conspuer rétrospectivement, les protagonistes de cette époque font preuve d’une grande générosité








Par-delà des errements, voire des erreurs qu’il est aisé de conspuer rétrospectivement, les protagonistes de cette époque font preuve d’une grande générosité. Ils vont en délégation à Besançon soutenir les personnels de l’usine de montres Lip, peignent une série en hommage à des mineurs tués par un coup de grisou, se mobilisent après l’assassinat, en 1972 à Billancourt, de l’ouvrier et militant maoïste Pierre Overney – Ipousteguy lui sculpte ainsi un monument funéraire, jamais érigé pour cause d’érection conquérante du défunt tel qu’il le représente. Ils se constituent aussi en coopérative comme les Malassis pour raconter le triste destin d’une famille paysanne ruinée – les vaches mortes pattes en l’air sont un poème visuel – dont les enfants ­finissent en prison, à l’armée ou à l’usine…

Et puis la révolution prend une autre tournure : au « Jouissez sans entraves » qui égayait les murs de Paris en 1968 succède le « Prolétaires de tous pays, caressez-vous ! » avec la création, en 1971, du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et de son journal L’Antinorm. Travesti, Michel ­Journiac décrit, en photographies, 24 heures de la vie d’une femme ­ordinaire, tandis que les femmes, elles, réclament la maîtrise de leur corps et de leurs choix, à travers, notamment, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, et publient des revues joyeusement militantes, comme Les Pétroleuses, Le ­torchon brûle, journal « menstruel », ou le plus radical SCUM (Society for Cutting Up Men). Ce n’était qu’un début, comme on disait alors : l’actualité montre que le combat continue.

« Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974) ». Palais des Beaux-Arts, 13, quai Malaquais, Paris 6e. Du mardi au dimanche de 13 heures à 19 heures. Entrée 4 € et 7,50 €. Jusqu’au 20 mai.

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