samedi 10 février 2018

L’Oiseau-Mouche, l’autre Comédie-Française

Par Anne Diatkine Envoyée spéciale à Roubaix    — 

Avec ses 23 comédiens professionnels en situation de handicap mental, la compagnie de Roubaix, qui fête ses 40 ans, s’est forgé un répertoire, souvent conçu spécialement par des artistes de renom.

«De quoi tenir jusqu'à l'ombre», de Christian Rizzo, en 2013.
«De quoi tenir jusqu'à l'ombre», de Christian Rizzo, en 2013. Photo Frederic Iovino. ArtComPress
C’est une référence que Marie-Claire Alpérine, comédienne à l’Oiseau-Mouche, à Roubaix (Nord), manie volontiers : «A part la Comédie-Française, en France, je ne vois pas quelle troupe est salariée par un théâtre à l’année. Et dans quelle compagnie on peut jouer en alternance, en étant distribué dans plusieurs spectacles à la fois.» L’autre comparaison qui lui traverse les lèvres est celle du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. «Car à l’Oiseau-Mouche, on fait l’accueil du public, on est au bar, on nettoie, on est sur scène. On est au service de la troupe et on transmet ce qu’on sait à ceux qui intègrent la troupe. Ce n’est jamais sa petite personne qui est mise en avant.»
Marie-Claire aime les institutions, les termes précis, le langage structuré, elle a de la tenue et du maintien. Et c’est pourtant sur un spectacle déjanté, chanté, expérimental, où elle incarne une sorte de reflet de Marilyn chantant Moon River, où elle s’angoisse à propos du vide d’un cercueil, qu’on la découvre :Bibi, conçu par le metteur en scène Sylvain Maurice d’après le Pamphlet contre la mort de Charles Pennequin (paru aux éditions P.O.L). On n’est pas dans la facilité.

Plaisir
Marie-Claire a raison. La compagnie de l’Oiseau-Mouche, qui va fêter ses quarante ans cette année et s’approche du cinquantième spectacle créé, évoque autant la maison de Molière pour la permanence de la troupe qui ne se renouvelle que lorsque l’un des membres la quitte, libérant ainsi une place, que le Théâtre du Soleil, pour la polyvalence. Mais Maire-Claire a tort. Car la compagnie est sans aucun équivalent en France. On pourrait dire «folie» puisque les 23 comédiens qui la composent ont tous des handicaps mentaux reconnus par la sécurité sociale - expression qui regroupe aussi bien des problèmes psychomoteurs que psychiatriques, mais le lieu du théâtre n’est pas celui des diagnostics.
On pourrait dire «exigence» puisque, des chorégraphes Christian Rizzo à Latifa Laâbissi, les artistes les plus inventifs conçoivent des spectacles spécialement pour l’Oiseau-Mouche, lesquels tournent ensuite en France, parfois jusqu’en Russie ou en Amérique latine, constituant ainsi un répertoire.
Mais on préfère le qualificatif d’«utopie concrète», car lorsqu’on arrive à Roubaix, dans le théâtre en briques - un couplage d’anciennes maisons de maître et d’un garage -, on est face à une entité résistante et mystérieuse, qui aurait dû exploser, et qui pourtant roule et se renouvelle, décennie après décennie, depuis sa création en 1978, et sa professionnalisation en 1981. Utopie parce que l’Oiseau-Mouche permet à des personnes fortement exclues de transcender leur handicap et dépasser leur assignation pour vivre une existence professionnelle de rêve. Qu’on en juge : formations culturelles, tournées, stages, cours de chant et de danse, créations de spectacles, et cela en étant dans un collectif, rémunéré, et sans aucune angoisse de l’intermittence. Le plaisir étant rarement une revendication syndicale, il détonne dans une entreprise, fût-elle artistique. Il y a l’euphorie des 23 comédiens sur scène qui, après la représentation de Bibi, invitent le public à une fête, le personnel administratif qui confie spontanément avoir «de la chance d’être là» et le metteur en scène, Sylvain Maurice, qui dit sa joie d’avoir travaillé avec des acteurs «très pleins». Et puis il y a le directeur, Stéphane Frimat, longtemps secrétaire général d’une scène nationale, qui a découvert à son arrivée en 2008, «un sentiment de liberté». Il explicite : «Dans un théâtre lambda, on accueille une troupe du mardi au dimanche, puis une autre la semaine d’après. La rencontre n’a jamais lieu. Ici, les aventures sont longues et je vois les projets se construire.» C’est lui qui sollicite les metteurs en scène, ou eux qui demandent à travailler avec la compagnie. Les surprises ? Sylvain Maurice : «Elles sont constantes. Mais la plus grande est la solidité du groupe, leur solidarité, et alors que leurs difficultés personnelles sont on ne peut plus hétérogènes. On n’a pas tout à fait les mêmes représentations intellectuelles, et ce qui bloque viendra souvent d’un détail concret inattendu.»

Dictaphone

Statutairement, le théâtre est un centre d’aide par le travail, qui abrite trois projets distincts : celui de former des comédiens, mais aussi des serveurs et des cuisiniers. C’est donc au restaurant de l’Oiseau-Mouche que l’on croise à nouveau Marie-Claire et fait la connaissance de Frédéric Foulon, acteur de la troupe. Marie-Claire est préoccupée par le casting pour la prochaine création de la compagnie, signée Michel Schweizer, qui se déroule dans l’après-midi. Ouf, elle est distribuée. Elle est la seule de l’équipe à avoir eu un parcours classique. Frédéric, quant à lui, est entré à l’Oiseau-Mouche à 18 ans, après un stage de six mois. Natif du Nord, il avait une toute petite expérience de théâtre amateur au collège, qu’il a quitté tôt, sans savoir bien lire et écrire, et a d’abord logé dans le foyer d’hébergement lié au théâtre. En vingt-six ans de carrière, il n’a jamais eu le sentiment de faire deux fois la même chose. Il apprend ses textes sur dictaphone. Il n’est pas dans Bibi, mais tourne dans Corpus, un spectacle chorégraphique de Sarah Nouveau qui explore l’histoire de la danse contemporaine à travers la gestuelle de ses grandes figures. Et également dans Aujourd’hui en m’habillant, d’Aude Denis, autre petite forme déambulatoire et tout-terrain, qui se joue dans des lieux a priori dénués de poésie, de la salle d’attente aux bureaux d’une entreprise. La troupe de l’Oiseau-Mouche est décidément inassignable.

Bibi par la Compagnie de l’Oiseau-Mouche adapt. et m.s. de Sylvain Maurice d’après «Pamphlet contre la mort», de Charles Pennequin. Jusqu’au 16 février au Théâtre de Sartrouville (78) et le 20 mars, à l’Equinoxe, Châteauroux (36). Rens. : oiseau-mouche.org


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