mardi 6 février 2018

« La psychiatrie publique est en état de grande fragilité »

Dans une tribune au « Monde », le docteur Pierre Micheletti déplore que la ministre de la santé, Agnès Buzyn, ne prenne pas davantage conscience de l’essoufflement de cette spécialité.

LE MONDE  | Par 

« Plus de besoins dans la population générale, moins de psychiatres hospitaliers pour les prendre en charge et des risques médico-légaux qui peuvent conduire à des procès : tel est actuellement le contexte global. »
« Plus de besoins dans la population générale, moins de psychiatres hospitaliers pour les prendre en charge et des risques médico-légaux qui peuvent conduire à des procès : tel est actuellement le contexte global. » Wikimedia commons

Tribune. La ministre de la santé, Agnès Buzyn, vient d’annoncer la suppression du Conseil national de la santé mentale (CNSM), lui substituant un comité stratégique qu’elle réunira une fois pas an. Mme Buzyn, dans ses propositions, attribue à la psychiatrie hospitalière un rôle largement prépondérant qui remet en cause l’approche décloisonnée du CNSM.

Pourtant, la psychiatrie publique est en état de grande fragilité, comme l’illustrent la difficulté notoire à pourvoir des postes pourtant budgétés (25 % des postes sont vacants, ou octroyés à des médecins non statutaires, selon les données 2010) ainsi que la grogne sociale actuelle des médecins comme de l’ensemble des professionnels du secteur.

Pour comprendre les racines du problème, il est utile de rappeler les particularismes de la psychiatrie hospitalière depuis les ordonnances de 1960.
Ces textes, instaurant la sectorisation, ont abouti à répartir les ressources et les professionnels entre des activités intra-hospitalières et un maillage de différentes structures extra-hospitalières (centres médico-psychologiques, hôpitaux de jour…). Ces structures périphériques délivrent la grande majorité des soins en psychiatrie générale adulte et la quasi-totalité en psychiatrie générale infanto-juvénile.

C’est dire l’importance acquise par les dispositifs « hors les murs », car, sur bien des territoires ruraux isolés ou périurbains défavorisés, l’offre de soins libérale est absente.

Sectorisation


Mais la France de 2018 n’est pas celle de 1960. De plus, la sectorisation s’est mise en place sans véritables outils d’aménagement du territoire. Le découpage géographique avait consisté à répartir les moyens de l’époque sur des critères simples : un secteur « adultes » pour 70 000 habitants, un secteur de « psychiatrie infanto-juvénile » pour 150 000 enfants. En raison de l’absence d’outils satisfaisants pour suivre les évolutions et décider des nécessaires adaptations, la taille des populations prises en charge par un secteur peut varier dans un rapport de 1 à 15 ! Ni les médecins ni les directeurs ne sont actuellement formés pour relever les défis propres à la psychiatrie publique.

La volonté d’offrir des soins au plus près des lieux de vie de la population était le fruit d’un puissant courant de psychiatres « désaliénistes », mais résultait aussi des conséquences de la mort de milliers de patients dans les hôpitaux psychiatriques français (à cause de privation de soins et de malnutrition) durant la seconde guerre mondiale. Dès lors, la baisse du nombre de patients « internés », comme on disait à l’époque, permit au mouvement désaliéniste de se consacrer davantage aux soins hors les murs alors que s’amorçait une vaste réduction du nombre de lits d’hospitalisation, qui allaient connaître une baisse majeure, passant de 120 000 à 55 000 lits d’hospitalisation complète.

A partir des années 1980, on assiste à la montée en puissance du nombre de psychiatres libéraux qui vont progressivement passer de 800 à 10 000, avant de décroître. Cet engouement aboutit à une nette augmentation de l’offre de soins dans les centres-villes et conduit, aujourd’hui encore, des psychiatres hospitaliers vers un exercice libéral, souvent moins contraignant, en particulier quant à la participation au régime des urgences et des gardes.

Ces fonctions, à une large majorité, restent l’apanage des praticiens hospitaliers, avec leur cortège de levées nocturnes et de gestion de situations dramatiques. Sur les 13 000 psychiatres qui exercent (données 2010), la moitié d’entre eux seulement sont des hospitaliers stricts. A ces réalités démographiques des praticiens libéraux, il convient d’ajouter deux données importantes : les grandes variations de leur répartition sur le territoire français et une pratique du secteur 2 qui, si elle reste plutôt modérée (30 % des libéraux), n’est toutefois pas sans conséquences pour les populations les plus précaires.

Dynamique d’hyperspécialisation


Enfin, dernier mécanisme qui fragilise le système, la psychiatrie, comme toutes les disciplines médicales, n’échappe pas à une dynamique d’hyperspécialisation, sur fond de progression exponentielle des connaissances. Là où la discipline avait longtemps organisé une ligne de partage entre les adultes et les enfants, apparaissent de nouvelles nosographies qui structurent des pratiques spécifiques (gérontopsychiatrie, troubles envahissants du développement, troubles des conduites alimentaires, addictions, réhabilitation…).

Ces nouvelles pratiques du métier de psychiatre détournent bon nombre de jeunes diplômés du travail de « soutier » de la psychiatrie territorialisée et aggravent, chemin faisant, sa perte d’attractivité : la moyenne d’âge de la profession – véritable bombe à retardement – est de plus de 52 ans…

Tous ces mécanismes se télescopent avec des réalités épidémiologiques et socio-économiques qui expliquent l’essoufflement des praticiens hospitaliers et la baisse des vocations : 5 % de la population de notre pays présentent des troubles psychiatriques « graves et persistants » ; 30 % montrent des signes de souffrance mentale ; le budget global de la santé consacre 10 % de son volume aux troubles psy ; à tous les âges, les maladies liées à la santé mentale sont parmi les cinq premières causes d’affections de longue durée dans les statistiques de l’assurance-maladie.

Plus de besoins dans la population générale, moins de psychiatres hospitaliers pour les prendre en charge, des pathologies graves, des charges de travail lourdes, et maintenant des risques médico-légaux qui peuvent conduire à des procès : tel est actuellement le contexte global.

La psychiatrie publique prend en charge l’un des problèmes de santé publique majeur dans notre pays et incarne, au quotidien, une volonté d’équité dans l’accès aux soins. Cet enjeu global renvoie à la nécessité de décisions politiques d’envergure nationale. En 2017, réunis pour – déjà – attirer l’attention des pouvoirs publics, les principaux acteurs, y compris les représentants des usagers, ont formulé des demandes claires, dans un document intitulé « Le consensus de Blois ». Il est à la disposition de la ministre de la santé…

Pierre Micheletti est responsable pédagogique du diplôme « santé-précarité » à la faculté de médecine de Grenoble, référent santé mentale de l’Uniopss, coauteur et codirecteur de « La Santé des populations vulnérables » (Ellipses 2017).

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